Sartre et Spinoza au sujet de la liberté + R. Misrahi

Questions et débats touchant à la doctrine spinoziste de la nature humaine, de ses limites et de sa puissance.
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NaOh
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Re: Sartre et Spinoza au sujet de la liberté + R. Misrahi

Messagepar NaOh » 21 déc. 2014, 13:02

A l'intention de Vanleers

« Considéré sub specie temporis, un homme quoique nécessairement hétérodéterminé (E I 28) est dit libre si ce qu’il fait ou pense peut s’expliquer par lui seul. Il fait donc cause commune avec ce qui le détermine de l’extérieur. »

Vous faites ici état, comme à de nombreuses reprises sur ce forum, de votre compréhension de la « liberté » ( les guillemets s'expliqueront par la suite) en terme de « co-détermination » de l'agent et des causes extérieures. Tel que je vous comprends cela signifie : du moment que les causes extérieures et les opérations de l'agent concourent à un même effet, alors ces opérations peuvent être appelées « libres ».

Vous me pardonnerez, j'espère cette critique , mais j'aimerais montrer a) que cette conception vide le concept de liberté de sa substance et qu'il nous oblige à ne l'envisager que comme une « manière de parler »b) que Spinoza ne défend pas une telle conception de la « liberté ».

En ce qui concerne le premier point, il nous suffit je crois de passer de la formulation abstraite à des cas particuliers pour nous apercevoir que la conception de la liberté ici défendue est insuffisante. Elle conviendra en effet à des exemples d'opération que nous ne qualifierons certainement pas de « libre ».

Un de ces exemples est le suivant : Je circule dans un train pour me rendre à Nice. Le train roule vers Nice et j'ai le désir d'aller à Nice. Je fais certes « cause commune » avec les choses extérieures. Cependant, et c'est le sens de cet exemple, je suis passif. En témoigne le fait que je dépend entièrement de la compagnie ferroviaire quant à un éventuel arrêt du train contrariant mon désir « d'aller à Nice ». Que le train continue de rouler , et seconde ainsi ma puissance d'agir, ne change rien au fait que je suis pas la cause pour laquelle le train roule. Et sans cette causalité le mot de liberté me paraît vide de sens.

En effet, la liberté, si ce mot doit signifier quelque chose, implique à un degré ou à un autre la notion de maîtrise, c'est à dire un pouvoir autonome de modification des choses qui constituent notre environnement de vie. Mais comme le montre notre exemple du train, faire « cause commune » avec les choses qui constituent notre environnement de vie, ne suffit pas à établir notre maîtrise sur elles, donc ne suffit pas à établir notre liberté.

Qu'en est-il de la doctrine Spinoziste ? S'accorde-t-elle ou ne s'accorde-t-elle pas avec cette conception de la liberté-maîtrise ?

La liberté chez Spinoza égale la puissance. Mais la puissance s'évalue elle-même à partir de l'adéquation. Nous sommes libre, par conséquent puissant, si nous sommes la cause adéquate de nos opérations. Que signifie être cause adéquate de son opération ? Un agent est cause adéquate des effets qu'il produit, lorsque ces effets peuvent s'expliquer ( se déduire) de lui seul en tant qu'il en est la cause. De « lui seul » c'est à dire à l'exclusion de toute cause extérieure à lui . Précisons en quel sens il est bien seul à opérer, pour éliminer le cas où il fait « cause commune » avec les choses extérieures. Le critère est le suivant : dans le cas où l'agent fait « cause commune » avec les déterminations extérieures, l'effet peut très bien s'expliquer sans lui. Plus précisément l'effet sera le même que nous envisagions ou n'envisagions pas la causalité propre de l'agent ( puisqu'il est réputé hétéro-déterminé). Dans le cas d'une opération libre au contraire, nous ne pouvons pas comprendre l'effet sans poser la nature de l'agent comme cause, c'est à dire qu'il se produit dans la nature un effet qui demeurerait inexplicable si nous ne posions pas cette cause particulière et déterminée.

