Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar Vanleers » 22 nov. 2014, 16:04

Le titre de ce fil est « Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ? »
Etymologiquement, philosophie signifie amour de la sagesse.
De quelle sagesse s’agit-il selon Spinoza et, surtout, comment l’acquérir ?

Nous référant, à nouveau, à l’ouvrage de Sylvain Zac cité dans le précédent message, nous allons voir que cette sagesse a une particularité qui, apparemment, rend son acquisition problématique.
Examinons d’abord cette particularité. S. Zac écrit :

« L’originalité de la sagesse spinoziste, c’est qu’elle exclut toute référence au libre arbitre. Il est symptomatique que dans la Préface à la partie V de l’Ethique, partie où Spinoza traite de la puissance de la Raison et de la Béatitude, suprême degré de la Sagesse, il commence par critiquer l’opinion stoïcienne et celle de Descartes qui s’en rapproche, suivant lesquelles nous pourrions commander absolument à nos passions. Si, en effet, Spinoza se refuse à distinguer, comme Descartes, le jugement de l’idée, la volonté de l’entendement, s’il déclare que les idées elles-mêmes, en tant qu’elles sont des idées, enveloppent des affirmations ou des négations, c’est que, pour lui, la connaissance n’exige, sous aucune forme, une prise de position du sujet : les idées, qui constituent l’étoffe de notre esprit, qu’elles soient inadéquates ou adéquates, sont soumises, comme toutes les choses, à des lois nécessaires (E II 49 sc.) ». (pp. 182-183)

Dès lors que, dans la philosophie de Spinoza, il ne saurait être question de prise de position d’un sujet, se pose la question de savoir comment un homme pourrait décider de faire l’effort de parvenir à la sagesse et S. Zac écrit :

« C’est un problème de savoir comment Spinoza peut rendre raison, dans la perspective qui est la sienne, de l’effort qu’il fait lui-même et qu’il nous conseille de faire afin de parvenir à la sagesse. » (p. 183)

Dans la lettre 22 à Blyenbergh, Spinoza, en réponse à une objection de son correspondant, se demande « quelle force peut pousser le juste à accomplir cette œuvre qu’on appelle vertu » et écrit :

« Je ne sais par quel moyen, parmi une infinité d’autres, Dieu use en vue de vous déterminer à cette œuvre. Il se peut que Dieu ait imprimé en vous une idée claire de lui-même, de sorte que, par amour pour lui, vous oubliez le monde et aimez les autres hommes comme vous-même. »

S. Zac commente :

« Autant dire qu’il y a une prédestination à la sagesse et que l’effort vers la sagesse implique déjà une sorte de prépossession de la sagesse » (ibid.)

L’expression « sorte de prépossession » est bien vague et l’usage du mot « prédestination » trompeur car il paraît indiquer que tel homme serait prédestiné à la sagesse et pas tel autre, qu’il y aurait donc une fatalité à être sage ou à ne pas l’être.

On retrouve ici la question débattue sur le fil « Déterminisme sans fatalisme » en :
viewtopic.php?f=12&t=1525

Nous avons essayé d’y montrer que, dans la philosophie de Spinoza, il y a imprédictibilité absolue des choses singulières, que rien n’est écrit nulle part, autrement dit que « Dieu lui-même » ne sait pas si tel homme fera ou non l’effort de parvenir à la sagesse.
La question « Tel homme fera-t-il l’effort de parvenir à la sagesse et pas tel autre ? » n’a donc pas plus de sens dans la philosophie de Spinoza qu’une question qui porterait sur les propriétés d’un cercle carré et nous n’avons pas à nous en soucier.

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar Vanleers » 22 nov. 2014, 19:57

Il n’y a pas de place pour le fatalisme dans la philosophie de Spinoza, écrivions-nous. Ce qui entraîne, nous allons le voir, qu’il n’y a pas de place non plus pour le tragique et que la philosophie du bonheur de Spinoza n’est pas menacée par le sentiment tragique de l’existence.

