Conscience et conscience de soi

Questions philosophiques diverses sans rapport direct avec Spinoza. (Note pour les élèves de terminale : on ne fait pas ici vos dissertations).

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Vanleers
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Re: Conscience et conscience de soi

Messagepar Vanleers » 24 déc. 2015, 14:40

A hokousai

Pour essayer de mieux faire comprendre ce que j’entends par « joie d’être » et, notamment, qu’il ne s’agit pas de laetitia, j’ai donné un extrait d’E III 57 sc. et le début de l’explication de Pascal Sévérac qui explicite la notion de gaudium.
Mais il faut aller plus loin et votre post en est l’occasion.

La joie d’être, ce n’est pas la joie d’être ce que je suis mais la joie d’être, tout court. Autrement dit, non pas se réjouir de son essence mais se réjouir de son existence, d’où la brève allusion à Heidegger.
L’expression qui, chez Spinoza, traduirait peut-être le mieux la joie d’être est acquiescentia in se ipso (satisfaction de soi) auquel on a enlevé le « in se ipso ». C’est d’ailleurs ce qui arrive dans la dernière partie de l’Ethique où ne reste que l’acquiescentia et j’ai déjà eu l’occasion sur le forum, de dire toute l’importance de la disparition de l’« in se ipso » à la fin de l’Ethique.
La joie d’être ainsi entendue est une joie stable, en repos (quies), « catastématique » comme on le dit du plaisir chez Epicure. C’est la même joie à tous les âges, la même chez l’ivrogne et le philosophe… et chez les animaux.
L’homme, selon Spinoza, n’est pas un empire dans un empire. L’âme (mens) est l’idée du corps et ce qui distingue, par exemple, l’âme d’un pingouin de l’âme d’un être humain, c’est que l’âme d’un pingouin est l’idée d’un corps beaucoup moins complexe que le corps d’un être humain.
En somme, l’homme est une sorte de pingouin mais en plus gros et en plus compliqué. Montaigne, à sa façon, l’avait déjà dit :

« C’est par la vanité de cette mesme imagination, qu’il [l’homme] s’egale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines, qu’il se trie soy mesme et separe de la presse des autres creatures, taille les parts aux animaux ses confreres et compaignons, et leur distribue telle portion de facultez et de forces que bon luy semble. » (Essais II 12 – Villey p. 452)

Le spinozisme est un naturalisme intégral qui ne sépare pas l’homme de la presse (foule) des autres choses et il n’y a aucune raison de penser qu’un pingouin ne vit pas, à sa façon bien entendu, la joie d’être, l’acquiescentia.

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Re: Conscience et conscience de soi

Messagepar aldo » 24 déc. 2015, 16:17

Vanleers a écrit :En somme, l’homme est une sorte de pingouin mais en plus gros

Quel bonheur, voilà que je commence à comprendre Spinoza !
(et c'est vrai que ça procure une certaine joie)

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Re: Conscience et conscience de soi

Messagepar NaOh » 24 déc. 2015, 16:43

E IV proposition 37 scolie 1.

"Ce que je dis, c'est qu'il n'y a pas là de raison pour ne pas chercher ce qui nous est utile, et par conséquent pour ne pas en user avec les animaux comme il convient à nos intérêts, leur nature n'étant pas conforme à la nôtre, et leurs affects étant radicalement différents de nos affects"


Les différences de complexité entraînent des différences de qualité, selon le vieux paradoxe sorite.

Mais on comprend ce que vous voulez dire, Vanleers.

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Re: Conscience et conscience de soi

Messagepar Vanleers » 24 déc. 2015, 16:55

Scolie salvateur : ce n’est quand même pas parce que nous savons que les bovins ont une âme qu’on va se priver d’entrecôtes et de rôtis de veau.

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Re: Conscience et conscience de soi

Messagepar NaOh » 24 déc. 2015, 17:05

aldo a écrit :Quel bonheur, voilà que je commence à comprendre Spinoza !


Même pas en rêve l'ami, même pas en rêve...

Joyeux noël quand même.

( je taquine hein, ne vous énervez pas surtout..)

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Re: Conscience et conscience de soi

Messagepar aldo » 24 déc. 2015, 21:51

Lo bona saturnalia !
Abusus non tollit usum, sed ad impossibilia nemo tenetur : amicus veritas, sed magis amica Deleuzum.
Et caetera (uti, non abruti)

Aldus, alde, aldum, aldi, aldo & aldo (Vicesimo primo saeculo Deleuzian erit : Essai III 9 ("Veni, vidi, vici"), proposition 67, partie 14 du corollaire 98 de la définition 23 et son scolie)

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Re: Conscience et conscience de soi

Messagepar hokousai » 25 déc. 2015, 23:41

Vanleers a écrit :La joie d’être, ce n’est pas la joie d’être ce que je suis mais la joie d’être, tout court.

