Clinamen, atomisme et liberté

Questions philosophiques diverses sans rapport direct avec Spinoza. (Note pour les élèves de terminale : on ne fait pas ici vos dissertations).

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Noah
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Clinamen, atomisme et liberté

Messagepar Noah » 27 juil. 2014, 17:53

Salut !

Me voilà confronté à un sacré dilemme.

Tout d'abord, je me revendique spinoziste, notamment en ce sens que je ne crois pas en la liberté autrement que par la connaissance des causes qui nous déterminent. Je pense que nous sommes tous déterminés, du fait que nous ne choisissons ni nos désirs ni notre volonté. Et oui, pourquoi est-ce que j'aime le chocolat ? Pourquoi est-ce que je préfère le bleu et pourquoi est-ce que le vert me repousse ? Autant de questions qu'il me parait légitime de poser puisque nous n'en connaissons effectivement pas les causes. Je n'ai pas choisis d'aimer le bleu, ni le chocolat, etc ... Et un premier pas vers la liberté consisterait à apprendre pour quelles raisons suis porté vers ces attirances, je crois. On pourrait en effet penser qu'en en ayant connaissance, on pourrait modifier ces choses. (Ce qui me parait d'autant plus probable que c'est en partie l'agencement de mes papilles gustatives qui me fait aimer le chocolat, et le fait que je le sache me permet, avec la science, de modifier cet agencement de sorte à ce que je puisse faire que je n'aime plus le chocolat).

De là, me suivez-vous ?

Car il faut maintenant parler d'Epicure. Rien à voir, me direz-vous. En effet. Seulement voilà, je suis en train de lire "Le miel et l'absinthe", d'André Comte Sponville. L'auteur nous y parle de Lucrèce et donc, d'Epicure et de l'épicurisme. Je ne connaissais pas vraiment les principes de l'épicurisme, et maintenant que je dispose d'un savoir plus conséquent à ce problème, je me heurte à ce qui me parait être un problème : le clinamen. Ça me parait compliqué, cette affaire ... Sur wikipédia, alors que je complétais mes recherches et tachait de me conforter dans mon analyse de la chose, j'apprends ceci : "Dans la physique épicurienne, le clinamen est un écart, une déviation (littéralement une déclinaison) spontanée des atomes par rapport à leur chute dans le vide, qui permet aux atomes de s'entrechoquer. Cette déviation est spatialement et temporellement indéterminée et aléatoire, elle permet d'expliquer l'existence des corps et la liberté humaine dans un cadre matérialiste." Je comprends effectivement qu'il y ait nécessité à ce que telle chose (le clinamen) existe (dans une optique atomiste), ce qui explique en effet l'existence des corps (si les atomes ne faisaient que tomber verticalement sans jamais s'entrechoquer, il n'y aurait sans doute rien de ce que nous connaissons dans l'univers). Mais comment cela peut-il suffire à expliquer la liberté humaine ? L'ambition d'Epicure, à ce niveau, me parait aussi intéressante qu'originale. Expliquer la liberté sous un rapport matérialiste ... Chapeau bas ! Mais je n'y comprends rien.

Ou en tout cas, voilà ce que je comprends (et je comprends sans doute très mal) : Il est dit que le clinamen est une déviation spontanée des atomes. Okay. Si on fait l'analogie, ce serait dire que notre liberté s'expliquerait elle aussi de manière spontanée ? Parce que si c'est le cas, comment parler de liberté ?? Si cela se fait comme ça, spontanément, c'est bien qu’on n’en est pas maître et qu'on en reste le simple avatar, non ?

Outre mon incompréhension, que je mets sur le compte de ma faible connaissance de la doctrine en question, il y a aussi ce qu'écrit Comte-Sponville pour conclure son chapitre sur le hasard et la liberté : "Declinamus item motus : "nous changeons, nous aussi, de direction ..." Nous ne sommes pas prisonniers du passé, ni de notre histoire, ni donc tout à fait de nous-mêmes. Chacun a le choix, sinon de son présent, du moins du chemin qu'il y suit ou, s'il en a le courage, qu'il ouvre."

Cela ne me satisfait pas. D'une part, je suis fermement convaincu que la liberté n'existe pas ou, si je me trompe et qu'elle existe bel et bien, qu'elle n'est en nous que de manière déterminée elle aussi. A savoir que nous serions déterminés à être libres. Mais dans les propos de Comte-Sponville, reprenant ceux de Lucrèce et de l'épicurisme, je reste sceptique. Les atomes ont-ils choisis de dévier ? Je ne crois pas, puisque c'est spontané. Alors comment choisirions-nous nous-même de dévier de nos trajectoires (c'est une image) ?

Sauriez-vous m'éclairer à ce sujet ?

Je vous remercie d'avance pour votre aide et votre tolérance, je ne suis pas un érudit ... Ce qui me chiffonne est assez personnel, somme toute, puisque je crois en un déterminisme absolu, tout en étant tenté de croire les thèses défendant la liberté ou le libre arbitre. Si je peux acquérir plus de connaissances permettant de conforter ma position et de réfuter les autres, ça me soulagerait. Mais s’il y a réfutation à accepter de la part des positions qui ne sont pas les miennes, je suis prêt à les accepter, mais encore me faudrait-il de l’aide pour les comprendre et ensuite m’en faire une idée …

En bref, en quoi le clinamen saurait-il garantir la liberté des hommes ? Et que faire comme lien avec le spinozisme (cela va-t-il à son encontre, y a-t-il des similitudes … ?)

Noah.

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Re: Clinamen, atomisme et liberté

Messagepar sescho » 29 juil. 2014, 22:28

Le clinamen en soi ne m’évoque rien. La Physique des Anciens – en regard de ce que l’on sait ou pense savoir aujourd’hui – est généralement très fantaisiste (mais on y trouve quand-même ponctuellement la Terre ronde tournant autour du Soleil, les atomes, précisément, ...), du moins si on s’en tient aux réponses précises données : reste les questions et la façon de les aborder en principe.

