Spinoza et les 'paresseux'

Lecture pas à pas de l'Ethique de Spinoza. Il est possible d'examiner un passage en particulier de cette oeuvre.
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Louisa
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Spinoza et les 'paresseux'

Messagepar Louisa » 11 juil. 2007, 12:18

Bonjour à tous,

comme déjà dans deux fils de discussion différents l'on revient constamment sur la notion de paresse, et que certains d'entre nous, comme Ulis, Faun et d'autres semblent croire que la paresse puisse trouver sa place dans un système spinoziste là où d'autres comme Miam (si je me souviens bien), Pourquoipas et moi-même n'y croient pas du tout, voici que j'avais l'impression qu'il valait mieux créer un sujet à part là-dessus au lieu d'en discuter à de différents endroits, et cela afin de faciliter un petit aperçu des arguments pro et contre (surtout que ma dernière réponse ci-dessous s'avère être assez longue ... désolée déjà à ceux qui préfèrent la brièveté ... quand ma puissance de penser sera plus grande - ou que je disposerai tout simplement d'un peu plus de temps - il y a une chance que j'y arriverai ... ).

Voici donc une tentative pour résumer et/ou dire autrement ce que moi-même j'en pense pour l'instant.

Ulis a écrit :Spinoza nous dit donc que nous possédons le pouvoir de nous libérer, enfin sauf les idiots, les ignorants... et les paresseux ! et que nous pouvons nous affranchir de notre déterminisme externe.


mais est-ce que Spinoza ne dit pas aussi que nous ne possédons le pouvoir de nous libérer non pas dans la mesure où nous possédons la raison (qui appartient de toute façon à notre nature), de manière générale, mais dans la mesure où nous avons des idées adéquates, autrement dit dans une mesure qui correspond à notre degré tout à fait singulier de puissance? Et inversement, est-ce que poser un acte libre, ce n'est pas une Joie? Et donc une augmentation de notre puissance de penser, et par là même une augmentation de notre pouvoir de nous libérer?

C'est en tout cas ce que je crois que Spinoza veut dire. Or à partir de ce moment-là, on ne peut plus penser en deux catégories: d'une part les idiots, les ignorants, etc, bref ceux qu'un tribunal désignerait comme ne disposant que d'une 'responsabilité atténuée', et d'autre part les gens 'normaux', raisonnables, capable d'utiliser la raison. On n'a plus ce tableau kantien noir-blanc, on a seulement une infinité de degrés de gris: chacun peut utiliser la raison exactement dans la mesure où il est un tel degré de puissance de penser, ni plus, ni moins. Comme chaque personne singulière à un degré de puissance de penser qui le caractérise, et comme, ainsi que Spinoza le dit littéralement, chacun ne peut rien d'autre que faire ce qu'il peut, il me semble qu'il est entièrement EXCLU de supposer que dans un système spinoziste, il y ait une catégorie de gens qui tous disposeraient de la même puissance de penser, mais dont certains feraient plus d'efforts et donc l'utiliseraient plus, tandis que d'autres font peu d'efforts et utiliseraient moins la raison. Si on pense cela, on ne voit pas la puissance de penser comme un état, un fait déterminé et bien précis, on la voit comme une 'potentialité' ou 'virtualité', à l'instar de la puissance aristotélicienne, qui ne définit qu'une possibilité, possibilité qui alors peut être actualisée/réalisée ou non.

Un paresseux, forcément, est quelqu'un dont on suppose qu'il fait MOINS que ce que qu'il peut. Comme s'il a une puissance de penser plus forte que ce qu'il pense à chaque moment, et que, avec un 'petit effort', il pourrait penser davantage, et donc réaliser davantage sa nature. Mais il n'y a AUCUN écart entre sa propre nature et ce qu'on fait, chez Spinoza. Il n'y a RIEN qui est en puissance au sens d'être non actualisé. Toute puissance est toujours déjà actualisée. C'est bien ce qu'il affirme notamment dans le scolie de l'E1P31 ("La raison qui me fait parler ici d'intellect en acte n'est pas que j'accorde aucun intellect en puissance" etc).

