La ruse de la connaissance du troisième genre

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
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Re: La ruse de la connaissance du troisième genre

Messagepar Vanleers » 30 sept. 2015, 12:20

Le corollaire d’E V 32 énonce que « Du troisième genre de connaissance naît nécessairement un Amour intellectuel de Dieu. Car de ce genre de connaissance naît (par la Prop. précédente) une Joie qu’accompagne l’idée de Dieu comme cause, […] ».

Que nous fait connaître la connaissance du troisième genre pour que, de cette connaissance, naisse une joie qu’accompagne l’idée de Dieu comme cause ?

La réponse me paraît se trouver dans la démonstration d’E V 35 (« Dieu s’aime lui-même d’un Amour intellectuel infini. »).
Cette démonstration, en effet, repose sur un « Dei natura gaudet infinita perfectione » (la nature de Dieu jouit d’une infinie perfection) que Pierre Macherey traduit par « Le monde est en joie ».
Spinoza précise que la nature de Dieu jouit d’une infinie perfection parce que Dieu est absolument infini (E I déf. 6) et parce que par réalité et perfection il faut entendre la même chose (E II déf. 6). Ces deux définitions sont intuitives et relèvent donc de la connaissance du troisième genre (qualifiée par Spinoza de science intuitive).

Nous comprenons, par la connaissance du troisième genre, que le monde est en joie et de cette compréhension naît la joie dont il est question dans le corollaire d’E V 32.
Une telle joie paraîtra a priori scandaleuse, comme l’écrit Pascal Sévérac dans un passage déjà cité :

« En somme, vivre selon le troisième genre de connaissance revient à vivre d’une manière qui nous apparaît toujours d’abord, et souvent pour longtemps, comme insupportable, à nous qui vivons ordinairement dans l’imagination : comment vivre l’absolue positivité de l’être, celui de Dieu, de soi et des autres en même temps ? Une telle vie ne peut paraître insupportable, ou tout bonnement impossible, qu’à l’homme d’imagination, qui ne peut s’empêcher de contempler, avec affliction, la négativité des choses mêmes. » (Le devenir actif chez Spinoza p. 405 – Honoré Champion 2005)

Il avait écrit juste avant que penser et vivre selon la connaissance du troisième genre :

« C’est penser et éprouver qu’il n’y a rien à craindre parce que, de fait, le réel n’est pas à craindre ; qu’il n’y a rien à choisir, parce que, de fait, le réel n’est pas à choisir ; qu’il n’y a pas à s’efforcer à être, agir et vivre bien, parce que de fait, automatiquement, nous sommes, agissons et vivons bien. » (ibid.)

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Re: La ruse de la connaissance du troisième genre

Messagepar Vanleers » 01 oct. 2015, 10:32

Je reviens au « Dei natura gaudet infinita perfectione » de la démonstration d’E V 35.
Pautrat et Guérinot traduisent « gaudet » par « jouit » : la nature de Dieu jouit d’une infinie perfection et Misrahi par « se réjouit » : la nature de Dieu se réjouit d’une perfection infinie.
Misrahi indique en note :

« Gaudet : éprouve de la joie, se réjouit. La Définition 6 de la Partie II, à laquelle se réfère Spinoza, affirmait seulement l’identité de la réalité et de la perfection. Ici s’ajoute, en Dieu, l’expérience de la joie. »

Pierre Macherey, qui traduit lui aussi « gaudet » par « jouit » est néanmoins proche de Misrahi dans son commentaire. Il écrit :

« Cet affect prend d’abord la forme d’un affect primaire de joie : « La nature de Dieu jouit de son infinie perfection » (Dei natura gaudet infinita perfectione). Elle en jouit d’abord en ce sens qu’elle en dispose : c’est cette idée qui se dégage immédiatement de la définition 6 du de Mente, où a été affirmée l’identité absolue de la réalité et de la perfection telle qu’elle résulte de la compréhension rationnelle de cette réalité. Cette perfection n’est pas un caractère reconnu à la substance de l’extérieur, mais exprime la complète adhésion à soi de sa réalité infinie qui, en raison précisément de son infinité, se suffit totalement à elle-même et en quelque sorte se satisfait ou se contente de ce qu’elle est, puisque rien par définition ne peut lui manquer. Mais Spinoza va plus loin encore : il reconnaît à cet accord intrinsèque, qui lie à elle-même la substance divine, la dimension d’un authentique affect, dont cette substance est réellement le siège, sinon à proprement parler le sujet – la notion d’un sujet infiniment infini est manifestement contradictoire : on peut considérer que ceci est l’un des principaux acquis de l’argumentation du de Deo. C’est la nature des choses qui, à travers une sorte de vibration universelle, affirme activement son infinie perfection et se réjouit de celle-ci en développant le sentiment de son autosuffisance : pour le dire d’un mot, le monde est en joie. » (Introduction … V pp. 163-164)