« Une philosophie purement déterministe, écrit Sylvain Zac, ne laisse pas une place au sentiment du tragique. Il n’y a de tragique que par la corrélation d’une fatalité et d’une liberté. Le sentiment du tragique est le sentiment d’une contradiction entre l’aspiration d’un homme à forger lui-même son propre destin et la marche nécessaire des événements qu’il ne comprend pas et dont il est le jouet, et qui risquent d’annihiler tous ses efforts. » (op. cit. p. 202)

Critiquant Vladimir Jankélévitch, S. Zac argumente en disant que ce qui, paradoxalement, nous sauve du sentiment du tragique, c’est de comprendre que l’individu humain n’est pas un « je ». Il écrit :

« […] le tragique de la mort est lié au sentiment que l’individu humain a d’être un « je » irremplaçable qui dit la vérité au cours de l’histoire et qui, grâce à son pouvoir d’initiative, sent que sa vocation est de transformer le monde, alors que la méditation de la mort lui apprend qu’il est dérisoirement périssable, et qu’il n’est, au fond, pour reprendre une expression célèbre de Sartre, qu’une « passion inutile ».
Au contraire, dans une philosophie comme celle de Spinoza, le tragique se volatilise, car, d’une part, la fatalité « nécessité-contrainte », y cède la place à la « nécessité comprise » et, d’autre part, la liberté, définie comme pouvoir de choisir, n’y est qu’une illusion. L’individu humain est, pour Spinoza comme pour M. V. Jankélévitch, un Hapax, une essence singulière et unique, mais il n’est pas pour lui un « je » capable d’initiative, mais « nature » de part en part, qui, malgré son caractère d’individualité et d’unicité, est solidaire de tout un monde d’essences. » (pp. 202-203)

Ne se prenant pas pour un « je », le Sage spinoziste n’a donc pas à lutter contre un « moi haïssable » ni apprendre à mourir à soi-même.
A l’inverse, « il veut vivre et vivre mieux, car il sait que plus sa perfection augmente, plus il participe de la nature divine » (p. 204)

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar Vanleers » 23 nov. 2014, 11:09

Le sage spinoziste ne se prenant par pour un « je », ses relations aux autres êtres humains ne sont pas du type Je-Tu (Buber).
Il n’est pas en prise directe avec les autres, ce qui est le propre des relations passionnelles, mais ses relations sont médiatisées par la perspective que « Tout est en Dieu »
Le sage n’est pas un homme d’action mais de « contemplaCtion » en ce sens que tout ce qu’il fait s’accompagne de la vision de l’insertion du fini dans l’infini, c’est-à-dire la connaissance du troisième genre.
Cette connaissance, qui lui donne accès à la béatitude, le libère totalement de ses passions et lui procure le bonheur le plus grand. En effet, comme l’écrit Sylvain Zac :

« La passion est une diminution de la vie : nous vivons moins et moins bien, lorsque notre puissance d’agir est comprimée plus ou moins par l’action des causes extérieures. Livrer combat à ses passions, réprimer ses penchants, c’est entreprendre une tâche qui, en raison du déterminisme des choses, ne saurait réussir. C’est pourquoi, loin d’être une source de joie, ce combat de soi contre soi-même nous amènerait plutôt à prendre conscience de notre impuissance. Au contraire, lorsque nous accédons à ce nouveau mode d’existence qui a nom Béatitude, nous pouvons réprimer nos penchants en ce sens que tout ce qui relève de la connaissance inadéquate s’évanouit [cf. E V 42]. » (op. cit. p. 185)

Rappelons, ici, que :

« Les actions de l’Esprit naissent des seules idées adéquates ; et les passions dépendent des seules inadéquates. » (E III 3)

Une idée inadéquate est une idée partielle et confuse. Précisons que dans une relation interhumaine passionnelle, ce qui manque particulièrement aux idées inadéquates dont dépendent les passions, c’est la connaissance que les protagonistes ne sont ni des « Je », ni des « Tu » mais des modes particuliers de la Substance.
Mais, « Geai qui paon se rêve aux plumes », chacun se prend pour ce qu’il n’est pas, un être substantiel.