C'est que quand on croit que quelqu'un pourrait faire plus d'effort que ce qu'il ne fait, on quitte l'empire de la nature pour y ajouter un deuxième empire: celui de la morale. Car si chaque chose est définie par un effort précis, comment pourrait-elle faire PLUS d'effort que son essence actuelle lui permet de faire? En tout cas, faire plus d'effort demande une plus grande puissance que son essence actuelle. D'où est-ce que ce surplus d'effort et donc de pouvoir pourrait venir? Car il faut bien que quelque chose va CAUSER ce surplus d'effort, il ne peut pas survenir comme ça, tombé du ciel ou issu du néant. Alors qu'est-ce qui dans un discours qui admet l'existence de paresseux peut causer ce surplus d'effort? Une seule chose: la 'volonté'. Elle formerait alors ce deuxième empire, un genre de stock d'énergie capable de causer des effets dans le premier empire, celui de la détermination par les causes extérieures, les désirs (animaux, y ajoutent les moralistes). Pourquoi parler d'un deuxième empire? Parce que les lois naturelles n'y vaudraient plus, il s'agit par définition d'un empire de la liberté, qui ici ne signifie rien d'autre qu'une liberté négative: pouvoir s'opposer aux lois de la nature, lois qui caractérisent le premier empire.

Or pour Spinoza, ce deuxième empire n'existe pas. Du coup, la volonté n'est rien d'autre que le désir, ce qui fait écrouler inéluctablement toute morale kantienne. Pour pouvoir concevoir un paresseux, il faut distinguer le désir de la volonté, les situer dans deux mondes ou empires différents (le monde des lois naturelles d'une part, le monde des lois de la liberté d'autre part). La volonté pourra alors s'opposer au désir, si elle fait un effort. Mais le seul effort qu'un homme peut faire, chez Spinoza, c'est celui que définit son essence actuelle, essence qui est également définie par un désir. Désir et volonté ne font plus qu'un. Du coup, on perd ce deuxième empire, d'où des causes pourraient faire que quelqu'un fait plus d'effort que le degré de puissance ou effort qui définit son essence. C'est au sein même du premier empire, celui de la détermination absolue et de l'absence de toute possibilité de ne pas obéir aux lois naturelles qu'on va devoir trouver des causes qui peuvent augmenter la Joie, qui peuvent augmenter les comportements vertueux. Ce qui change tout, bien sûr.

Donc voilà, le fait que Spinoza nulle part ne parle de paresse, lui qui s'adonne à des analyses si poussées de toutes sortes d'affects, et surtout aussi de tout ce qui est à la base de notre servitude, ce fait s'explique à mon avis entièrement par le fait qu'il rejette TOUTE morale. La paresse est une notion morale. Elle PRESCRIT un comportement vertueux. Or toute morale est basée sur l'idée que la vertu PRECEDE le bonheur: il faut d'abord faire un effort (pénible en soi), et puis la récompense, ce sera la béatitude. Cela, pour Spinoza, c'est tout à fait absurde. La béatitude n'est pas la récompense de la vertu, pour lui, mais la vertu elle-même - voir la célèbre dernière proposition de l'Ethique, coup fatal à toute idée de morale qui aurait encore subsisté, après tant de propositions, dans la tête du lecteur. Spinoza y dit que c'est tout le contraire que ce que prônent les moralistes: c'est dans la mesure où nous sommes heureux que nous pouvons nous opposer à des affects-passions. Jamais on ne pourra d'abord s'y opposer, puis comme récompense être heureux. On ne devient pas du tout heureux juste en s'opposant à ses 'bas désirs'. On ne pourra même pas s'y opposer avec succès si on n'a pas déjà acquis antérieurement le degré de bonheur nécessaire pour pouvoir les combattre. Le bonheur, le plaisir chez Spinoza ne sont pas des petites récompenses de celui qui s'est bien fait souffrir, ce sont des FORCES, précisément c'est forces dont il faut disposer suffisamment pour pouvoir maintenir loin de soi tout affect-passion, ou plutôt, pour pouvoir le comprendre dès qu'il arrive et par là pouvoir le transformer en Joie.