Considérer la liberté d'un individu c'est considérer les effets qui suivent de sa nature. Une dimension de maîtrise est nécessairement impliquée dans cette conception de la liberté. Comme en effet toutes les choses sont en commerce, ou autrement dit, comme l'homme n'est pas un « empire dans un empire » mais compose nécessairement avec les choses extérieures, on peut se représenter schématiquement deux cas, compte tenu de ces conditions réelles d'exercice de la liberté. Ou bien dans cette composition nécessaire avec les choses extérieures, l'homme à la puissance nécessaire pour les « subsumer » sous la loi de son désir, c'est à dire à la puissance nécessaire pour en user comme il l'entend et dans ce cas il s'en rend le maître. On dira qu'il est libre puisque il est la cause, à partir de laquelle se comprennent non seulement son action mais encore les « affections » ou le comportement des choses extérieures à lui. Ou bien au contraire, l'agent n'a pas la puissance nécessaire à faire concourir les choses extérieures à ses fins ou volontés, mais c'est bien plutôt lui qui est « subsumé » sous les conatus des choses extérieures, et il est dans ce cas non pas le maître des choses mais leur esclave. Il fait certes cause commune ( car il n'y a pas moyen d'échapper à cette communauté) mais il est impuissant : les effets qu'il produit ne se peuvent dériver de sa nature seule.

Naturellement quand je parle de maîtrise, je n'entends pas qu'elle s'étende à tout absolument, comme si on pouvait déduire l'ordre de la nature entière de la seule puissance causale de l'homme. Cette liberté est toujours relative et présente une infinité de degrés entre les deux cas extrêmes que je viens de décrire. Et dans cette infinité de cas intermédiaires nous sommes plus ou moins libre selon que nos effets s'expliquent plutôt plus ou plutôt moins par nous mêmes.

Bien à vous.

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Re: Sartre et Spinoza au sujet de la liberté + R. Misrahi

Messagepar Vanleers » 21 déc. 2014, 17:05

A NaOh

Je vais essayer de répondre progressivement à votre message.

1) Vous me donnez l’occasion de corriger la phrase citée : ce n’est pas à E I 28 qu’il convient de se référer mais à E II 9 qui vise les choses singulières existant en acte (ce que je comprends comme existant dans la durée), ce que ne fait pas E I 28. Il est vrai que la démonstration d’E II 9 se réfère à cette dernière.

2) Il est vrai que je fais souvent état de cette définition de la liberté en me référant à Pascal Sévérac :

« Agir, ce n’est pas produire un effet sans être déterminé par autre chose ; c’est produire un effet en étant déterminé par l’autre de telle sorte que cet effet se comprenne par soi seul. Etre actif signifie donc être déterminé par un autre à travers ce que l’on a de commun avec lui » (Le devenir actif chez Spinoza – cité par Julien Busse : Le problème de l’essence de l’homme p.63 – Publications de la Sorbonne 2009)

3) Reprenons votre exemple : je suis dans un train qui m’emmène vers Nice.
Comment expliquer le mouvement de mon corps vers Nice : par la conjonction de deux faits : a) un train est en marche vers Nice et b) je suis dedans.
Peut-on expliquer cette affection de mon corps (son mouvement vers Nice) par moi seul ? Certainement pas.
Certes, mon corps est déterminé à se mouvoir à cause du train car mon corps et lui avons en commun d’être des choses étendues. On peut donc dire que, sur ce point, je suis actif et que je fais cause commune avec le train.
Mais cette activité reste très partielle et, par exemple, je ne puis expliquer par mon corps seul qu’il se meut à telle vitesse.

4) L’effet produit par tel agent s’explique toujours par la conjonction de causes extérieures et de l’agent lui-même et ne s’explique jamais sans lui.
Dire que l’agent est cause adéquate de l’effet produit, c’est dire que l’effet peut se percevoir clairement et distinctement par lui car :

« J’appelle cause adéquate celle dont l’effet peut se percevoir clairement et distinctement par elle. Et j’appelle inadéquate, autrement dit partielle, celle dont l’effet ne peut se comprendre par elle seule » (E III déf. 1) (traduction Pautrat)

Notez le mot « peut » dans la définition de la cause adéquate (Misrahi traduit par « permet » et Guérinot par « peut » aussi).
Notez également que le mot « seul » n’intervient pas dans cette définition mais dans celle de la cause inadéquate.
Il est donc abusif, à mon sens, de préciser « à l'exclusion de toute cause extérieure à lui »

Voilà pour le moment.
Bien à vous

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Re: Sartre et Spinoza au sujet de la liberté + R. Misrahi

Messagepar Vanleers » 22 déc. 2014, 15:55

A NaOh

Je complète mon précédent message.
Vous écrivez :

« Une dimension de maîtrise est nécessairement impliquée dans cette conception de la liberté. »

Le langage de la maîtrise est plutôt celui de Descartes (« nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »). Spinoza utilise celui de l’activité et me paraît plus proche de Bacon : « On ne commande à la nature qu’en lui obéissant ».
Julien Busse (op. cit. p. 62) éclaire ce point :