Empruntant une terminologie due à Lacan, on pourrait parler d’un être humain comme d’un « Je » barré ou d’un « Tu » barré pour signifier qu’aux mots « je » ou « tu » ne correspond aucune entité substantielle (voir le PS à la fin du message)
Entrer dans une relation passionnelle, c’est se dé-barrer et dé-barrer l’autre, oublier le statut ontologique modal de l’un et de l’autre, s’affronter directement sans la médiation apaisante et rassurante de l’acquiescentia.
Et lorsque ça dé-barre très fort, on ne sait pas jusqu’où la passion peut aller.


PS
Je cite, à nouveau, un extrait d’un article d’Elisabeth Coreau-Scavarda : « Wittgenstein : une conception éthique de la philosophie » in L’éthique de la philosophie – sous la dir. de JP Cometti – Kimé 2004.

« […] de nombreuses erreurs viennent du fait que l’on attribue une seule signification aux mots et que l’on ne distingue pas suffisamment les différents usages d’un même mot.
Prenons l’exemple du pronom personnel « je » qui connaît deux usages, comme objet et comme sujet. Rater cette distinction conduit à l’illusion d’une entité spirituelle qui serait le moi.
On trouve la première utilisation, comme objet, dans des expressions comme « j’ai une bosse sur le front » ou « j’ai grandi de 15 cm », où l’on peut remplacer le pronom personnel « je » par « mon corps ». Ce premier usage se caractérise ainsi par la référence à une personne particulière et la possibilité d’une erreur.
A l’utilisation comme sujet correspondent des expressions du type « j’ai mal aux dents » ou « j’existe » où le pronom « je » ne peut pas être remplacé par « mon corps » et où la possibilité d’une erreur n’a pas de sens. Cependant d’aucuns en viennent à penser que si le « je » ne désigne pas mon corps, c’est qu’il désigne une autre entité que mon corps, qui m’est essentielle, est immatérielle, mais liée à mon corps. Mais en quoi consiste exactement cette utilisation du « je » ?
Si on observe cette utilisation, on remarque que le « je » est là pour attirer l’attention sur celui qui parle, mais, au sens propre, il ne désigne pas (1). Aussi, si quelqu’un semble faire comme si vous n’étiez pas là (quelqu’un qui prend tout ce qui reste dans le plat alors que vous ne vous étiez pas encore servi ou votre conjoint qui projette un voyage avec des amis sans se préoccuper de ce que vous faites à ce moment-là), vous allez lui dire « j’existe ! » pour attirer l’attention sur vous. » (p. 124)

(1) « Dire « j’ai mal » n’est pas plus un énoncé sur une personne déterminée que gémir ne l’est. Mais le mot « je », dans la bouche de quelqu’un, renvoie bel et bien à celui qui le dit, c’est lui-même que ce mot désigne, et très souvent, celui qui le dit se montre effectivement lui-même du doigt. Mais il était tout à fait superflu qu’il se montre du doigt ; il aurait aussi bien pu se contenter de lever la main » (Wittgenstein – Le cahier bleu)

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar Vanleers » 24 nov. 2014, 16:26

L’être humain n’est pas un « je », écrivions-nous, après avoir cité Sylvain Zac :

« L’individu humain est, pour Spinoza comme pour M. V. Jankélévitch, un Hapax, une essence singulière et unique, mais il n’est pas pour lui un « je » capable d’initiative, mais « nature » de part en part, qui, malgré son caractère d’individualité et d’unicité, est solidaire de tout un monde d’essences. »

Il n’est pas davantage un « soi ».

On rencontre dans l’Ethique l’expression « amour de soi » (amor sui) ou « satisfaction de soi » (acquiescentia in se ipso) mais cela ne signifie pas que ce « soi » soit une entité pour Spinoza.
L’expression « amor sui » ne se rencontre qu’une seule fois dans l’Ethique, en association avec la « philautia » et l’« acquiescentia in se ipso », dans la définition 28 des affects.
On rencontre également la « philautia » dans le scolie d’E III 55, en association avec l’« acquiescentia in se ipso »
Attachons-nous alors à la notion d’« acquiescentia in se ipso ».
Nous avons déjà indiqué, sur d'autres fils, que la notion de « soi » a si peu d’importance dans l’Ethique que le « in se ipso » de l’expression « acquiescentia in se ipso » disparaît dans la partie V.
Ce que nous rapprocherons de ce qu’écrit Pierre Zaoui :