Tout court, si vous voulez être court, c'est être.

Moi je veux bien décliner l' être dans la qualité, c'est à dire lui conférer la joie mais à tout prendre en priorité je lui accorderait la conscience et puis éventuellement la conscience de la joie.

Que l' être soit satisfait ... comment ne pas l 'être, ce serait ne pas être ou être moins que être. Ce serait être en manque d' être (négation). Etre satisfait est le purement quantitatif, c'est être tel qu' il n'y a pas négation .

Maintenant ne pas être conscient d' être cela fait une différence.
et je dirais pingouin ou autre s'il n 'y a pas conscience de la joie il n' y a pas la joie.

Mais a -t- on véritablement conscience d'être (hors de savoir le dire).
A mon avis non.
La satisfaction d 'être ( la quantité ) n' implique pas la conscience de la satisfaction d' être.
Le vivant singulier a conscience d'une qualité d'être.
S' il est ontologiquement affirmation ce n'est pas de cet indifférencié que la conscience (et celle de la joie) peut naitre .
Le vivant n'est jamais dans une stase statique indifférenciée.( pour faire court: il désire )
La conscience de la joie nait « in se ipso ».... et ne peut en sortir, ce serait ne plus être un organisme vivant mais la nature toute entière :woh:
(sur la conscience d' icelle je ne me prononce pas).

Le spinozisme est un naturalisme intégral qui ne sépare pas l’homme de la presse (foule) des autres choses et il n’y a aucune raison de penser qu’un pingouin ne vit pas, à sa façon bien entendu, la joie d’être, l’acquiescentia.
Mais si, bien sûr que si Spinoza sépare ...il distingue des choses singulières dans la nature. :wink:
Il distingue même les pierres des animaux, voire les hommes et les animaux .... quand ce n'est pas les femmes des hommes.

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Re: Conscience et conscience de soi

Messagepar NaOh » 26 déc. 2015, 12:29

A Vanleers,

Vous dites:

Vanleers a écrit :La joie d’être ainsi entendue est une joie stable, en repos (quies), « catastématique » comme on le dit du plaisir chez Epicure. C’est la même joie à tous les âges, la même chez l’ivrogne et le philosophe… et chez les animaux.


Mais êtes-vous bien certain de cela?
On pourrait, il me semble, vous faire une objection de bon sens. Un ivrogne n'a certes pas accès à ce plaisir catastématique dont vous faites état, justement parce qu'il tire son plaisir d'une chose qui lui cause des souffrances ou dit autrement parce que sa vie est dominée par la passion de boire. Il n'est pas utile ici d'énumérer les maux qui accompagnent en général l'alcoolisme, mais il suffira de remarquer qu'au total il s'agit plus d'une vie de souffrance que de joie.

J'ai peur que votre suggestion ne soit un peu trop forte, elle risque en effet de faire de disparaître l'enjeu éthique lui-même, celui du "bien agir" et du "bien vivre".

Bien à vous.

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Re: Conscience et conscience de soi

Messagepar Vanleers » 26 déc. 2015, 14:44

A hokousai

1) Vous avez écrit (pas dans le dernier post) :

« Ce n'est donc pas l'installation dans un comprendre stable (une stase) que je mets en valeur mais la tension.
Jusqu'à la fin de l'Ethique Spinoza parle de mouvement (activité de l'esprit, tension vers) la béatitude n'est pas une stase. On ne cesse d'agir et donc de comprendre. »

Je mets plutôt l’accent sur le caractère stable et apaisé de la béatitude que Spinoza assimile à l’acquiescentia, un mot qui revient 8 fois dans la partie V de l’Ethique.
E V 27, par exemple, démontre que du troisième genre de connaissance naît la plus haute satisfaction d’esprit (Mentis acquiescentia) qu’il puisse y avoir.
Commentant cette proposition, Pierre Macherey écrit (Introduction … V pp. 140-141) :

« Nous venons de voir, en lisant la proposition précédente, que l’âme humaine dispose d’une aptitude à connaître les choses par le troisième genre de connaissance, et est vouée par cette aptitude à développer de plus en plus cette connaissance : or la mise en pratique de cette aptitude ne s’effectue pas de manière inquiète, comme la poursuite d’un idéal dont la réalité pourrait toujours être remise en doute et dont l’atteinte demeurerait jusqu’au bout incertaine ; mais l’âme sait bien […] »