Beaucoup plus interpellant pour moi la tentation très forte du « refus du déterminisme » - et le clinamen semble avoir été utilisé en particulier pour cela ; aujourd’hui on invoquerait sans doute l’indétermination quantique ; symbole très curieux de la liberté ressentie, en passant - alors même qu’il s’impose par ailleurs massivement logiquement. Je dirais : à de très rares exceptions près, personne au fond de lui-même n’en veut... loin donc de se borner à l’ego surdimensionné (et l’Orgueil est la pire des passions, selon Spinoza en particulier, négation directe de la vision en profondeur de Dieu-Nature) - qui éventuellement en plus, en totale contradiction performative, disserte doctement sur la pure et simple vérité du déterminisme universel, parfait per se dans toute sa manifestation, etc.

Il est dit que, dans une démarche de purification spirituelle, le sentiment d’être l’auteur (absolu) de « ses » actes est la toute dernière illusion à tomber.

La tentation de l’argument paresseux (« si tout se fait suivant les Lois de la Nature, et ne change pas d’un iota la nature de l’Univers, pourquoi faire une chose plutôt qu’une autre, pourquoi finalement faire quoi que ce soit ? ») tend à suivre immédiatement « l’acceptation sur le plan intellectuel » du principe du déterminisme absolu. Mais ne rien faire n’est qu’une forme particulière du faire : pas de sortie là ; et pas plus de choix qu'ailleurs... Par ailleurs, je ne suis pas Dieu-Nature, mais du Dieu-Nature, avec les contraintes et « libertés » du mode confronté aux autres modes et en même temps sustenté par eux, qui agit forcément, et « doit » le faire. Qui a faim, soif, qui a peur, aime, etc., etc. Donc la question éthique reste (et donc nécessairement des « valeurs » qui guident l’action) : que dit de faire la Nature ? ( dans l’ « état naturel »)

Le grand stoïcien Chrysippe a ainsi été conduit à peiner pour tenter de « sauver » la liberté pure, la responsabilité personnelle, dans le règne du fatum. C’est encore ce que Blyenbergh, et même aussi Oldenburg, oppose à Spinoza.

Spinoza a beau affirmer tant et plus qu’absolument tout se fait selon les lois éternelles de Dieu-Nature, il nous faut quand-même tenter de rejeter le fatalisme (mot supposé ici ne pas contenir la moindre nuance de pessimisme, de résignation, etc.)...

Pourtant, si on veut définir la liberté par le libre-arbitre au sens d’une indétermination foncière (ce n’est pas le cas pour tous les auteurs, et pas pour les Anciens de manière générale), donc de l’émergence d’une décision à partir de rien, donc d’un quelque chose qui vient de rien, on est confronté à d’insurmontables difficultés. Qu’est-ce qui déclenche le choix ? C’est quoi la transition entre le rien et le choix, l’apparition depuis rien d’une décision, qui est quelque chose ? Pourquoi ne pas se taper la tête sur les murs en affirmant que c’est le summum de la réalisation, puisque dans son arbitraire le plus total on est libre de ce choix... ? Pourquoi faire quelque chose plutôt qu’une autre si aucune valeur donnée ne pose d’enjeu ? Pourquoi y aurait-il quelque chose de nature déterminée - ceci plutôt que cela - dans un monde d’indétermination (où resurgit en permanence le principe de Raison...) Finalement, cette liberté absolue, c’est le chaos absolu, donc le rien... Rien à voir avec le sentiment de liberté. Celui-ci non seulement est compatible avec la détermination, mais il l’implique...

En passant, le seul fragment de Leucippe, « collègue supposé » en Atomisme de Démocrite (vers [-500 ; -400] ; eux-mêmes plus ou moins dans la lignée de Parménide), donné par Jean Voilquin dans son Penseurs grecs avant Socrate. De Thalès de Millet à Prodicos est :

« De l’esprit :
Rien ne se produit vainement, mais tout se produit à partir d’une raison et en vertu d’une nécessité. »


Spinoza parle pourtant bien de liberté ; c’est même le titre de la 5ème et dernière partie de l’Ethique...

Prajnanpad (que connaît bien, même si c’est indirectement, Comte-Sponville ; l’advaita vedanta peut être dit panthéiste) : « l’esclavage total [la soumission pleine au « fatum »] est la liberté parfaite... » On le retrouve chez Ma Ananda Moyi, Eric Baret, etc.

Mais Chrysippe parle de « confatalia », Prajnanpad défend que « non, les choses ne seront pas équivalentes suivant qu’on agit ou non », Spinoza – qu’il ne parle pas explicitement d’un « moi » n’est pas suffisant du tout pour trancher en bloc - décrit tant et plus des actes individuels, motivés, etc. et qui se terminent par la gloire, l’amour, la béatitude, ... Si je ne me trompe, Nietzsche maintient la volonté comme a priori de l’action, ...

Je saute à l’indice, pour abréger... : ce qui dérange c’est l’immobilité du grand univers, quand bien même on lui confère le Mouvement, et même qu’on l’y assimile (moteur immobile) : « alors m... : je ne suis qu’une chose totalement agitée par un marionnettiste qui n’a lui-même aucunement la « liberté » de changer sa nature (non-sens...), et qui agit mécaniquement lui-aussi, aussi premier soit-il dans l’affaire... »

Je crois que Louis Lavelle – sans aucunement contredire Spinoza de facto, tout en tenant au « moi », voire au « libre arbitre », etc. mais en inscrivant tout cela dans la participation au « Tout » - donne la solution : le sujet dont il est question, moi, ne peut absolument pas être un objet, par évidence directe : un objet n’est que par rapport à un sujet, et c’est précisément cela que nous « cherchons » (donc, inversement, dès que « je m’objective », et même dès que j’objective Dieu-Nature, « je me perds » immédiatement.) Un sujet se définit nécessairement par un acte... qui ne s’objective donc en rien... Je ne suis pas agité par un marionnettiste, je suis ce marionnettiste même (même s’il est plus grand que moi), qui est acte lui-même : en fait, il n’y a pas de marionnettiste. Ma liberté c’est en première instance, directement et sans intermédiaire la spontanéité première de Dieu-Nature. En seconde instance, Dieu-Nature est plus grand que moi, et je suis confronté aux choses de la Nature, les objets. En outre, bien que mes semblables m’apparaissent nécessairement comme des objets et non comme sujets (seul moi est sujet), la capacité d’échange et d’affinités par l’âme et l’esprit me conforte encore dans mon appartenance au Tout universel. Etc.