Ceux que l'on appelle dans un système moral des 'paresseux' ne sont donc pour Spinoza que des malheureux, incapables de s'opposer aux influences extérieures parce que ne disposant pas du degré de bonheur nécessaire pour être suffisamment armés contre elles. Il n'y a donc qu'une seule chose qui peut leur donner plus de moyens pour réellement pouvoir combattre leurs affects-passions: la Joie. Il faut les affecter de Joie, c'est-à-dire il faut augmenter leur puissance de penser. Leur dire qu'ils doivent le faire eux-mêmes ne sert à rien, car tout comme nous ils font exactement ce qu'ils peuvent, pas plus, pas moins. Leur dire qu'ils sont paresseux, c'est leur dire que leur malheur est de leur propre faute, chose tout à fait absurde si on sait que pour Spinoza, tout malheur ne peut que venir du dehors. En leur disant cela, on s'ajoute tout simplement nous-mêmes à la série de causes extérieures qui sont des sources de Tristesse pour eux. On va donc diminuer davantage encore leur puissance d'agir, là où seul une chose peut les sauver: davantage de Joie!! Bref, en moralisant, on ne peut que rendre les choses bien pire, aussi bien pour le 'paresseux' lui-même que pour nous-mêmes (car avoir des types 'paresseux' autour de soi-même est tout sauf agréable ...).

On pourrait objecter que Spinoza dit tout de même qu'il faut parfois refuser un plaisir immédiat pour pouvoir jouir par après d'un plaisir plus stable ou plus important, et que cela montre bien qu'il faut d'abord faire un effort pénible (refuser quelque chose d'agréable) avant de pouvoir avoir accès, comme récompense, à un plaisir plus intéressant. Mais si l'on croit que c'est la même chose que ce que prône une morale, on oublie quelque chose de très important: pour Spinoza, comprendre quelque chose, c'est déjà être Joyeux. Celui qui a réellement compris qu'il vaut mieux ne pas sauter immédiatement sur une belle femme dès qu'il la croise mais que le plaisir sera plus grand s'il y a quelque part d'abord une amitié entre eux, ne souffre plus du fait de ne pas pouvoir posséder ce qu'il désire, car d'une part son désir a changé (il va vouloir avant tout une amitié, puis verra bien si davantage est possible ou non), et d'autre part le fait même qu'il a compris cela le rend Joyeux.

Or comment est-ce qu'il pourrait le comprendre, s'il n'a pas la puissance de pensée nécessaire pour comprendre ce genre de choses? On aura beau l'appeler un paresseux, il n'aura rien compris de plus quand on lui dit cela (sauf qu'il aura compris qu'il y a quelque chose chez lui qu'on désapprouve, et que donc on le condamne dans un certain sens, ce qui ne peut qui lui inspirer de la Haine envers nous). Car le degré de puissance de penser, c'est-à-dire la capacité à un moment x de comprendre y, c'est ce qui définit son essence même. Ce n'est que ce degré de puissance qui détermine l'effort qu'il peut faire et que donc inévitablement il fait (puisque toute essence est toujours déjà entièrement actualisée). Exiger davantage de lui, c'est souhaiter qu'il était une autre personne, ce qui n'est pas très raisonnable de notre part.

Et donc à mon sens, la paresse est du point de vue d'un système spinoziste une notion tout à fait inadéquate. Cela me semble même être si crucial, dans le spinozisme, que c'est une des grandes révolutions conceptuelles opérées par Spinoza pour combattre toute sorte de morale en général. Dans un monde où tout est déterminé, une morale, qui par définition demande de faire autre chose que ce qu'on est déterminé de faire, est absurde, une contradiction absolue. Accéder au salut n'est donc plus possible via une morale, mais seulement par le biais d'une ETHIQUE, c'est-à-dire une étude des lois nécessaires, éternelles et immuables qui régissent le domaine des affects, et une exposition aussi claire et rationnelle possible des résultats de cette étude, afin de pouvoir causer une compréhension chez les lecteurs.