« Deleuze nous a appris la voie éthique des athées qui n’est ni une théorie des devoirs et des fins, ni un appel prophétique à de nouvelles expériences fondamentales ou inouïes mais une exigence de théoriser la vie la plus immédiate et la plus partagée : l’exigence d’un amour sans limites de la vie sous toutes ses formes effectives, des plus grandioses aux plus calamiteuses, faisant de toute éthique digne de ce nom une éthique vitaliste – ce n’est jamais soi ou l’autre en tant que personne qui est à louer, sa gloire et sa postérité, mais la vie anonyme et immédiate, sans voix et sans figure, qui passe entre tous, effondre et relève, redresse et console, dans une innocence admirable. Une telle éthique consiste toujours à rejeter la mort et le soi et toute doctrine, réalités à chaque fois trop personnelles ou trop circonstanciées pour ne penser que cette vie immédiatement une et multiple, pour n’affirmer que la joie souveraine de la vie ou ses quantités intensives, et ainsi laisser les morts enterrer les morts. (La traversée des catastrophes p. 42 – Seuil 2010)

La « voie éthique des athées » nécessite une certaine dépersonnalisation, ce qui, au passage, n’est sans doute pas du goût des individus narcissiques, qu’il convient d’éviter car pénibles aux autres, comme l’écrit Spinoza :

« Et comme celle-ci [l’acquiescentia in se ipso] se répète à chaque fois que l’homme contemple ses vertus, autrement dit sa puissance d’agir, de là vient donc aussi que chacun adore raconter ses hauts faits et faire étalage de ses forces tant corporelles que spirituelles, et que les hommes, pour cette raison, sont pénibles les uns aux autres » (E III 55 sc.)

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar recherche » 24 nov. 2014, 22:42

(N'avez-vous pas le sentiment de monologuer un petit peu ?)

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar Vanleers » 25 nov. 2014, 13:51

A recherche

Votre réflexion me conduit à faire une parenthèse et, en marge du sujet de ce fil, à tenir un discours sur le discours et à vous envoyer un message sur les échanges de messages sur le forum spinozaetnous.
J’ai déjà ouvert plusieurs fils sur le forum et, toujours, de la même façon.
Je propose un sujet à travailler et j’ai besoin de plusieurs messages pour essayer de le poser en proposant des pistes de réflexion.
Je souhaite qu’un dialogue s’instaure et je réponds volontiers à certaines interventions dans la mesure où je les comprends, qu’elles m’intéressent et m’inspirent.
Ces trois conditions sont généralement réunies lorsque l’intervenant a travaillé le sujet mais il arrive que le message posté soit du type réaction quasi jaculatoire avec fautes d’orthographe à l’appui, sur un point sans importance et, parfois, sans aucun rapport avec la philosophie de Spinoza.
Je ne prétends pas que tous mes messages soient de qualité mais j’essaie de les rendre tels en prenant le temps de les travailler, de les rédiger d’abord avec un traitement de texte afin d’éviter les fautes (pas toutes, hélas) puis de les transférer par copier-coller.
J’ajoute que lorsque je m’adresse à quelqu’un en particulier, je cite son pseudo et que je termine mes messages par une formule de politesse.
Je pense ainsi respecter mon interlocuteur et, de façon générale, le lecteur.
J’ajoute que j’estime ne pas lui manquer de respect en ne lui répondant pas : mon silence signifie que ce qu’il a écrit ne m’a pas inspiré et me laisse sans voix.

J’ai déjà eu l’occasion de dialoguer avec vous sur le forum en notant que vous vous contentez souvent de poser brièvement une question sans rien apporter de positif à la discussion. Je ne vous en fais pas le reproche car, avec Spinoza, nous savons que, ni vous ni moi, nous ne sommes libres d’agir autrement que de la façon dont nous agissons.
Mais rien n’est gravé dans le marbre et il peut arriver que, tel message par exemple, soit une cause extérieure efficiente qui nous déterminera, à l’avenir, à agir différemment.
Je referme la parenthèse.
Bien à vous

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar recherche » 25 nov. 2014, 15:21

Merci pour votre réponse.