Dès que l’on dégrade l’acte en donné (qui est nécessairement donné par l’acte) on se corrompt, et la sanction vitale est immédiate, et la réaction par le mal-être par conséquent - du moins quand on est encore suffisamment vivant... A chosifier Dieu-Nature – à le nommer déjà – on prend un grand risque...
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Re: Clinamen, atomisme et liberté

Messagepar sescho » 30 juil. 2014, 12:51

Renvoi sur un fil qui a trait au sujet, et qui donne un extrait de Comte-Sponville au sujet de Chrysippe et - surtout, évidemment, vu le sujet - Prajnanpad :

http://www.spinozaetnous.org/ftopict-832.html

En prime : un extrait (découvert ce matin, après avoir écrit le message précédent, donc :D ) de Eric Baret - de mon point de vue un complément de très haut niveau à Spinoza, mais dont la simplicité radicale demande un gros minimum de largeur de vue chez le lecteur... - dans Le seul désir. Dans la nudité des tantra :

Quand je vous entends, j’ai envie de ne rien faire... Pourquoi agir, pourquoi faire une chose plutôt qu’une autre, puisque après tout il n’y a aucune raison à rien ?...

Tout ce qui vient du manque, du désarroi, ramène au désarroi. Tout ce que l'on fait pour se tranquilliser, pour se calmer, porte en soi le germe du désarroi, de l'agitation. Quand je fais corps avec cette intuition, il n'y a plus rien que je veuille, parce que je sais que tout ce que je pourrais vouloir me ramènera à mon désarroi. À ce moment-là, un espace de disponibilité se crée. Dans cette disponibilité, la nature des choses – qui est dynamisme –, la nature de la vie entre en action. On fait, on agit, on pense sans plus d'intention. Là, le sens sacré, le sens profond des choses devient vivant. On s'investit dans des projets qui, d'un certain point de vue, peuvent sembler absurdes, mais on le fait totalement, on le fait pour le faire. L'instant d'après, on fait autre chose. Ce ne sont plus des projets pour se trouver, mais des projets par amour.
Se donner totalement à l'action est ce qui procure la joie de vivre. Un calligraphe est totalement à sa calligraphie, un danseur à sa danse, une mère à son enfant, sans rien demander. C'est la joie assurée.
Dès l'instant où je demande, c'est le conflit. Si je demande quoi que ce soit à mon travail, à mon mari, à ma femme, à mes enfants, à mon pays, à mon corps, à mon futur, à mon passé, je suis en antagonisme. J'ai peur. Même si l'on me dit : « Oui, oui, je t'aime », j'ai toujours l'inquiétude du lendemain. Je ne demande rien ; dans cette suffisance, tout apparaît. Je ne demande rien parce qu'il n'y a rien à demander. Je n'ai besoin de rien. J'ai besoin de ce qui est là, maintenant ; tout le reste n'est que fantasme.
Je n'ai surtout pas besoin d'avoir quelque chose demain ; cela signifierait que maintenant ne m'intéresse pas. Maintenant serait médiocre et demain serait merveilleux ? Non. Ce qui m'intéresse, c'est maintenant, un moment éternel, et il n'y en aura jamais d'autre. Là intervient l'art dans le sens profond. Mais demander à une femme pourquoi elle aime un homme ou demander à un musicien pourquoi il joue de la musique n'a aucun sens. On aime parce que l'on aime, on est musicien parce que l'on est musicien. Il n'y a aucune raison. C'est pour cela que c'est profond, sacré. Si l'on aime quelqu'un pour une raison, on n'aime pas. Si l'on pratique un art pour une raison, on est indigne de l'art. Comprendre profondément que la question « pourquoi ? » n'a pas de sens.
En Inde, tous les soirs ou tous les matins, les gens font des rituels devant leur maison. Si on leur demande pourquoi ils le font, ils ne comprennent pas la question. Ils le font parce qu'ils doivent le faire ; c'est dans la nature des choses de le faire. Il n'y a aucune raison de bâtir un temple ou une église, de danser ou de pratiquer le yoga ; c'est la vie qui fait que l'on a envie de bâtir un temple, de pratiquer le yoga ou un autre art, de se marier, de divorcer, etc. Il n'y a rien là-dedans, cela n'apporte rien. C'est pour la joie de vivre. Se familiariser avec cette capacité d'agir sans raison.

Est-ce que ce « sans raison » ne pourrait pas effacer toute responsabilité, toute culpabilité ?

Oui. C'est la fin des psychologues et des psychiatres. Culpabilité de quoi ? Comme si quelque chose pouvait être différent. Aurais-je pu être d'un millimètre différent de ce que je suis ?... Tous les cataclysmes que j'ai apparemment créés, toutes les violences que j'ai subies ou que j'ai fait subir, tout mon être, tout ce que j'ai dit, tout ce que j'ai fait, tout ce que j'ai pensé aurait-il pu être différent d'un millimètre ? Non. Je suis le résultat de ma famille, de mon hérédité, de ma compréhension, de mon incompréhension, de ma prétention, de mes préjugés, de mes peurs. Tout ce que j'ai fait, tout ce que je fais, tout ce que je ferai n'est pas autre chose que le résultat de ces éléments.
Si je cours le cent mètres en neuf ou en vingt secondes, si je soulève vingt ou cent quatre-vingts kilos, où est ma responsabilité ? Si je suis fort ou faible, si je suis riche ou pauvre, intelligent ou stupide, quelle est ma responsabilité ? Si je suis sensible ou insensible, si je supporte le froid ou non, si j'ai une digestion difficile ou non, si j'y vois bien ou mal, si j'ai le soupçon que ma femme me trompe et que je trouve cela anecdotique ou insupportable, quelle est ma responsabilité ? ...
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Re: Clinamen, atomisme et liberté

Messagepar sescho » 01 août 2014, 22:14

Quelques élucubrations supplémentaires...

Schopenhauer a sans doute raison de refuser d'employer "cause" à la fois pour la "causalité transitive" (acception générale) et pour la "causalité immanente" (première et supérieure instance chez Spinoza, lequel, lui, prend soin de les distinguer - même si ce n'est pas totalement, en particulier dans E1P28 et suivantes). Schopenhauer ne veut parler au sujet de cette dernière que de "raison", qu'il associe au Principe de raison.

Spinoza associe déjà les deux pour la causalité immanente : "cause ou raison", et Schopenhauer lui en rend grâce.