C'est alors que Spinoza fait appel à des causes tout à fait naturelles, et non plus morales: son livre cause une meilleure compréhension des choses, c'est-à-dire le livre lui-même procure inévitablement une grande Joie, et qui dit Joie, dit augmentation de la puissance de penser, précisément ce qu'il nous faut pour pouvoir comprendre davantage encore, jusqu'à atteindre la béatitude. Spinoza n'a donc pas créé un système prescriptif, énonçant des normes que les hommes devraient respecter en soi, parce qu'un Dieu ou un vague 'appel des choses' les leur commandaient (et qui par après seraient censées donner en surplus, comme petit cadeau pour le fait d'avoir bien obéi, un peu de bonheur). L'Ethique n'est pas une variante sur 'Les Dix Commandements'. Tous ces systèmes exigent une volonté libre, c'est-à-dire une cause capable de causer sans être elle-même causée. RIEN n'est sans cause, chez Spinoza. La seule chose qu'il pouvait donc faire pour aider les gens, c'était de créer lui-même une cause, de causer un effet sur eux. Le moyen: un petit livre ... .

Mais peut-être que ceux qui voient une possibilité pour intégrer la notion de paresse dans la pensée spinoziste pourraient expliquer davantage comment comprendre la paresse pour qu'elle devienne même en des termes spinozistes une vertu?
Cordialement,
louisa

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Messagepar Joie Naturelle » 11 juil. 2007, 13:42

Louisa, je n'ai pas le temps de lire tout de suite ce que tu viens d'écrire, mais je voudrais rapidement écrire quelques phrases qu'on pourrait appliquer, me semble-t-il, à la paresse. Elles sont tirées d'un petit ouvrage folio plus sur la correspondance avec Blyenbergh (lettres sur le mal).

Sur l'idée d'homme, Spinoza dit : "Cette appellation a pour origine l'habitude où nous sommes de joindre ensemble tous les individus du même genre, par exemple tous ceux qui ont la forme extérieure de l'homme, de donner de ce genre une définition que nous croyons convenir à tous."

Mériam Korichi (née en 1973, et agrégée de philosophie) poursuit :
Etant donné la présupposition d'une définition (ou essence) commune, "les hommes", nous avons coutume "de juger ensuite que tous sont également aptes à la perfection la plus haute que nous puissions déduire de cette définition. Quand nous en trouvons un dont les oeuvres sont en désaccord avec cette perfection, nous disons qu'il en est privé et qu'il s'écarte de sa nature." Ainsi naît l'idée de privation qui suppose donc que lorsqu'on constate l'absence d'une qualité (attribut) chez un individu, on déduit un manque, un manquement, un défaut, une défaillance. On croit discerner un écart anormal entre ce qu'il devrait penser, faire, vouloir, et ce qu'il pense, fait et veut en réalité. Or cet écart n'existe que dans l'esprit de l'individu qui a ce point de vue. Ainsi, selon le point de vue de la réalité (de Dieu), ce qui apparaît à nos yeux comme une privation n'est en réalité qu'une négation.
------------------
Ainsi ne pourrait-on mettre dans le même panier celui qui se livre au mal et celui qui se livre à la paresse ? Les deux (mal et paresse) ne seraient que le résultat de la négation de certaines qualités, de certains attributs, chez l'individu qui s'y adonne.
------------------
Spinoza, lettre 6 à Blyenbergh : "Je crois avoir suffisamment montré que ce qui donne au mal, à l'erreur, au crime, leur caractère d'acte mauvais ou criminel et de jugement faux, ce qu'on peut appeler la forme du mal, ne consiste en aucune chose qui exprime une essence."
[...]Mériam Korichi : "aucun de ces caractères n'exprime quoi que ce soit d'une essence", mais seulement des points de vue.