Lorsque nous avions discuté ici, je n'avais pas forcément eu le sentiment que vous cherchiez à considérer sérieusement ce que je vous proposais (je repense à une invitation à nous avancer franchement au-devant des difficultés du parallélisme).

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar Vanleers » 25 nov. 2014, 16:44

Spinoza signe « la fin de l’exception humaine » (titre d’un ouvrage de Jean-Marie Schaeffer – Gallimard 2007)
Toutefois, à la condition de ne pas les hypostasier, les notions de « sujet », « je », « soi », « conscience », « personne » sont des auxiliaires de l’imagination qui ont leur utilité éthique.
Le sage spinoziste est l’homme de la fortitude que Spinoza, rappelons-le, divise en fermeté et générosité. En principe, fermeté et générosité sont des désirs qui naissent de la raison mais il est clair que les notions précédentes les renforcent, surtout la générosité, aucun être humain n’agissant jamais totalement sous la dictée de la raison.
Précisons, avec Chantal Jaquet (La fortitude cachée), que la fermeté se subdivise en espèces, dont trois sont mentionnées par Spinoza :
1) La frugalité est le désir de se conserver sous la dictée de la raison ou la fermeté appliquée à la nourriture
2) La sobriété est la fermeté appliquée à la boisson
3) La présence d’esprit (animi praesentia) est la fermeté appliquée au danger, terme sous lequel Spinoza entend tout ce qui peut être cause de mal, c’est-à-dire de tristesse, de haine, de discorde (E IV 69 sc.)
On peut y ajouter, en vertu de la définition 48 des affects :
4) La chasteté (castitas) qui est le désir de se conserver sous la dictée de la raison ou la fermeté appliquée à l’union des corps

A l’instar de la fermeté, la générosité se subdivise à son tour en espèces. Spinoza en donne deux exemples :
1) La modestie ou humanité (modestia seu humanitas), désir de faire ce qui plaît aux hommes et de s’abstenir de ce qui leur déplaît (def. 43)
2) La clémence, puissance par laquelle l’homme modère colère et vengeance, qui s’oppose à la cruauté
Ainsi que l’écrit C. Jaquet :
« La modestie, c’est la générosité appliquée au plaisir et au déplaisir d’autrui. La clémence est la générosité appliquée à la colère et à la vengeance »

Bien que la question de l’éthique se pose, avec Spinoza, dans le cadre d’un naturalisme intégral dans lequel l’homme n’est pas un empire dans un empire, le sage spinoziste agit avec humanité et les notions énumérées ci-dessus (« sujet », « je »,…) ne peuvent qu’y contribuer.
Dans le scolie 1 d’E IV 37, Spinoza définit les trois vertus qui constituent l’humanité de l’homme qui suit la raison. Il s’agit de la Religion (religio), de la Moralité (pietas) et de l’Honnêteté (honestas). Il écrit :
« […], celui qui s’efforce de conduire les autres par la Raison agit non par impulsion mais avec humanité et bienveillance, et il est en parfait accord avec lui-même. Poursuivons. Je rapporte à la Religion tous les désirs et toutes les actions dont nous sommes cause en tant que nous avons l’idée de Dieu, c’est-à-dire en tant que nous connaissons Dieu ; mais j’appelle Moralité le Désir de bien agir qui naît du fait que nous vivons sous la conduite de la Raison. Le Désir par lequel un homme vivant sous la conduite de la Raison est poussé à établir avec autrui un lien d’amitié, je l’appelle Honnêteté […] » (traduction Misrahi)

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar Vanleers » 26 nov. 2014, 12:01

La philosophie de Spinoza est-elle une philosophie du bonheur ?
Si, par bonheur, nous entendons, avec Spinoza, la béatitude, la question est alors de savoir si celle-ci est au bout de cette philosophie, le résultat que l’on atteint lorsqu’on l’a pratiquée plus ou moins longtemps et comprise suffisamment.
Or, il semble qu’il n’en soit rien et que la béatitude, cette force majeure comme l’appelle Clément Rosset, nous tombe dessus comme la grâce, tel le « secours extraordinaire » du Dieu pascalien.
Nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels (E V 23 sc.), c’est-à-dire que nous sommes dans la joie, de toute éternité.
Le bonheur n’était donc pas à rechercher, en particulier dans la philosophie, puisqu’il était déjà là.
La lecture de l’Ethique ressemble à une danse de la pluie, plus ou moins longue, plus ou moins sophistiquée. La pluie arrive et nous ne savons pas si la danse y est pour quelque chose.
Elle aura eu au moins l’avantage de nous dégourdir les jambes et, dans le cas de l’Ethique, de nous dégourdir le cerveau.
Mais il reste que la béatitude est un sentiment que l’on éprouve sans faire nécessairement le lien avec ce que nous comprenons de la philosophie de Spinoza. Chant d’allégresse vide de tout contenu conceptuel précis.