"Raison" c'est très noble - l'intelligible vs le sensible - mais si l'on cherche à s'enraciner dans la base sensible, cela semble un peu... vaporeux... "Cause", c'est plus concret...

Bon, mais comme Schopenhauer voit une quadruple racine (!) à ce principe, ce qui est inacceptable à mon avis, et que gravement cela apparaît comme la conséquence d'un rejet a priori de l'unicité et de l'univocité de l'Être, ses propres raisons ne sont pas forcément elles-mêmes admissibles. Mais je suis loin d'être un spécialiste de Schopenhauer...

Quoiqu'il en soit l'emploi par Spinoza de "cause" pour "la causalité immanente", tend, compte tenu de l'acception générale actuelle de "cause" comme "causalité transitive", à induire une grave confusion. Car dans la causalité immanente, il n'y a aucune distance entre la cause et son effet ; c'est juste que la cause est plus grande que l'effet - elle le contient - et qu'elle seule peut être conçue par soi. C'est une "causalité ontologique". On le retrouve dans E1P28S, la proposition introduisant pourtant la causalité transitive...

Il n'y a pas de marionnettiste.

Les modes ne se déduisant pas logiquement des attributs - ceux-là allant cependant ensemble dès l'origine, perceptive, avec ceux-ci -, leur introduction (E1P24) se fait forcément par - constatation et - saut, et oblige à passer de la causalité immanente - qui ne disparaît pas pour autant - à la causalité transitive. En outre la "Nature humaine" (propre et universelle chez les humains), si elle n'est pas une forme substantielle chez Spinoza, s'en rapproche malgré tout en tant que "mode discernable de l'essence éternelle de Dieu-Nature." Et c'est dans l'existence un acte et non pas une donnée.

Le terme de cause n'est néanmoins pas si clair que cela en général. On ne l'emploie pas forcément en Science. Celle-ci est avant tout basée sur un déterminisme absolu et donc sur le Principe de raison (du moins, avant la Quantique... que cette même science a amené sur le devant... Mais quand on est sur des "ondes de probabilité...")

"Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme" (lois de conservation.)

"Tout phénomène a une cause et, dans les mêmes conditions, la même cause est suivie du même effet." (Représentatif de la "causalité transitive", avec évolution dans le temps entre la cause et l'effet, déterministe.)

(On sent bien néanmoins que c'est le Principe de raison qui préside à tout cela... Et donc la causalité immanente...)

Par "causalité transitive" on peut je pense entendre tout ce qui conduit un individu plus ou moins arbitrairement distingué ("système") a être modifié, affecté, par ce qui se trouve "à l'extérieur." Autrement dit, l'effet induit dans le système par l'évolution des conditions aux limites, laquelle est "imposée par l'environnement", appelé "causes extérieures."

Les lois (éternelles et universelles) de la Nature - que Spinoza invoque très souvent, en particulier dans le TTP - se réfèrent beaucoup plus directement, sinon totalement, à la causalité immanente ; et n'entrent pas selon moi chez Spinoza dans la causalité transitive.

En Physique on a les deux, outre l'état "initial" (sur une origine arbitraire du temps) du système.

Quant à "expliquer" la Nature, et demander "pourquoi c'est comme cela", cela sent plutôt la niaiserie, aussi sympathique soit-elle...

Concernant E1P28, un peu difficile dans l'expression, on peut trouver un lien direct qui marque sans gros problème apparent le "passage" (... de point de vue : en fait la première ne cesse jamais d'être) de la causalité immanente (intemporelle) à la causalité transitive (temporelle) qui en découle quand on considère des "systèmes" - au mieux des "individus" - : à un instant donné, la variation infinitésimale du système à ses limites se produit en vertu d'une variation infinitésimale de la pression des "causes extérieures" en vertu des lois éternelles de la Nature...

Une figuration de l'éternel présent, dans le mouvement...

Dans ce cadre, parler au passé ("si ce mobile a acquis cette vitesse, c'est que cet autre mobile l'a poussé sur des kilomètres") a une composante imaginaire élevée, aussi sensé cela paraît-il d'un point de vue pratique... D'un autre côté, si c'est sensé d'un point de vue pratique, ce ne peut être en même temps complètement faux...

Peut-être que ce qui est utile sur le plan pratique n'est pas pour autant pertinent sur le plan psychologique/éthique, sans le contredire pour autant...
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Re: Clinamen, atomisme et liberté

Messagepar sescho » 01 août 2014, 23:05

1) Concernant le "moi" chez Spinoza - outre qu'il emploie amplement le "je", considère bien l'individu humain comme centré sur la "Nature humaine", etc. -, il parle bien de "soi, Dieu et les choses", en mettant globalement Dieu en premier : les 3 vont ensemble, "simultanément", indissociablement, et pourtant distinctement : l'Être commun à tout, le sujet (acte), l'objet (donné).

2) Extrait d'un livre que je n'ai pas (encore) lu, mais qui entre bien dans le sujet de départ :

L'illumination n'est pas ce que vous pensez par Wayne Liquorman :

SECTION UN :

ILLUMINATION

QU'EST-CE QUE L ILLUMINATION ?

Q : Qu'entendez-vous par Illumination ?

Wayne : Lorsque je parle d'Illumination, j'en parle de façon très, très spécifique, et c'est extrêmement simple. Chez les humains, vers l'âge de deux ans et demi, survient une profonde transformation qui, d'êtres spontanés et voguant librement au gré des flots de la vie, nous change en créatures en lesquelles tout se met à graviter autour de « Moi ! », du « à Moi ! » et de la façon d'obtenir ce que « Je » veux et ce dont « Je » pense avoir besoin. C'est l'instant où s'active ce faux sentiment d'être auteur. Cela arrive à quasiment tous les êtres humains. C'est le sentiment erroné que « je », en tant que cet organisme corps-mental, suis la source qui fait arriver les choses.
C'est ce sentiment erroné d'être auteur qui crée la souffrance, parce que la nouvelle perception est que « je » suis aux commandes, que j'ai un contrôle sur les choses. Cependant, il se présente continuellement l'évidence du contraire - l'évidence que « je » ne suis pas en contrôle. Une puissante tension est donc établie.
Par la suite, en certains êtres, et pour je ne sais quelle raison, ce sentiment d'être personnellement auteur des choses s'éteint de façon définitive. On peut dire qu'il meurt. Cet événement est appelé Illumination. Au cours des millénaires, les gens en ont fait tout un plat. Or, en fin de compte, c'est tout simplement un événement qui survient dans l'histoire de certains organismes humains.
La raison pour laquelle cet événement est si intéressant pour certains est qu'après l'Illumination l'organisme humain ne souffre plus. Il y a une Acceptation Totale au sein de l'organisme. Une Acceptation Totale parce qu'il est « compris » que Ce qui Est, Est. Il n'est plus de « moi » séparé revendicateur pour s'impliquer dans Ce qui Est, le revendiquant comme « à moi ».