La joie qui naît de la connaissance du troisième genre est la joie de participer à la joie du monde. Ceci est encore plus clair en E V 36 où Spinoza démontre que cette joie est une partie de la joie de Dieu : l’amour intellectuel de l’esprit envers Dieu est une partie de l’amour infini dont Dieu s’aime lui-même.

Jean de la Croix, cité dans le premier post de ce fil, préconise de « recour[ir] sans retard à un acte ou mouvement d’amour anagogique contre le vice, élevant notre cœur à l’union de Dieu », ce que l’on peut transposer dans un cadre spinoziste. Il s’agit en effet de s’élever dans la joie, c’est-à-dire de prendre ou reprendre conscience que, quoi que nous fassions, nous sommes toujours joyeusement connectés au monde (à Dieu) et à sa joie.

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Re: La ruse de la connaissance du troisième genre

Messagepar Vanleers » 02 oct. 2015, 10:53

Redonnons le lien de l’article d’Henrique « Eprouver l’amour intellectuel ? »:

http://www.spinozaetnous.org/article14.html

Le paragraphe « Comment développer l'amour intellectuel ? » s’intéresse aux « moyens non d'atteindre la béatitude mais une conscience suffisamment claire et distincte de cet état ».
Outre les préjugés intellectuels qu’il faut faire tomber, il est nécessaire de développer une affectivité active, c’est-à-dire tout sauf triste.
Les exercices que propose le scolie d’E V 10 peuvent-ils toujours venir à bout des affects tristes de telle sorte que :

« Une fois la mentalité humaine ainsi préparée, une fois libérée des passions qui font écran à la conscience claire de notre perfection et éternité, la béatitude se révèle naturellement et spontanément. » ?

La question se pose, en particulier, pour la tristesse généralisée, ce que Spinoza appelle la mélancolie, qui est un sérieux obstacle à la joie de vivre dans toute sa plénitude.
Ce genre de tristesse conduit celui qui l’éprouve à des comportements, plus ou moins compensés, qui attristent la vie, la sienne et celle des autres, même si c’est à son corps défendant et sans qu’il en soit nécessairement conscient. Des pratiques psychocorporelles comme celles que signale Bruno Giuliani à la suite de l’article d’Henrique peuvent sans doute agir comme des révélateurs de ces tristesses profondes et aider à s’en débarrasser.
La « très puissante et très spinoziste Biodanza » (Giuliani), par exemple, se présente comme une culture de l’allégresse au sens de Spinoza (une joie qui se rapporte à l’homme lorsque toutes ses parties sont affectées à égalité – Éthique III 11 sc.)
Comme la mélancolie, le chatouillement et la douleur, l’allégresse fait partie de ces affects corporels au sujet desquels Chantal Jaquet écrit :
« Quoique l’esprit en ait nécessairement l’idée, ces quatre affects sont indéniablement des affects du corps, car ils concernent des modifications qui touchent à la structure de mouvement et de repos qui le définit, et expriment un rapport d’équilibre ou de déséquilibre entre ses parties, selon qu’elles sont affectées à égalité ou non. Ils se constituent donc au niveau de l’étendue, trouvent leur principe dans cet attribut et traduisent les variations de la puissance d’agir du corps. » (L’unité du corps et de l’esprit p. 125 – PUF 2004)

Les pratiques psychocorporelles qui, comme la Biodanza, visent à augmenter l’allégresse peuvent parfois aider à prendre conscience d’une mélancolie cachée (l’exact opposé de l’allégresse) et à s’en libérer. En considérant ces pratiques, non pas comme de simples exercices physiques mais en les associant à une démarche intellectuelle visant à faire tomber un certain nombre de préjugés, cela permettra sans doute « de faire l'expérience et de développer cette joie éternelle de vivre avec intensité et unité » (Giuliani), ce qui est le but de l’Ethique annoncé au début de la partie II.