2) Spinoza ne sépare pas, ne met pas à part (c’est le sens chez Montaigne) l’homme des animaux mais, bien entendu il distingue les choses singulières entre elles. Les animaux, homme compris, se distinguent par leurs corps.
J’ai écrit que l’âme d’un pingouin était l’idée d’un corps beaucoup moins complexe que le corps d’un être humain. Spinoza fait allusion à la complexité du corps humain dans le postulat 1 de la « Petite physique » mais il est préférable de parler d’aptitudes plutôt que de complexité, comme Spinoza l’écrit en E II 13 sc :

« Je dis pourtant, de manière générale, que plus un Corps l’emporte sur les autres par son aptitude à agir et pâtir de plus de manières à la fois, plus son Esprit l’emporte sur les autres par son aptitude à percevoir plus de choses à la fois ; et plus les actions d’un corps dépendent de lui seul et moins il y a d’autres corps qui concourent avec lui pour agir, plus son esprit est apte à comprendre de manière distincte. Et c’est par là que nous pouvons connaître la supériorité d’un esprit sur les autres […] »

Sylvain Zac commente (L’idée de vie dans la philosophie de Spinoza – PUF 1963) :

« C’est pourquoi la supériorité d’un esprit à l’autre, son aptitude à percevoir un plus grand nombre de choses à la fois, se rapporte à la supériorité d’un corps plus apte, par rapport aux autres, de se rendre indépendant de l’action des autres corps. » (p. 97)

Il reprend plus loin :

« Les corps humains dépassent tous les autres corps par la richesse et la multiplicité de leurs aptitudes. C’est pour cette raison qu’ils réalisent une indépendance plus grande vis-à-vis des corps extérieurs et qu’ils se rapportent à des esprits capables d’avoir une grande connaissance d’eux-mêmes, des choses et de Dieu. « Dans cette vie donc, nous faisons avant tout effort pour que le corps de l’enfance se change, autant que la nature le souffre et s’y prête, en un autre qui soit apte à un très grand nombre de choses et se rapporte à un esprit qui soit le plus possible conscient de lui-même, et de Dieu, et des choses, et tel que tout ce qui se rapporte à sa mémoire et à son imagination ait à peine d’importance au regard de l’entendement » (E V 39 sc.) » (p. 111)

3) Nous avons déjà beaucoup discuté de la conscience selon Spinoza sur le forum. Comme j’ai déjà cité Zac, je continue :

« En tant qu’idée, elle [l’âme humaine] est un contenu de conscience, car de toute idée il y a une idée de l’idée (E II 20 et 21). La conscience, chez Spinoza, n’implique nullement un « Je » qui accompagne toutes nos représentations. […] Ce que Spinoza veut dire c’est qu’il est dans la nature de l’idée d’être consciente d’elle-même, cette conscience qui l’accompagne pouvant être – comme nous le verrons – « inadéquate » ou « adéquate ». » (p. 94)

La joie d’être est un mode du penser (cf. E II ax. 3) nécessairement accompagné d’une idée (ibid.) et donc, concomitamment, de l’idée de cette idée. Cette dernière, c’est-à-dire la conscience de la joie d’être pourra être inadéquate ou adéquate mais il y aura toujours conscience de la joie.

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Re: Conscience et conscience de soi

Messagepar Vanleers » 26 déc. 2015, 16:12

A NaOh

J’essaie de voir si la joie d’être ne serait pas un autre nom de la béatitude selon Spinoza.
Je n’entends donc pas cette joie comme un plaisir, ni même comme un affect au sens d’E III déf. 3, comme Spinoza le fait remarquer en E V 36 sc.
Je pense que l’ivrogne, en proie à la passion de boire qui lui donne à la fois des joies passagères et des tristesses peut néanmoins connaître la béatitude.
Je m’appuie sur E II 47 :

« L’esprit humain a une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu »

Dans le scolie, Spinoza précise : « Nous voyons par-là que l’essence infinie de Dieu et son éternité sont connues de tous. »
De tous, y compris des ivrognes.
Et Spinoza ajoute qu’à partir de cette connaissance nous pouvons former le troisième genre de connaissance.
Comme de la connaissance du troisième genre naît la béatitude, on peut donc être ivrogne et béat (au sens de Spinoza) à la fois.
On peut toutefois soulever une objection en rappelant qu’en E V 42, Spinoza démontre que c’est parce que nous jouissons de la béatitude que nous pouvons réprimer les mauvaises passions.
A lire la démonstration, je ne pense pas que Spinoza veuille dire que la béatitude vienne toujours à bout des mauvaises passions mais la discussion est ouverte.

Bien à vous


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