Q : Il vous arrive encore d'être triste ou en colère. Mais la différence est que cela ne vous fait pas souffrir ?

Wayne : Exactement ! Colère et tristesse sont simplement des fonctions de l'appareil humain. Les humains sont conçus pour faire l'expérience d'une variété d'émotions et de réactions. En elle-même, une expérience douloureuse ne crée pas la souffrance. Ce qui crée la souffrance, c'est l'entrée enjeu du sentiment erroné d'être auteur et l'implication du « moi » séparé dans l'expérience douloureuse. Quand ce faux sens d'être auteur se trouve impliqué dans la douleur du moment, la douleur est projetée dans le passé ou le futur, ce qui engendre la souffrance.

Q : Comment se produit l'Illumination ? Comment retournez-vous à cet état ? Cela se produit simplement ?

Wayne : Cela se produit. Cela se produit en tant que partie du fonctionnement de l'univers. L'indicateur de cet enseignement-ci - que je nomme L'Enseignement Vivant - est que tout se produit ainsi. Tout se produit en tant que partie du fonctionnement de la Totalité.

(...)
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Re: Clinamen, atomisme et liberté

Messagepar Noah » 05 août 2014, 17:28

Salut Sescho,

Merci beaucoup pour ta réponse. Désolé du temps que j'ai mis à réagir mais je me suis obligé à relire plusieurs fois tes messages afin d'être sûr d'avoir compris. Il y a là matière à réflexion, et toutes les références dont tu m'as fait part m'ont été très utiles. Par ailleurs, Onfray et Laurent Bove ont travaillé sur le thème qui me posait problème, celui du clinamen. Eux aussi ont su m'éclairer :)

Mais dans ton deuxième message, quelque chose me laisse perplexe.

sescho a écrit :Est-ce que ce « sans raison » ne pourrait pas effacer toute responsabilité, toute culpabilité ?

Oui. C'est la fin des psychologues et des psychiatres. Culpabilité de quoi ? Comme si quelque chose pouvait être différent. Aurais-je pu être d'un millimètre différent de ce que je suis ?... Tous les cataclysmes que j'ai apparemment créés, toutes les violences que j'ai subies ou que j'ai fait subir, tout mon être, tout ce que j'ai dit, tout ce que j'ai fait, tout ce que j'ai pensé aurait-il pu être différent d'un millimètre ? Non. Je suis le résultat de ma famille, de mon hérédité, de ma compréhension, de mon incompréhension, de ma prétention, de mes préjugés, de mes peurs. Tout ce que j'ai fait, tout ce que je fais, tout ce que je ferai n'est pas autre chose que le résultat de ces éléments.
Si je cours le cent mètres en neuf ou en vingt secondes, si je soulève vingt ou cent quatre-vingts kilos, où est ma responsabilité ? Si je suis fort ou faible, si je suis riche ou pauvre, intelligent ou stupide, quelle est ma responsabilité ? Si je suis sensible ou insensible, si je supporte le froid ou non, si j'ai une digestion difficile ou non, si j'y vois bien ou mal, si j'ai le soupçon que ma femme me trompe et que je trouve cela anecdotique ou insupportable, quelle est ma responsabilité ? ...


Certes, le problème se pose en vue du déterminisme certain auquel nous sommes sujets, au moins à propos de certains éléments/événements. Toutefois, ne sommes-nous pas responsables de nos actes au moins en tant que nous en sommes les auteurs ? Qui d'autre que moi a commis tel ou tel acte ? Bien sûr, certaines choses m'ont déterminé à le commettre, mais celui qui est l'auteur n'est nul autre que moi. Donc peu importe les circonstances qui peuvent nous conduire à telle ou telle action, c'est toujours nous qui la commettons. Tu n'es pas d'accord ?

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Re: Clinamen, atomisme et liberté

Messagepar sescho » 05 août 2014, 22:02

Noah a écrit :... Certes, le problème se pose en vue du déterminisme certain auquel nous sommes sujets, au moins à propos de certains éléments/événements. Toutefois, ne sommes-nous pas responsables de nos actes au moins en tant que nous en sommes les auteurs ? Qui d'autre que moi a commis tel ou tel acte ? Bien sûr, certaines choses m'ont déterminé à le commettre, mais celui qui est l'auteur n'est nul autre que moi. Donc peu importe les circonstances qui peuvent nous conduire à telle ou telle action, c'est toujours nous qui la commettons. Tu n'es pas d'accord ?

Le passage n'est pas de moi, mais de Eric Baret... Mais j'y souscris :D

Je suis d'accord... mais reste à bien penser ce que c'est que "moi" et "responsable"... Je ne vais pas tenter de trancher ici : le sujet est des plus disputés entre tous, et même les écoles les plus affutées du Monde s’ "affrontent" encore sur ces points. On est donc nécessairement là sur le fil du rasoir universel.

Par exemple, l'Advaïta vedanta - qui est très proche du Bouddhisme, mais reprenant du brahmanisme brahman et atman ; soit Dieu-Nature et l'âme qui est pleine conscience de Dieu-Nature ; l'Ultime Réalité est néanmoins admise par le Bouddhisme lui-même - nie la réalité du "moi", et en même temps l'objectivité du monde. Sans passer au Dvaïta vedanta, toutefois, le Viśiṣṭādvaita, dont le représentant le plus connu est Rāmānuja, quoique toujours moniste, considère l'âme individuelle et le monde comme réels en tant que manifestation de Brahman. A ce titre, il est franchement plus proche de Spinoza selon moi (et je n'accepte pas en tendance lourde sur la durée qu'on nie la réalité du monde, aussi subjectivement révélée soit-elle...). U.G. Krishnamurti (pas Jiddu ; Krishnamurti est le prénom), qui peut difficilement être soupçonné de verser dans la spéculation philosophique, dit pourtant que Rāmānuja a achevé la Philosophie. En revanche, l'usage de la Raison est plus typiquement advaïtin, tandis que Viśiṣṭādvaita est plus versé dans la dévotion (qui n'en reste pas moins le chemin le plus direct selon la grande Ma Ananda Moyi, par ailleurs si compatible avec Spinoza ; encore faut-il que cela corresponde à sa propre nature individuelle...) Le shivaïsme tantrique du Cachemire auquel se réfère Eric Baret affirme de même la réalité du monde dans une vision moniste, résolument globalement positive (ce qui n'empêche pas d'appeler l'illusion par son nom), et s'appuie de son côté surtout sur le ressenti. Mais ma perception de tout cela est fumée en regard de celle des véritables "connaisseurs..."

