Comment forme-t-on les notions communes ?

Questions et débats touchant à la nature et aux limites de la connaissance (gnoséologie et épistémologie) dans le cadre de la philosophie spinoziste.
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Henrique
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Messagepar Henrique » 06 juin 2002, 16:06

[i]Comment forme-t-on les notions communes qui elles-mêmes constituent la raison ? Autrement dit, comment devient-on philosophe ? Quand je rencontre un corps qui convient avec le mien, j'éprouve un sentiment de joie qui est une passion dont je forme d'abord une idée inadéquate. Je suis loin encore de connaître ce qu'il a de commun avec moi. [/i]

Ce qu'il y a de commun entre corps contraires, ce sont d'abord
l'étendue, le mouvement jusqu'à l'affectivité. Ce qui est difficile,
c'est de percevoir ce qu'il y a de vivant dans ces notions communes, vie qui fait qu'il peut y avoir joie y compris au contact de corps apparemment contraires. Mais, pour faire simple, je dirais que cela repose sur la nature de la conscience de soi comme être de désir : non pas le désir comme manque, nostalgie ou espérance d'une condition supérieure, autrement dit comme impuissance, mais le désir comme
affirmation d'une puissance d'exister, par rapport auquel seul le manque peut avoir un sens, celui d'une conséquence inadéquate. En tant que puissance d'affirmation de soi, le désir bien compris est ainsi ce qui fait que face aux obstacles, face aux contrariétés, je perçois une occasion d'affirmer cette puissance. Sans obstacle à surmonter, la
conscience de ma propre puissance resterait beaucoup plus limitée.

L'obstacle apparaît ainsi comme ce qui me permet d'affirmer ma puissance, il devient connaissance de ce qui peut me convenir, ce qui peut être commun avec mon corps et l'idée que je m'en fais même dans ce
qui me contrarie. C'est une éconnaissance de soi, une connaissance inadéquate du désir, qui fait que je perçois l'obstacle comme ce qui m'enferme dans ma limitation naturelle. Car le drame pour l'existence humaine n'est pas d'être limité mais d'être enfermé dans cette limitation.


[size=50][ Edité par Henrique Le 06 June ][/size]

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Messagepar demian » 10 juin 2003, 23:14

Bonjour,
C est juste un detail au sujet de la derniere phrase de votre message, la "phrase choc":
Faites vous une difference entre etre limite et etre enferme dans cette limitation? Laquelle?
Ceci n est ironique; je pose cette question serieusement: je fais une difference entre ces deux termes, et j aimerai savoir si elle a quelque point commun avec la votre.

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Henrique
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Messagepar Henrique » 12 juin 2003, 23:47

Bonjour,
La simple limitation d'un être n'implique pas une définition rigide de son essence. L'[i]essence actuelle[/i] d'un être fini peut s'accroître par le jeu des causes extérieures ou par la nécessité interne. Un enfermement est une limite rigide.

Une compréhension adéquate du désir implique une ouverture du conatus à ce qui ne paraît pas lui comme constitutif de son essence et dès lors à un accroissement constant de sa nature.

Le conatus qui se méconnaît affirme sa propre négativité : 'je ne suis pas intelligent et j'en suis fier !' ; 'la haine est ma force et rien ne me fera changer d'avis !'.

Est-ce que cela coïncide avec la différence que tu fais entre ces termes ?

Henrique
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Messagepar Enegoid » 22 janv. 2008, 21:05

Quelques réflexions placées sur ce fil en cohérence avec le sujet initial.

Les notions communes sont introduites par la proposition 38 précisément. Nous en avons une idée adéquate.
La proposition 39 introduit la possibilité d’avoir une idée adéquate des propriétés de certaines choses.

Ce qui est commun à tous les corps, simples ou composés (modes de l’attribut étendue), est constitué exclusivement par le fait que tout corps a une certaine étendue limitée, est en mouvement ou au repos.

Les notions communes sont donc des idées adéquates de l’étendue, du mouvement et du repos.

Les notions communes à tous les hommes sont également communes à tous les corps, car tout corps a une idée (au moins les êtres vivants) : le chat a une idée des propriétés de l’étendue.
(La différence implicite supposée par Spinoza entre nous et les autres vivants est probablement que nous seuls bénéficions de la capacité à enchaîner des idées adéquates à partir de ces notions : les chats n’ont pas de géométrie explicite).

Les propriétés, citées dans la prop.39, communes au corps humain et à autre chose par quoi le corps humain a coutume d’être affecté, ne se limitent pas à l’étendue et au mouvement. Il s’agit d’autre chose que les notions communes. Il n’est pas précisé que les affections sont positives ou négatives, c’est-à-dire qu’elles nous affectent de joie ou de tristesse. (je pense à Deleuze pour qui on ne peut pas avoir d’idée adéquate des choses qui nous affectent de tristesse).

Je me propose de réfléchir sur quelque chose qui nous affecte souvent : la nourriture, en cherchant ce qu’il y a de commun entre la nourriture et notre corps. Ce n’est pas « clair et distinct » pour moi.

Si vous avez des idées…

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Nourriture et notions communes...

Messagepar ShBJ » 29 janv. 2008, 18:01

A Enegoid, salut !

Je ne reprends pas ce que nous avons pu dire des notions communes ailleurs, en les prenant par le "petit bout" que tu proposais, mais me limite à la question de la nourriture.