Malgré tout le respect que l’on doit à Jean-Louis-Auguste Commerson, l’inoubliable auteur des Pensées d’un emballeur, on ne saurait souscrire à sa célèbre pensée inaugurale :

« Je ne connais que trois espèces d’hommes : les hommes heureux, les hommes malheureux et les emballeurs. »

Tant il est vrai qu’il n’y a qu’une seule espèce d’hommes : les emballeurs, qui sont au-delà du bonheur et du malheur.

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar Vanleers » 27 nov. 2014, 15:01

Selon Clément Rosset, la joie est la force majeure.
Pour Spinoza, la force majeure : la béatitude, est un affect et une idée : l’idée que nous sommes dans la béatitude de toute éternité. A la fois affect et idée : oxymore que l’on retrouve dans l’expression « amour intellectuel » de l’amor intellectualis Dei.
Cette pensée, que l’on dira majeure, joue un rôle pratique essentiel dans ce que l’on pourrait appeler, avec Descartes, la direction de notre esprit.

Indiquons auparavant que nous disposons d’un critère important, quoique partiel, pour diriger notre esprit, c’est-à-dire évaluer nos idées.
Avec Spinoza, nous savons qu’une pensée qui nous attriste est une pensée inadéquate.
En effet, la tristesse est toujours un affect passif et :

« Les actions de l’Esprit naissent des seules idées adéquates ; et les passions dépendent des seules inadéquates. » (E III 3)

Une pensée triste est donc une triste pensée.

Malheureusement, nous ne disposons pas d’un tel critère pour les pensées qui nous réjouissent. Elles peuvent être inadéquates, elles aussi, car une joie peut être un affect passif, voire mauvais comme l’orgueil (Déf. des affects 28)

Ceci est particulièrement dommage dans la situation où nous sommes pris dans nos propres cogitations, quand des pensées, joyeuses et tristes, se succèdent, nous mettant dans un état insatisfaisant de flottement de l’âme (fluctuatio animi).
Nous n’arrivons pas à voir quelles sont nos idées vraies et celles susceptibles d’être fausses car relevant de la connaissance du premier genre (E II 41), connaissance par expérience vague ou à partir des signes, que Spinoza appelle opinion ou imagination (E II 40 sc. 2).

Un moyen radical d’en sortir est de suspendre ces pensées en faisant appel à la pensée majeure : quoi que nous soyons en train de penser, nous sommes dans la béatitude de toute éternité.
On pourrait envisager un rapprochement avec l’epokhê des Sceptiques grecs sauf qu’ici cette suspension s’opère en faisant appel à la pensée majeure et non comme la décrit Sextus Empiricus :

« Les sceptiques, donc, espéraient aussi acquérir la tranquillité en tranchant face à l’irrégularité des choses qui apparaissent et qui sont pensées, et, étant incapables de faire cela, ils suspendirent leur assentiment. Mais quand ils eurent suspendu leur assentiment, la tranquillité s’ensuivit fortuitement, comme l’ombre suit un corps. » (Esquisses pyrrhoniennes – traduction Pierre Pellegrin Seuil Essais 1997 p. 21)

Il s’agit d’une pacification du mental, de ce que l’on appelle dans les techniques corporelles, une mise au repos du mental. Avec Spinoza, on parlera de revenir à l’état d’acquiescentia.
Peu importe ce que nous pensons ou ce que pensent les autres, en particulier ce qu’ils pensent de nous, cela ne nous empêche pas d’éprouver un sentiment de béatitude, c’est-à-dire de vivre avec bonheur.


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