L'advaïta vedanta dira qu'il y a action mais pas d'acteur ; il n'y a donc pas d'auteur : c'est une illusion. En y regardant bien, lorsque le "poison" de l'ego, l'imposteur "objet" surimposé par divagation mentale intégrée, a mis quelque sourdine, cela n'apparaît pas loin d'être vrai... Ça agit très bien - mieux même - "tout seul"... Mais la conscience d'être (au moins dans l'espace) un centre de perception et d'action reste néanmoins... mais relative...

Eric Baret est parfaitement dans la ligne de Spinoza : "automate spirituel", et cela se défend... Spinoza n'en parle pas moins de "soi", et Eric Baret de même...

Louis Lavelle, par exemple, garde dans le fil de Descartes une forte référence au "moi", et à l'acte par lequel "il se fait lui-même"... mais... dans le cadre d'une participation au Tout qui le dépasse... L'exceptionnel Stephen Jourdain, qui fait grand cas de Lavelle, dit que tout déraille lorsque la créature se prend pour le créateur, qui est la source indifférenciée de nous-même, acte pur non objectivable. Il n'en insiste pas moins très particulièrement dans ce domaine sur le côté personnel de la chose : "je", "moi", "me", "bibi", "ma pomme", ...

Bref...

Je peux faire court en fait : tant qu'il n'y a pas introduction d'un quelconque libre-arbitre au sens d'une apparition de quoi que ce soit à partir de rien, aussi epsilonique cela soit-il, on a tous les droits... :-)
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Re: Clinamen, atomisme et liberté

Messagepar Noah » 06 août 2014, 22:32

sescho a écrit :Je peux faire court en fait : tant qu'il n'y a pas introduction d'un quelconque libre-arbitre au sens d'une apparition de quoi que ce soit à partir de rien, aussi epsilonique cela soit-il, on a tous les droits... :-)


Je ne suis pas sûr de comprendre ... Tant qu'il n'y a pas de libre-arbitre, on a tous les droits ? Cela reviendrait à dire que sans libre arbitre, on est absolument libre ? Je suis perdu !

Mais si tant est que cela SOIT juste (ou faux, peu importe), avoir tous les droits nous libère de toute responsabilité, ce qui voudrait dire que nous sommes libres, absolument ? Soit. Mais alors pourquoi Sartre, ou Heidegger, soutiennent-ils que la notion de responsabilité (ou encore, la nécessité de se responsabiliser) naît de la liberté pure ? (Ce qui mène à la notion d'angoisse)

Je crois comprendre que l'argument de Sartre est le suivant : si je suis libre de poser les valeurs (du fait même de ma liberté), alors j'engage l'humanité dès lors que j'en pose effectivement une. En gros, si j'effectue telle action plutôt qu'une autre, j'engage L'humanité sur la même voie. Ou en tout cas, je me pose la question de savoir ce qu'il adviendrait de l’humanité si chaque individu qui la compose agissait à l'identique. Si ce qui en résulte ne correspond pas à la définition que je me fais de ce que l'humanité doit être, alors je dois m'empêcher d'agir tel que je l'aurai voulu, en vue d'une certaine idée de morale qui naîtrait de mon questionnement.

Mais là encore, c'est dire que même à l'état de pure liberté, je suis tout de même tenu d'être responsable ou de me conduire moralement.

En fin de compte, si je ne suis pas libre, je suis déterminé à agir en fonction de valeurs que je n'ai pas posé et, si je suis absolument libre, alors je suis tout de même déterminé à agir en fonction d'au moins une valeur que je n'aurai pas posé : la morale/le sens des responsabilité, qui est universelle et qui conditionne la libre action qui consiste à poser toutes les autres.

Comment s'en sortir ?

Dans ta conclusion, que j'ai cité en début de mon texte, tu définis le libre arbitre comme étant une apparition de quoi que ce soit à partir de rien. Je suis assez d'accord avec cette définition, qui d'après ce que je comprends est globalement acceptée. Mais cela reprend l'idée de la spontanéité du clinamen (cette déviation spontanée des atomes, qui cause à la fois les corps et la liberté), pour en revenir au sujet initial. C'est en ce sens qu'Epicure expliquait la liberté, ainsi que le libre arbitre. En gros, la liberté ne serait que le fruit du libre arbitre en acte, à savoir d'une spontanéité pure ? Mais dans ce cas, si le libre arbitre est tel, c'est que rien, pas même la volonté, n'a suscité l'apparition de ce quelque chose puisqu'il apparaît en fonction de rien. Mais alors, si la chose nous apparaît sans avoir été voulue, peut-on dire qu'elle est réellement le fruit de notre propre liberté ? Paradoxal, n'est-ce pas ... Se dire que le libre arbitre relève d'une telle spontanéité que nous ne sommes pas libre de la commander.

D'après ce que je comprends des propos de l'advaïta vendanta que tu reprends, cela se ferait "tout seul", mais sous quelle impulsion si ce n'est celle, encore une fois, d'un indéterminisme pur/d'une spontanéité telle que cela ne ferait que nous déterminer davantage à être soumis aux lois de spontanéité de l'indéterminisme ?

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Re: Clinamen, atomisme et liberté

Messagepar sescho » 07 août 2014, 11:45

Noah a écrit :Je ne suis pas sûr de comprendre ... Tant qu'il n'y a pas de libre-arbitre, on a tous les droits ? Cela reviendrait à dire que sans libre arbitre, on est absolument libre ? Je suis perdu !

