Pej a écrit :Votre exemple me paraît parfaitement clair. Mais il ne répond pas à ma question. Celle-ci demeure en effet : comment un acte libre isolé est-il possible ? Autrement dit, quel exemple pourrions-nous prendre d'un acte qui serait déterminé uniquement par notre nature, et non par une cause extérieure ?
Dans ce cas, je n'avais en effet pas bien compris la question. Voici une tentative de réponse à ce que vous écrivez ici, telle que je le sens pour l'instant.
D'abord, j'ai l'impression que chez Spinoza, la liberté est une question de PERCEPTION. Si les actes libres sont les actes où, dans un sens spinoziste, nous 'agissons', la liberté est définie par l'action. Et l'action, justement, par la perception:
E3 DEF I:
J'appelle cause adéquate celle dont l'effet peut se percevoir clairement et distinctement par elle.
C'est donc la façon dont nous-mêmes, nous comprenons les causes de nos actes, qui détermine si tel acte est dit libre ou non. La liberté est donc une affaire de 'connaissance'. C'est le type de connaissance que j'ai de mon acte qui détermine si cet acte peut être qualifié de libre ou non. Quand j'ai de mon acte une idée adéquate, mon Esprit agit, je suis libre. Quand j'en ai une idée inadéquate, mon Esprit pâtit, je ne suis pas libre (on peut lire encore une fois la confirmation de ceci en E3,III).
Mais le lien explicite entre l'idée adéquate d'un acte et la liberté n'arrive qu'en la partie 5, pour autant que je sache.
E5,II:
Si nous éloignons une émotion de l'âme, autrement dit un affect, de la pensée d'une cause extérieure, et la joignons à d'autres pensées, alors l'Amour ou la Haine à l'égard de la cause extérieure, ainsi que les flottements de l'âme qui naissent de ces affects, seront détruits.
DEMO:
Ce qui, en effet, constitue la forme de l'Amour ou bien de la Haine, c'est une Joie ou une Tristesse qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure, une fois donc supprimée cette idée, se trouve en même temps supprimée la forme de l'Amour ou de la Haine; et par suite ces affects et ceux qui en naissent sont détruits.
A nouveau, ici, détruire une passion, ce qui revient à agir et donc à poser un acte libre, revient à arriver à éloigner un affect de la PENSEE d'une cause extérieure, en le joignant à d'autres pensées (pensées qui dont doivent être des idées qui permettent d'expliquer l'affect par une cause intérieure).
La question n'est donc pas: dans quelle mesure la cause extérieure est elle réellement responsable de mon affect? La question n'est pas là, si on veut définir la liberté spinoziste. La question est: peux-je construire une connaissance de moi-même telle que mon affect s'explique par ma nature même, sans devoir recourrir à une cause extérieure? Si oui, j'agis, je pose un acte libre. Sinon, je pâtis, je ne suis pas libre.
Exemple (tiré d'une autre discussion il y a quelques mois sur ce forum):
j'arrive à la maison après le boulot, fatiguée. Mon ami avait promis de nettoyer la cuisine avant que j'arrivais. Or, le soir la cuisine est toujours dans un état terrible. Je lui demande pourquoi il ne l'a pas fait. Il ne me répond pas clairement, dit qu'il a oublié pe. Je sens la colère monter. Oublié? Moi qui travaille toute la journée et lui qui est à la maison toute la journée et qui avait promis, il me répond qu'il a 'oublié'? C'est comme ça qu'il pense à moi, pendant la journée?! C'est comme ça qu'il tient compte de ma présence dans cette maison? C'est cela ce qu'il appelle aimer, faire ce dont on a envie et se foutre de la gueule de l'autre?
Bref, je pâtis de la Haine. Je ne suis pas libre. Comment poser un acte dans cette situation qui me rend tout de même libre, pas 'Libre' en général, une fois pour toute, mais libre, délibrée de cette passion qui diminue ma puissance? Autrement dit, comment construire un savoir de la situation qui permet d'augmenter ma puissance, au lieu de la laisser baisser par la colère?
En éloignant l'IDEE d'une cause extérieure, dit Spinoza. Ce que je traduis pour l'instant pour moi-même comme suit.
L'idée d'une cause extérieure à mon affect, dans ce cas-ci, c'est des idées dans le genre:
1) mon ami a fait cela PARCE QUE il ne m'aime pas
2) je suis obligée d'habiter avec lui et donc de vivre dans une telle cuisine tandis que je ne le veux pas. Or, c'est lui qui m'oblige à accepter tout cela.
Construire du même affect une idée adéquate, c'est-à-dire une idée qui nous permet d'expliquer l'affect uniquement par notre propre nature et plus par une cause extérieur, c'est commencer à penser à des choses dans le genre:
- mon ami n'aime pas nettoyer, une cuisine sâle ne le dérange pas, une cuisine propre le dérange sérieusement (à cause d'un problème à ce sujet dans sa jeunesse pe), c'est pourquoi lui demander de me promettre de faire cela pendant la journée n'a pas de sens, surtout qu'il veut s'occuper de choses qui l'intéressent bien et qui sont importantes pour lui, dans sa vie.