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Re: La ruse de la connaissance du troisième genre

Messagepar Vanleers » 12 oct. 2015, 11:08

De la connaissance du troisième genre naît la béatitude (E V 32) dont Spinoza a déjà donné la définition en E IV App. ch. 4 : la satisfaction de soi qui naît de la connaissance intuitive de Dieu.
La satisfaction de soi est la satisfaction d’être une certaine puissance d’exister. On pourrait dire une puissance de vivre en entendant par « vivre » : penser pour l’esprit et agir pour le corps.
Que cette puissance d’exister augmente ou diminue, elle est là et la satisfaction d’être cette puissance, aussi. On peut donc être bienheureux et triste à la fois. On retrouve indirectement cette idée en E IV 21 :

« Nul ne peut désirer être bienheureux [beatum], bien agir et bien vivre sans désirer en même temps être, agir et vivre, c’est-à-dire exister en acte »

Que l’on vive bien ou mal, on vit et on s’en réjouira.

Mais Spinoza précise : la satisfaction de soi « qui naît de la connaissance intuitive de Dieu ».
Qu’est-ce que la connaissance intuitive de Dieu ?
Lorsque je pense et j’agis, ce n’est pas un moi substantiel qui pense et qui agit mais c’est Dieu qui, à travers moi, pense et agit.
C’est ce que montre la partie I de l’Ethique qui se fonde sur des définitions que nous connaissons intuitivement.
Dire que c’est Dieu qui pense et agit « à travers » moi, ne veut pas dire que le moi soit une illusion. Dans le vocabulaire de Spinoza, le « à travers » signifie que l’être du moi n’est pas substantiel mais modal : le moi n’est donc pas un être de raison.
Ajoutons que nous nous considérons comme une puissance d’exister soit dans le temps soit dans l’éternité. Dans le deuxième cas, la satisfaction d’être une puissance d’exister sera appelée « amour intellectuel de Dieu » car, ici, nous n’imaginons plus Dieu comme présent mais nous comprenons qu’il est éternel (E V 32 cor.).

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Re: La ruse de la connaissance du troisième genre

Messagepar Vanleers » 13 oct. 2015, 17:02

En transposant de Dieu à l’homme le « Dei natura gaudet infinita perfectione » de la démonstration d’E V 35 on dira que :

La nature de l’homme se réjouit d’être une expression de la perfection infinie de Dieu.

Mais la perfection de Dieu est sa puissance car :

« Par réalité et perfection, j’entends la même chose » (E II déf. 6)

« La puissance de Dieu est son essence même » (E I 34)

Ceci rejoint une remarque d’Henrique qui, en réponse à RomainD, écrivait le 31/05/2015 :

« Vous demandez pour finir ce que peut signifier "vouloir la douleur autant que le plaisir comme autant de modalités de la puissance d'être affecté". Dans cette philosophie de l'affirmation qu'est celle de Spinoza, chaque être est une façon pour la substance de s'affirmer. En ce sens, tout y est parfait, rien ne manque. Si nous connaissons la douleur, ce n'est donc pas par une imperfection de notre nature, mais par sa perfection même. Car ce qui est parfait dans l'être, c'est sa puissance de s'affirmer, c'est-à-dire de vivre. Vouloir vivre, c'est donc vouloir tout ce qui fait la vie. Ou encore vouloir la puissance, c'est vouloir la puissance d'affecter autant que d'être affecté, et donc de pâtir autant que de se réjouir. La béatitude n'est pas l'absence de douleur ou de tristesse, c'est la puissance de se satisfaire de vivre et donc d'éprouver du plaisir autant que de la douleur, c'est se satisfaire de l'insatisfaction. »

C’est en :

viewtopic.php?f=15&t=1564

Signalons aussi les belles pages de Pascal Sévérac sur la jouissance d’être dans « Spinoza Union et Désunion » – Vrin 2011 (pages 111 à 119).