Mériam Korichi : pour Spinoza, chacun suit sa pente qui est déterminée par ses propres tendances et par l'influence des causes extérieures. Le "méchant" ne fait pas le choix de la méchanceté et le juste ne fait pas le choix de la justice, tous deux suivent les déterminations de leur nature respective.

Difficile de vivre, dès lors aussi dans le monde tel qu'il est, pour l'autiste ou le phobique social conscient de son état. Et d'autant plus lorsque la plupart des humains les jugent avec la dureté d'un regard orienté.

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Messagepar Louisa » 11 juil. 2007, 15:05

Flumigel a écrit :Sur l'idée d'homme, Spinoza dit : "Cette appellation a pour origine l'habitude où nous sommes de joindre ensemble tous les individus du même genre, par exemple tous ceux qui ont la forme extérieure de l'homme, de donner de ce genre une définition que nous croyons convenir à tous."

Mériam Korichi (née en 1973, et agrégée de philosophie) poursuit :
Etant donné la présupposition d'une définition (ou essence) commune, "les hommes", nous avons coutume "de juger ensuite que tous sont également aptes à la perfection la plus haute que nous puissions déduire de cette définition. Quand nous en trouvons un dont les oeuvres sont en désaccord avec cette perfection, nous disons qu'il en est privé et qu'il s'écarte de sa nature." Ainsi naît l'idée de privation qui suppose donc que lorsqu'on constate l'absence d'une qualité (attribut) chez un individu, on déduit un manque, un manquement, un défaut, une défaillance. On croit discerner un écart anormal entre ce qu'il devrait penser, faire, vouloir, et ce qu'il pense, fait et veut en réalité. Or cet écart n'existe que dans l'esprit de l'individu qui a ce point de vue. Ainsi, selon le point de vue de la réalité (de Dieu), ce qui apparaît à nos yeux comme une privation n'est en réalité qu'une négation.
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Ainsi ne pourrait-on mettre dans le même panier celui qui se livre au mal et celui qui se livre à la paresse ? Les deux (mal et paresse) ne seraient que le résultat de la négation de certaines qualités, de certains attributs, chez l'individu qui s'y adonne.


merci pour ces commentaires!
Je ne suis pas certaine d'avoir bien compris si tu trouves que pour Spinoza la paresse existe réellement ou non, mais en tout cas, je ne vois pas ce qui te fait dire qu'une personne puisse 'SE' livrer au mal. Le mal, on le subit toujours, on y EST donc livré, on est entièrement passif. Il ne peut donc y avoir de décision préalable qui fait que moi, je décide de ME livrer au mal. Ce qui est mal pour moi devient d'office du dehors, et vient diminuer ma puissance d'agir, là où moi-même, je ne suis qu'effort pour augmenter cette puissance d'agir. Ce qui est mauvais pour moi vient donc diminuer ma puissance même de penser et de décider, et n'est pas une décision que je viens de prendre.

Puis justement, j'ai l'impression que cette citation et le commentaire de Korichi donnent de nouveau des arguments CONTRE la réalité de la paresse, chez Spinoza. Car qui dit paresse, dit manque (manque d'effort, en l'occurrence; comme le dit le Petit Robert: "comportement d'une personne qui évite et refuse l'effort; goût de la facilité"). Celui qui trouve que quelqu'un est paresseux, trouve qu'il est apte à faire plus que ce qu'il fait. Il compare donc ce qu'il croit que cette personne peut faire, à ce qu'il voit qu'il fait, et il y voit un manque.