Je me suis incomplètement exprimé : je voulais dire qu'on peut introduire un "moi" ou non, une responsabilité ou non, une "libre volonté" ou non, etc. - encore qu'il y a quand-même des limites : sont exclus par exemple "non-être", "culpabilité" (foncière, intrinsèque, pas le "sentiment de culpabilité", ou la culpabilité au sens strictement juridique), etc. - à partir du moment où ceci se place d'emblée et avant tout dans un cadre où on ne fait absolument rien sortir de rien.

Noah a écrit :Mais si tant est que cela SOIT juste (ou faux, peu importe), avoir tous les droits nous libère de toute responsabilité, ce qui voudrait dire que nous sommes libres, absolument ? Soit. Mais alors pourquoi Sartre, ou Heidegger, soutiennent-ils que la notion de responsabilité (ou encore, la nécessité de se responsabiliser) naît de la liberté pure ? (Ce qui mène à la notion d'angoisse) ...

Avant Sartre, il y a Lavelle, qui est l'initiateur moderne, à une époque où ce n'était pas du tout à la mode (années 20, poursuivi ensuite), de la philosophie qui sera reprise ensuite par ailleurs sous le nom d'Existentialisme (Lavelle reconnaîtra sa propre philosophie là-dedans - je me fais moi-même au présent par l'acte que je pose, donc dans l'existence je crée ma propre essence... ces "pouvoirs" m'étant "alloués" par le Tout, et ultimement ceux du Tout même... -, mais ne souscrit pas du tout à la vision pessimiste qui lui est assortie là.) Lavelle retient les valeurs comme la plus haute détermination de l'Homme, et a produit un Traité des valeurs en 2 volumineux volumes (posthumes) - outre Introduction à l'Ontologie, etc. Ce sont les valeurs qui guident l'action. Mais ceci n'implique nullement que ces valeurs soient auto-créées, bien au contraire : ce serait parfaitement insensé si par "valeur" on entend quoi que ce soit d'universel... Sinon parler de "'motifs" suffit.

En fait on veut ce qu'on veut, et on agit comme on agit... "Personne n'agit qu'en vue du bien"... tel qu'il se présente à son esprit au moment précis de l'action, dans le contexte précis de l'action. Personne ne fait le "mal" en ayant vision directe que c'est le mal... Par ailleurs, il se pourrait bien que la conscience de l'action elle-même ne fasse que lui succéder... L'ultime réalité est au-dessus du couple Bien/Mal. Tout se fait selon les lois éternelles de la Nature, et à ce titre "parfait", même ce que nous considérons comme le pire. Bien/Mal n'ont de sens que relativement à l'Homme en tant que lois qui conditionnent son Souverain Bien, ressenti comme tel lorsque vécu par un individu humain réel. Ceci est parfaitement compatible avec des valeurs universelles, mais celles-ci ne sont - évidemment - pas individuellement déterminées ; d'autre part elles s'appliquent à l'Homme - qui est un concept, aussi réellement pertinent soit-il -, mais ne sont que partiellement une détermination de l'individu humain réel, tel qu'il se présente dans sa diversité dans la réalité. Ce qui reste, c'est que si quelque chose se produit, c'est que les conditions étaient réunies pour qu'il se produise et pas autre chose... Donc ce qui Est, Est...

Même la notion de Droit est discutable. D'abord c'est un concept. S'il s'agit du Droit humain, il est objectif (avec jurisprudence...) : pas de problème, tant qu'il est bien considéré qu'il fait totalement office de Bien à l'échelle collective. Il n'est évidemment pas étranger aux valeurs universelles dont nous parlons, mais il doit s'appliquer sans s'y référer en général ; sinon n'importe qui pourrait se croire en droit de le contester en vertu de ses propres convictions morales - bien sûr prétendues universelles et devant contraindre l'action de tous -, ce qui est une attitude totalitaire (Inquisition, Politiquement correct, etc.), dictatoriale, pavant à tour de bras le chemin de l'Enfer de ses prétendues "bonnes intentions". Pour ce qui est du "Droit de Nature" c'est le concept de toute action matériellement accessible à l'homme ; il est virtuellement dénué de valeurs, ou en tout cas de concessions faites à la collectivité en vue de son bien propre dans cette collectivité. Toutefois, que ce soit par contrainte externe, ou par conviction profonde, ou tout ce qu'on veut, seuls les actes réels sont réels... Cette notion n'est pas sans sens, mais reste relative aussi.

S'il n'y avait pas de raison déterminée que je fasse une chose plutôt qu'une autre, je ferais n'importe quoi, je ne ferais rien en fait : pur chaos ; l'Homme n'existerait tout simplement pas. On peut avoir une volonté et qu'elle soit déterminée ; on peut suivre des valeurs et qu'elles soient déterminées. C'est même en fait inconcevable sans... Il faut s'interroger sur ce que l'on entend par "liberté".

La suite dans un prochain message... :-)
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Re: Clinamen, atomisme et liberté

Messagepar sescho » 07 août 2014, 13:26

Noah a écrit :Je ne suis pas sûr de comprendre ... Tant qu'il n'y a pas de libre-arbitre, on a tous les droits ? Cela reviendrait à dire que sans libre arbitre, on est absolument libre ? Je suis perdu !

Je reprends cela sur un plan différent... : oui : "l'esclavage total [à la nécessité universelle] est la liberté parfaite" (Prajnanpad / Desjardins ; situés - avec quelque significative liberté, comme toujours à ce niveau - dans le fil de l'advaïta vedanta, comme la grande majorité des grandes références indiennes et de leurs successeurs occidentaux) et l'esclavage humain tient en la croyance au libre-arbitre, à "l'auteur en propre" (Spinoza, Wayne Liquorman - dans la suite de Maharaj et Balsekar -, et tous les autres grands...)

...

Noah a écrit :Mais là encore, c'est dire que même à l'état de pure liberté, je suis tout de même tenu d'être responsable ou de me conduire moralement.