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Re: La ruse de la connaissance du troisième genre

Messagepar Vanleers » 14 oct. 2015, 15:39

Dans le texte signalé dans le post précédent, Pascal Sévérac écrit que :

« Une ligne affective de la joie comme rapport à soi traverse donc l’Ethique, jusqu’à la béatitude. » (op. cit. p. 117)

Cette ligne relie le contentement (gaudium) à la béatitude via la satisfaction de soi-même (acquiescentia in se ipso).
Il est question du contentement en E III 57 sc. :

« C’est pourquoi, bien que chaque individu vive content de la nature dont il est constitué, et s’en réjouisse, cette vie néanmoins dont chacun est content, et cette réjouissance ne sont rien d’autre que l’idée ou l’âme de cet individu, et partant la réjouissance de l’un s’éloigne de la réjouissance de l’autre autant que l’essence de l’un diffère de l’essence de l’autre. »
P. Sévérac commente :

« Le terme qu’utilise Spinoza pour nommer cette réjouissance est gaudium : il désigne un contentement, une jouissance intime, une satisfaction intérieure. Ce gaudium n’a donc rien à voir avec du narcissisme : il relève de l’idée que je suis, non de l’idée que j’ai de moi-même. Il est non pas une représentation qu’a l’individu de lui-même, mais « l’âme » même de cet individu, entendue comme le sentiment de la vie en soi. C’est pourquoi ce sentiment n’est pas à proprement parler une joie, au sens d’une augmentation de la puissance d’agir, mais une réjouissance, au sens d’une jouissance de sa propre puissance : n’est pas senti un accroissement de perfection (une joie), mais la perfection même qui nous constitue (un gaudium). » (p. 115)

Mais rappelons la définition du contentement (gaudium) :

« Le contentement est une joie qu’accompagne l’idée d’une chose passée qui s’est produite contre l’espérance » (E III déf. Aff. 16)

Il semble a priori étonnant de vouloir relier « le gaudium [qui] désigne la joie de la bonne surprise, du dénouement inattendu mais heureux » (p. 117) à la béatitude qui est une joie constante (cf. E V 33 sc.), ce qui pourrait laisser penser que la béatitude surviendrait comme une Grâce, ce que suggère Victor Delbos en commentant E V 42 (« La béatitude n’est pas la récompense de la vertu… »). Il écrit en effet :

« Il y a là une sorte d’équivalent rationnel de la doctrine de la Grâce en ce qu’elle peut avoir de plus opposé à l’efficacité et même à la possibilité d’initiatives individuelles dans la vie présente (cf. TTP chap. 12). »(Le spinozisme – Vrin 2005 p. 169)

P. Sévérac justifie plus simplement que la beatitudo, c’est-à-dire une réjouissance stable, suive d’une joie qui arrive par surprise. Il écrit :

« […] il y a gaudium lorsque les choses, ici notre propre puissance, notre perfection intérieure nous surprennent : le gaudium est la bonne surprise de jouir de ce qu’on a tendance à oublier, et qu’on est tout heureux, à l’occasion de tel ou tel état (une hilaritas, une convalescence, le répit après un grand chagrin) de recouvrer. » (p. 117)

La béatitude existe de toute éternité mais nous l’oublions et, à chaque fois que nous en reprenons conscience, nous avons le sentiment d’une heureuse surprise, de retrouver ce que, en réalité, nous n’avions jamais perdu.

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Re: La ruse de la connaissance du troisième genre

Messagepar Vanleers » 15 oct. 2015, 16:47

La ligne affective de joie qui, selon Pascal Sévérac (voir post précédent), relie le contentement (gaudium) à la béatitude (beatitudo) passe par la satisfaction de soi-même (acquiescentia in se ipso).
En effet, la béatitude est la satisfaction de soi qui naît de la connaissance intuitive de Dieu (E IV App. ch. 4). Il est donc nécessaire que le gaudium naturel que chacun éprouve, tant qu’il est animé de vie, c’est-à-dire de puissance ou de perfection, soit pris comme objet de réflexion. « Or, écrit P. Sévérac, l’Ethique vise justement à nous mettre dans la disposition de contempler, rationnellement, notre propre perfection : c’est-à-dire d’en comprendre l’union intime avec la perfection divine » (op. cit. pp. 117-118)
Comprendre l’union intime avec la perfection divine, c’est comprendre que notre béatitude est une partie de la béatitude de Dieu.
Dès lors, vivre dans la béatitude, c’est comme si c’était vivre sous la protection d’un puissant anticyclone qui chasse les affects mauvais. C’est ce que dit Spinoza en E V 42 :

« La béatitude n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu même ; et ce n’est pas parce que nous réprimons les désirs capricieux [libidines] que nous jouissons d’elle, c’est au contraire parce que nous jouissons d’elle que nous pouvons réprimer les désirs capricieux. » (traduction Pautrat)

Notons que dans sa traduction de 1998, B. Pautrat avait traduit « libidines » par « appétits lubriques ».
Il a justifié son changement de traduction dans Ethica sexualis – Payot 2011. En E V 42, écrit-il, « le mot désigne très largement les « désirs capricieux », déraisonnables, aveugles ou irréfléchis » (p. 236)

Une des meilleures choses que nous puissions faire, c’est de rester conscient que nous vivons, de fait, sous un régime de joie « anticyclonique » qui ne dépend pas de nous.