Mais voir un manque, dit Korichi, ce n'est pas voir la chose ou la personne pour ce qu'elle est, c'est la comparer à un modèle qui nous conviendrait mieux. Dès lors, ne faut-il pas en conclure que la paresse n'existe uniquement et seulement dans la tête de celui qui croit voir un paresseux? Et pas du tout dans la réalité (car dans la réalité, ou en Dieu, il n'y a que négation c'est-à-dire limitation et non pas privation; c'est bien cela aussi ce que veut dire être déterminé, je crois : être délimité, n'avoir qu'un degré de puissance précis, et pas une puissance infinie). Car en réalité, il n'y a que des essences qui sont des degrés précis et déterminés de puissance. Pas de manque.

Flumigel a écrit :Spinoza, lettre 6 à Blyenbergh : "Je crois avoir suffisamment montré que ce qui donne au mal, à l'erreur, au crime, leur caractère d'acte mauvais ou criminel et de jugement faux, ce qu'on peut appeler la forme du mal, ne consiste en aucune chose qui exprime une essence."
[...]Mériam Korichi : "aucun de ces caractères n'exprime quoi que ce soit d'une essence", mais seulement des points de vue.

Mériam Korichi : pour Spinoza, chacun suit sa pente qui est déterminée par ses propres tendances et par l'influence des causes extérieures. Le "méchant" ne fait pas le choix de la méchanceté et le juste ne fait pas le choix de la justice, tous deux suivent les déterminations de leur nature respective.


oui, c'est donc une des raisons pour lesquelles je crois que pour Spinoza cela n'a aucun sens de faire comme si les gens ont le choix entre faire davantage ou moins d'effort. Ils ne peuvent pas refuser l'effort, car ils SONT effort. Un degré d'effort spécifique, celui de leur essence éternelle, déterminé nécessairement pour toute éternité. Quel sens cela aurait-il de reprocher à quelqu'un qu'il ne fait pas suffisamment d'effort et qu'il aurait pu le faire ou pourrait le faire, si chacun suit les déterminations de sa nature respective?

Flumigel a écrit :Difficile de vivre, dès lors aussi dans le monde tel qu'il est, pour l'autiste ou le phobique social conscient de son état. Et d'autant plus lorsque la plupart des humains les jugent avec la dureté d'un regard orienté.


oui, tout à fait d'accord. C'est bien pourquoi Spinoza conseille d'arrêter de regarder les choses du point de vue 'modale', pour essayer de les contempler sous un certain aspect d'éternité (ce qui est le propre de la raison, donc du 2e genre de connaissance, et du 3e genre). C'est alors qu'à mon avis on ne pourra plus 'juger' les malades mentaux, les ignorants, les fous, les 'paresseux', les criminels etc. On pourra juste constater qu'ils disposent d'une très petite puissance d'agir et de penser. Si alors on veut que ce type de gens puissent vivre un peu plus facilement, ou plutôt vivre en souffrant moins, en étant plus heureux, il faudrait avant tout travailler à aider à augmenter leur puissance, au lieu de leur reprocher que tout est de leur faute, qu'ils ne font pas assez d'effort, qu'ils SE livrent au mal. Regarder les choses non pas du point de vue de l'éternité ou de Dieu, mais du point de vue modale, c'est rester dans le 1e genre de connaissance. A mon avis, il faut en déduire que celui qui croit à la paresse (donc qui adopte le point de vue propre à celui qui croit voir un manque chez quelqu'un d'autre), n'a rien d'autre qu'une idée inadéquate, se situe au premier genre de connaissance.
amicalement,
louisa

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Messagepar Louisa » 11 juil. 2007, 15:33

PS: ou pour essayer de le dire en deux mots: à mon avis si X a l'idée que Y est un paresseux, il n'a rien d'autre qu'une sorte de Haine contre Y. Cela ne dit rien de Y, cela ne dit quelque chose que de X.