1) Se nourrir est une nécessité, posée par Spinoza dans le postulat 4, à la suite de II, 13, postulat qui est implicitement justifié par la suite, en IV, 2-4 par mon appartenance à l'ordre commun de la nature. Dans les termes de l'Ethique, manger revient strictement à tuer ce que l'on mange, c'est-à-dire à décomposer le rapport de mouvement et de repos du corps consommé, par intégration de certaines parties du corps consommé à mon propre rapport de mouvement et de repos (nutrition) et évacuation des parties qui ne peuvent rentrer sous ce rapport (excrétion). La composition de mon corps avec le corps consommé implique la décomposition de son rapport.

2) Par suite, le cas de la nutrition ne diffère en rien (absolument parlant) de celui de l'empoisonement ou de la maladie. Relativement à mon corps, cependant, la nutrition m'affecte de joie puisqu'elle aide ma puissance d'agir, tandis que la maladie m'affecte de tristesse parce qu'elle l'empêche. Au niveau de la nature, il n'y a que des compositions. Au niveau des singuliers, des compositions qui ne peuvent avoir lieu que par décomposition, et des compositions qui à l'inverse ne nécessitent pas de décomposition. Or, la notion commune est l'idée d'une propriété commune à mon corps et à un autre, propriété d'autant plus facile à percevoir qu'elle est moins générale, comme je l'ai démontré ailleurs : il faut qu'il y ait quelque chose de commun à mon corps et à celui que je mange, mais cette communauté n'est telle qu'au prix de la décomposition du rapport propre de ce corps.
(Ce n'est qu'indirectement, néanmoins, que je décompose le rapport de ce que je mange, en persévérant directement dans mon être, comme l'écrit Spinoza en E, IV, 63, corollaire, scolie, sans quoi je serais affecté de tristesse, ne mangeant, comme le malade, que pour ne pas mourir, et associant à la manducation l'idée de ma destruction.)
La notion commune est par conséquent plus difficile à former dans le cadre de la nutrition que, par exemple, dans le cadre de ce que j'ai de commun avec un ami, un amant, etc. et plus généralement avec les hommes.

3) La composition entre hommes s'effectue pourtant la plupart du temps, parce qu'ils sont soumis aux affects passionnels (E, IV, 34) selon un modèle fort proche de la nutrition ou consommation : le pouvoir ou la contrainte exercés sur autrui (TP, II, § 9) ne sont pas autre chose qu'une destruction partielle de son rapport de mouvement et de repos, à fin qu'il vive selon la complexion de celui qui exerce son pouvoir. A l'inverse, la composition des puissances sans décomposition augmente aussi individuellement la puissance d'agir et de penser de ceux qui composent leur puissance (TP, II, § 13). Les hommes constituent alors un corps autonome collectivement, qui a la même propriété (la même décision et direction) que ses parties (les hommes). La propriété est également dans la partie et dans le tout : la notion commune se forme d'elle-même. C'est le cas d'un corps composé d'hommes vivant sous la conduite de la raison, en quoi ils conviennent en nature (E, IV, 35).

4) Pour résumer, se nourrir est une joie, qui par suite fournit l'occasion de produire des idées adéquates (E, V, 10) en n'allant pas à l'encontre de notre nature, mais ne constitue certainement pas la voie la plus simple vers la formation des notions communes et la découverte de la puissance propre de l'intellect.

Tiens-toi en joie.

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Messagepar Enegoid » 29 janv. 2008, 21:46

3) La composition entre hommes s'effectue pourtant la plupart du temps, parce qu'ils sont soumis aux affects passionnels (E, IV, 34) selon un modèle fort proche de la nutrition ou consommation : le pouvoir ou la contrainte exercés sur autrui (TP, II, § 9) ne sont pas autre chose qu'une destruction partielle de son rapport de mouvement et de repos, à fin qu'il vive selon la complexion de celui qui exerce son pouvoir. A l'inverse, la composition des puissances sans décomposition augmente aussi individuellement la puissance d'agir et de penser de ceux qui composent leur puissance (TP, II, § 13). Les hommes constituent alors un corps autonome collectivement, qui a la même propriété (la même décision et direction) que ses parties (les hommes). La propriété est également dans la partie et dans le tout : la notion commune se forme d'elle-même. C'est le cas d'un corps composé d'hommes vivant sous la conduite de la raison, en quoi ils conviennent en nature (E, IV, 35).


Bien vu, je trouve. Bel idéal.

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Nourriture politique...

Messagepar ShBJ » 30 janv. 2008, 01:07

A Enegoid, salut !

Ravi que tu estimes que l'analogie entre la nutrition et les rapports humains les plus tristement courants soit bien vue... c'est un bel idéal que de procéder autrement, en effet, et en partie une réalité (la mienne, pour autant que je la puisse vivre au sein du corps politique déterminé par le décret commun des hommes vivant sous la conduite de la passion) que je m'efforce de faire persévérer dans son être... à ce propos, les dernières propositions de la partie IV de l'Ethique me posent problème par leur caractère relativement flou (j'ai eu quelques échanges déjà avec hokousai relativement à la peine de mort et au moyen d'en sortir sans quitter l'Ethique, au chapitre actualité, sans accord envisageable pour le moment) mais il s'agirait d'un tout autre questionnement, que je proposerais éventuellement aux membres du forum...

D'accord pour ce que tu suggères sur l'autre fil, celui des notions communes par un petit bout, savoir se concentrer sur la proposition 39 pour mieux entendre le concept de notion commune et la présence de la fameuse mention, même si j'ai l'impression, à tort ou à raison, que nous nous éloignons de plus en plus quant à l'explication d'icelui. Je m'y emploie en tous les cas.

Tiens-toi en joie, etc.


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