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Re: La ruse de la connaissance du troisième genre

Messagepar Vanleers » 16 oct. 2015, 20:44

Ajoutons que Misrahi traduit « libidines » en E V 42 par « désirs sensuels », Appuhn par « appétits sensuels », Guérinot par « penchants » et Saisset par « mauvaises passions », ce qui paraît être la meilleure traduction.
En effet, la proposition E V 42 est la dernière de l’Ethique, son couronnement, et on ne comprendrait pas que Spinoza en restreigne la portée aux seuls affects sensuels.

C’est en jouissant de la béatitude que nous réprimons nos mauvais affects car, comme le précise la démonstration, plus nous jouissons de la béatitude et plus nous comprenons, c’est-à-dire plus grande est la puissance de notre esprit sur ces affects.

Comme le disait Deleuze dans son cours sur Spinoza, la joie rend intelligent.

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Re: La ruse de la connaissance du troisième genre

Messagepar Vanleers » 17 oct. 2015, 11:42

La vie selon l’Ethique est très simple dans son principe.
Nous ne partons pas de rien mais de la joie de vivre qui habite chacun. Il s’agit simplement de relier consciemment cette joie à Dieu pour la stabiliser et la faire passer du statut d’un gaudium naturel à celui de beatitudo.
Nous serons alors mus, disons le plus souvent – il peut y avoir des éclipses – non pas par la crainte et l’aversion, mais par la jouissance d’être (cf. E IV App. ch. 25)
L’Ethique, en nous faisant comprendre notre union intime avec Dieu, ne vise qu’à cela (cf. E IV App. ch. 31).

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Re: La ruse de la connaissance du troisième genre

Messagepar Vanleers » 26 oct. 2015, 14:57

Rappelons le conseil donné par Jean de la Croix cité dans le premier post de ce fil :

« Lorsque nous sentons le premier mouvement ou le premier assaut de quelque vice comme la luxure, la colère, l’impatience, l’esprit de vengeance à la suite d’une offense reçue, etc… nous ne résisterons pas par un acte de vertu contraire, mais dès que nous le sentirons, nous recourrons sans retard à un acte ou mouvement d’amour anagogique contre le vice, élevant notre cœur à l’union de Dieu. Car, grâce à l’élévation, l’âme se rend absente de là, se présente à son Dieu et s’unit à lui, laissant le vice ou la tentation et l’ennemi frustré de son projet, ne trouvant plus qui frapper ; car l’âme étant plus là où elle aime que là où elle anime, s’est divinement dérobée à la tentation. L’ennemi ne trouve plus qui frapper, il a perdu sa proie, car l’âme n’est plus là où la tentation (ou l’ennemi) voulait la frapper et la blesser. »

Demandons-nous ce que pourrait être l’« ennemi » si nous essayions de replacer ce conseil dans une perspective spinoziste.
Spinoza indique dans le scolie d’E V 36 « en quoi consiste notre salut, autrement dit béatitude, autrement dit liberté, à savoir, dans un amour constant et éternel envers Dieu »
Cet amour constant et éternel nous libère et Spinoza démontre plus précisément en E V 42 que c’est lui, c’est-à-dire la béatitude, qui nous affranchit des désirs capricieux (libidines) qui nous asservissent, c’est-à-dire de l’« ennemi ».
Il n’y a plus qu’un pas à franchir pour assimiler les « libidines » au moi, ce que nous ferons en citant Rûmî (1207-1273) :

« Car là où l’amour s’éveille, meurt
Le moi, ce sombre despote. »

L’« ennemi », c’est le moi, ce sombre despote, qui meurt là où nous prenons conscience que nous sommes habités par l’amour intellectuel de Dieu.
Précisons qu’il s’agit de ce qu’on pourrait appeler le moi-passion, c’est-à-dire le moi qui, de bon serviteur (c’est l’instance nécessaire de la persévérance dans l’être) est devenu un mauvais maître.
C’est lui qui mène la danse dans les conflits interhumains où les ego exacerbés s’affrontent.
L’Ethique et ses « mathématiques sévères » nous montrent comment nous en libérer.


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