On est tenu de rien ; la morale moralisante est une violence (Eric Baret.) Voir entre autres les lettres de Spinoza à Blyenbergh. La Nature "s'occupe parfaitement de tout" (c'est elle-même). Notre état naturel est fait à la base - quelle que soit la vigueur de notre action dans le monde, et les vicissitudes qu'il nous impose, et que nous souhaitons naturellement compenser si cela est possible - de tranquillité et de joie vivantes dans la Nature et sa manifestation ; pourquoi la Nature nous ferait-elle alors agresser pour agresser ? Si l'Homme est là c'est qu'il était réglé en tant que tel par la Nature pour perdurer ; il n'a pas besoin de s'ériger en gardien de valeurs universelles qu'il aurait définies individuellement et qui le règlerait justement (cette phrase est insensée...)

Maintenant on peut aussi en même temps admettre avec Spinoza qu'à défaut pour lui de pouvoir agir selon la Raison, il est bon pour la collectivité que le vulgaire soit bridé par la crainte (justice, morale moralisante), car s'il se sentait sans chaînes et suivait alors sans frein son orgueil... Zénon dit bien que l'acte mais aussi la sanction appartiennent au Destin ; l'accusation (en responsabilité absolue) et l'excuse sont des fictions de l'ego. D'autres disent qu'il vaut mieux se planter tout seul que de ne pas se planter sous contrainte externe (... éventuellement internalisée au travers de la morale moralisante.)

L'ego qui se pose comme auteur (absolu) est un imposteur qui de fait ne fait rien - ou sinon : entraver l'action - ; il ne fait que prétendre (Wayne Liquorman). On voit de cela dans ces personnages réels qui se piquent de tout diriger, de donner des conseils sur tout en n'y connaissant la plupart du temps rien du tout... et qui en réalité gênent continuellement l'action et parasitent purement et simplement l'organisation. C'est ce que fait l'ego...

Noah a écrit :Dans ta conclusion, que j'ai cité en début de mon texte, tu définis le libre arbitre comme étant une apparition de quoi que ce soit à partir de rien. Je suis assez d'accord avec cette définition, qui d'après ce que je comprends est globalement acceptée. Mais cela reprend l'idée de la spontanéité du clinamen (cette déviation spontanée des atomes, qui cause à la fois les corps et la liberté), pour en revenir au sujet initial. C'est en ce sens qu'Epicure expliquait la liberté, ainsi que le libre arbitre. En gros, la liberté ne serait que le fruit du libre arbitre en acte, à savoir d'une spontanéité pure ? Mais dans ce cas, si le libre arbitre est tel, c'est que rien, pas même la volonté, n'a suscité l'apparition de ce quelque chose puisqu'il apparaît en fonction de rien. Mais alors, si la chose nous apparaît sans avoir été voulue, peut-on dire qu'elle est réellement le fruit de notre propre liberté ? Paradoxal, n'est-ce pas ... Se dire que le libre arbitre relève d'une telle spontanéité que nous ne sommes pas libre de la commander.

Oui, cela ne tient pas la route... Le hasard et les probabilités comme symbole de la liberté humaine... pas convaincant du tout... Une particule se déplaçant en ligne droite et à vitesse constante (mais selon la relativité galiléenne, c'est "comme rien", en fait) dans l'espace inter-sidéral, virtuellement préservée de toute influence extérieure, serait-ce plus le symbole de la liberté humaine ? et si on ajoute fictivement de temps en temps (mais qu'est-ce que le temps...) un changement de direction apparemment acausal et donc purement hasardeux ? Pas mieux.

Rien à voir avec le sentiment profond de liberté...

Le "clinamen" me semble être une utilisation ad hoc a posteriori d'une théorie physique plus ou moins fantaisiste des Anciens pour prétendûment "justifier" l'a priori d'absolue liberté humaine... Qu'ont vu d'autre là-dedans les auteurs que tu mentionnes ? De tout temps le déterminisme absolu a été affirmé par les maîtres... et a suscité en même temps une réaction de rejet populaire massif lorsque acculé à devoir accepter toutes ses conséquences... C'est que, comme dit Spinoza, l'homme a conscience de la volonté qui l’entraine, mais pas de ce qui la détermine. Lavelle tend à dire à mon avis : c'est normal : il n'y a pas d'intermédiaire entre la Nature et sa manifestation ; le sujet est acte pur comme la nature même : il ne peut donc se sentir contraint par rien à ce niveau, mais au contraire libre. C'est la vision de l'extérieur - les objets - seulement qui lui fait comprendre qu'il appartient à une Nature plus grande que lui : l'Être est plus grand que lui, et s'impose avant lui, lui compris : c'est la participation au Tout. On sent bien le "fil du rasoir", là... Dans tous les cas cela exclut l'orgueil et la culpabilité, l'accusation et le sentimentalisme - excusant, victimaire ou autre -, l'acteur créateur absolu, le libre-arbitre absolu, l'imposteur parasite qui prétend et ne fait rien, le dictateur, l'emmerdeur, ... : l'ego. La liberté c'est ce qui reste éternellement quand l'illusion de l'ego a disparu... et tout le reste dans ce cadre...

Noah a écrit :D'après ce que je comprends des propos de l'advaïta vendanta que tu reprends, cela se ferait "tout seul", mais sous quelle impulsion si ce n'est celle, encore une fois, d'un indéterminisme pur/d'une spontanéité telle que cela ne ferait que nous déterminer davantage à être soumis aux lois de spontanéité de l'indéterminisme ?

Au cas où... : aucun des auteurs ou écoles que j'ai cités ne tolère de libre-arbitre ; le plus sur le fil est Lavelle, mais il place quand-même tout dans la participation au Tout in fine. Pour l'advaïta vedanta (et encore plus le bouddhisme mahayana de Nagarjuna) c'est un "niet" radical... même si la doctrine quelque peu "nihiliste" de Shankara est éventuellement "aménagée" par tel ou tel enseignant à sa suite. Visistadvaîta et shivaïsme du Cachemire de même, sans ce côté "nihiliste" à la base.

Il n'y a pas besoin d'impulsion qui "expliquerait", laquelle devrait à son tour être "expliquée" par une autre impulsion cause, laquelle etc. : la Nature est ce qu'elle est et ne peut changer de nature (on peut dire éventuellement "auto-déterminée") ; elle existe de toute éternité. Elle est "cause de soi", c'est-à-dire en fait qu'elle existe sans cause : elle existe, est, point. Et tout ce qui est appartient à la nature éternelle de la Nature... Comme cette façon de dire tend à nous orienter sur le donné et donc voiler l'acte qui fait le sujet, on peut prendre alternativement : tout ce qui est est acte de la Nature éternelle :)
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