- mon ami m'aime clairement, déduire d'une cuisine sâle que ce serait le contraire n'est pas correcte
- que ceci suffit pour déclencher chez moi l'idée de ne pas être aimée, montre que moi-même, dans ma tête / mon corps, je crains qu'il ne m'aime pas. D'où vient cette crainte? En quoi est-ce qu'elle me caractérise, MOI?
- si j'ai l'impression que cette crainte n'est pas seulement une crainte, mais qu'il y a plein d'autres choses qui montrent que cela ne va jamais marcher entre nous, alors le problème n'est pas la cuisine ou ses sentiments pour moi, le problème est de savoir ce que je veux: continuer avec lui ou non. Si oui, il faut que je m'attende à une cuisine sâle quand je rentre, et que je sais vivre comme ça. Sinon, se fâcher ne sert à rien, il vaut mieux commencer à organiser ma vie telle que bientôt je vivrai seule.
Tout cela, ce sont des 'raisonnements', mais en les parcourant, la puissance de la colère ne peut que diminuer (comme le dit Spinoza: on a tous déjà expérimenté cela, sauf qu'en règle générale on ne s'y attarde pas, donc on n'utilise pas trop ce mécanisme de façon consciente). J'ai compris clairement et distinctement chez moi comment la colère a pu monter. LA colère, d'abord PERCUE comme déclenchée par mon ami, est devenue MA colère, dans ma perception/compréhension, et cela en y ajoutant un savoir des circonstances et de moi-même.
Evidemment, l'affect a d'abord était déclenché d'une telle façon que partiellement, il y avait aussi une cause extérieure (la cuisine). Un acte libre n'est donc pas un acte où toute cause réelle extérieure serait de facto absente. C'est un acte qui permet de comprendre l'affect (donc le fait que telle cause extérieure peut être capable de faire diminuer ma puissance) par ma nature seule (par ce qui fait que moi, j'ai réagi nécessairement d'une TELLE façon à une telle cause extérieure, et pas autrement), et cela en y ajoutant plein d'autres idées sur moi-même et sur la situation extérieure à mon corps. C'est un acte qui construit un savoir tel que je ne perçois plus mon ami comme agissant de façon non déterminée et dans le seul but de nuire volontairement à ma personne. Je construis un savoir où précisément, je commence à comprendre en quoi lui il était DETERMINE à ne pas nettoyer la cuisine. Je comprends la NECESSITE de son comportement pour lui, et la signification réelle que son acte a pour lui, sans devoir forcément lier tout cela à une intention négative par rapport à moi. Et, via d'autres idées, je comprends également en quoi j'étais nécessairement déterminée moi, tenant compte de ma nature c'est-à-dire de qui je suis (quelqu'un qui n'aime pas les cuisines sâles pe, dans l'exemple ici, quelqu'un qui lie spontanément nettoyer à l'amour que l'autre éprouve par rapport à moi, etc), de pâtir de la Haine en constatant l'état de la cuisine. Mais dès que j'ai compris tout cela, ma perception de la situation change entièrement.
C'était donc en comprenant les nécessités en jeu, mais nécessités intérieures chez moi et chez lui, que j'acquiers la liberté. Liberté par rapport à une passion. Je me libère de la passion. C'est en quoi la liberté n'est pas un état général de l'homme, mais un acte. Il faut d'abord une passion, puis éliminer cette passion-là, pour que, PAR RAPPORT A CETTE PASSION, je deviens libre. Il s'agit d'un acte 'isolé' dans le sens où cette liberté ne peut pas s'exercer en général, car on n'a pas d'affects 'en général'. Un affect est une augmentation ou diminution instantanée de ma puissance. Un acte libre, c'est-à-dire une action, est ce qui fait monter à un moment t ma puissance x à un degré x+1.
Enfin, voici comment non pas je ressens la réponse finale à votre question, mais voici la direction dans laquelle moi je la cherche, pour l'instant, quand il s'agit de comprendre la liberté spinoziste. Du coup, je ne suis plus très sûre de ce que j'ai écrit avant. Est-ce que chez Spinoza, Dieu est libre? Ne faut-il pas d'abord pâtir avant de pouvoir être libre? Or Dieu ne pâtit en rien, je suppose, vu qu'il n'a pas de dehors, il est la substance. Peut-on dire que de toute façon, Dieu EST la cause adéquate de tout ce qui arrive, et donc la question de liberté, se percevoir comme libre ou non, ne se pose pas, à son sujet? Dieu ne se perçoit pas, il est? La question de la liberté ne se pose qu'au niveau des parties de Dieu, pas pour la totalité? Dieu n'a pas à augmenter sa puissance parce qu'elle est déjà infinie. La notion de liberté n'aurait donc pas de sens, par rapport à lui?
Cordialement,
Louisa