« Si l’activité d’un corps A est déterminée par l’activité d’un corps B à travers une loi commune à l’une et l’autre activité, alors, relativement à cette loi commune, on ne peut dire que A pâtit absolument de l’action de B, puisque, par hypothèse, cette partie commune de l’affection de A par B s’explique autant par la nature de B que par la nature de A ; autrement dit, A est cause adéquate, et non partielle, de cette partie de l’affection de A par B qui obéit à une loi également présente en A et en B. »

La question de l’Ethique est donc : « Comment devenir actif ? » alors que celle que vous posez serait plutôt celle d’un supposé sujet qui chercherait à être maître des choses.
Mais il n’est pas question de sujet dans l’Ethique.

Bien à vous

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Re: Sartre et Spinoza au sujet de la liberté + R. Misrahi

Messagepar Ulis » 23 déc. 2014, 12:15

Il semble bien que Spinoza distingue le pouvoir d'agir et la liberté d'agir. Par exemple, en voiture, j'ai le pouvoir de ne pas mettre ma ceinture de sécurité mais je suis libre de la mettre. J'ai le pouvoir de fumer et je suis libre de ne pas fumer. Etre libre de fumer ce serait pour le sage être libre de s'aliéner ce qui est un non sens. Etre libre implique d'agir selon la raison. Faire cause commune avec ce qui nous détermine ne suffit pas. Il faut que ce qui nous détermine augmente notre puissance, la persévérance dans notre être.

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Re: Sartre et Spinoza au sujet de la liberté + R. Misrahi

Messagepar Vanleers » 23 déc. 2014, 14:36

A Ulis

Vous écrivez :

« Faire cause commune avec ce qui nous détermine ne suffit pas. Il faut que ce qui nous détermine augmente notre puissance, la persévérance dans notre être. »

Lorsque nous faisons cause commune avec ce qui nous détermine, nous sommes cause adéquate de ce que nous faisons (voir les messages précédents) et, à égalité (« parallélisme »), de ce que nous pensons.
Dans ce cas, l’esprit agit (voir E III 3 et dém.) et de cette action de l’esprit ne peut naître un affect de tristesse (E III 59) qui signerait une diminution de puissance(E III déf. 3).

Bien à vous

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Re: Sartre et Spinoza au sujet de la liberté + R. Misrahi

Messagepar hokousai » 23 déc. 2014, 17:45

="Vanleers"Lorsque nous faisons cause commune avec ce qui nous détermine, nous sommes cause adéquate de ce que nous faisons (voir les messages précédents


Ce qui peut- être une bonne définition de la fidélité (au mieux) à un parti politique (ou autre organisation de ce type) contraignant à l'obéissance.
Le jésuite obéissant ( « Perinde ac cadaver ») est un homme libre .cqfd

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Re: Sartre et Spinoza au sujet de la liberté + R. Misrahi

Messagepar Ulis » 23 déc. 2014, 17:58

@Vanleers
Il me semble que vous confondez Sénèque "Le sage échappe à la nécessité en voulant ce à quoi elle le contraint" avec Spinoza. Pour ce dernier, il ne s'agit pas seulement pour le sage de vouloir ce qui le contraint, mais ce qui le contraint doit lui être encore utile.

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Re: Sartre et Spinoza au sujet de la liberté + R. Misrahi

Messagepar Ulis » 23 déc. 2014, 18:02

Bonjour cher Hokousai !
Votre contribution, sans égal sur le site, est toujours une richesse, même en cas de désaccord. Je vous souhaite longue vie !

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Re: Sartre et Spinoza au sujet de la liberté + R. Misrahi

Messagepar Vanleers » 23 déc. 2014, 18:30

A Ulis

Je ne confonds rien et pense avoir donné une démonstration très simple, uniquement basée sur l’Ethique, qui prouve que lorsque nous faisons cause commune avec ce qui nous détermine, notre puissance ne peut pas diminuer.
Si la démonstration est fausse (mais vous n’en parlez même pas, l’avez-vous lue ?), je changerai évidemment d’avis.

Bien à vous

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Re: Sartre et Spinoza au sujet de la liberté + R. Misrahi

Messagepar Ulis » 24 déc. 2014, 17:06

@Vanleers
" lorsque nous faisons cause commune avec ce qui nous détermine, notre puissance ne peut pas diminuer."
Ne pouvons-nous pas faire cause commune avec une addiction mortifère qui nous détermine et réduit notre puissance ?
Bonsoir


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