Spinoza:
"La Haine est la Tristesse, accompagnée de l'idée d'une cause extérieure."
Éthique III, scolie de la prop. 13

Celui qui croit voir un paresseux, sent de la Tristesse parce qu'il croit que cette personne Y peut se permettre ce que lui il croit qu'il essaie lui-même péniblement d'éviter: faire moins d'effort que ce qu'on peut. Si l'on trouve que c'est cela, notre 'devoir' (faire plus d'efforts que ce qu'on fait), alors il est pénible de 'constater' que certains semblent s'en soustraire. Et souvent du fait même qu'on croit que eux ils ne font pas ces efforts pénibles, on croit qu'ils sont plus heureux que nous. On se sent alors Triste, et on espère que ces gens-là seront au moins punis: le malheur causé par la punition de Y doit alors consoler celui (X) qui fait péniblement son devoir et qui espère un jour avoir la récompense de ses efforts (le bonheur). C'est cela, je crains, le sens de la justice 'du vulgaire'.

Ainsi est-ce bel et bien Spinoza, je crois, qui s'oppose aux moralisateurs, et cela sur base du fait qu'ils n'ont que de la Haine pour les gens (comme il le dit dans la préface de l'E3: ils ne savent que se moquer des gens, et croient qu'il y ait des vices dans la nature, au lieu de comprendre), tandis que ce qui l'intéresse lui, c'est précisément de DIMINUER la Haine dans le monde. Pour cela, y faut commencer par abolir l'idée de vice. Et donc aussi l'idée de ce vice qu'est la paresse ... .

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Messagepar Joie Naturelle » 11 juil. 2007, 16:20

Louisa a écrit :Je ne suis pas certaine d'avoir bien compris si tu trouves que pour Spinoza la paresse existe réellement ou non, mais en tout cas, je ne vois pas ce qui te fait dire qu'une personne puisse 'SE' livrer au mal. Le mal, on le subit toujours, on y EST donc livré, on est entièrement passif. Il ne peut donc y avoir de décision préalable qui fait que moi, je décide de ME livrer au mal. Ce qui est mal pour moi devient d'office du dehors, et vient diminuer ma puissance d'agir, là où moi-même, je ne suis qu'effort pour augmenter cette puissance d'agir. Ce qui est mauvais pour moi vient donc diminuer ma puissance même de penser et de décider, et n'est pas une décision que je viens de prendre.


Louisa, je te répondrai plus en détails ultérieurement. Je manque de temps, là, de suite. Pour Spinoza, je pense qu'il doit penser que la paresse n'existe pas, ou disons pas fondamentalement.

Je suis d'accord avec toi pour ce qui est de se livrer au mal. On ne s'y livre pas à proprement parler, par l'effet de son libre-arbitre. Ma phrase est trop rapidement formulée, et peut faire comprendre le contraire de ce que je veux dire. Tu as parfaitement raison. A +.

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Messagepar Snark » 11 juil. 2007, 17:53

Bonjour à vous deux!
Voilà un sujet intéressant. Je n’ai pas le temps, moi non plus, de tout lire tout de suite. Mais je le ferai d’ici peu; plus que jamais, j’ai le temps de penser : pendant que je travaille à l’usine (pour payer mes études), càad pendant qu’une partie de moi-mm est une fonction, je pense, pense, et parfois délire…Hier, j’ai tout révisé le système de Spinoza, et aujourd’hui, je continuerai…
Mon avis sur la question de la paresse, à brule-pourpoint comme ça… Je crois que la paresse peut être bonne dans la mesure où elle s’applique à ce qui ne nous affecte pas de joie : mieux vaut être paresseux et ne pas faire qqch qui nous ennuie (qui nous affecte de tristesse), que de persister à le faire alors que notre énergie s’émiette en morceaux gris et inerte…
Mais, voilà, le problème peut –être abordé autrement. Être paresseux envers ce qui nous affecte de tristesse, c’est bon dans lesdites conditions, mais, par ailleurs, il est possible de faire le travail qui nous ennuie autrement… Je me réfère à ma propre expérience : être une fonction (une vis) dans une usine, a priori, est mortellement ennuyant, mais quand je me mets à penser, à lutter contre l’ennui, à résister … bref à ne pas nier (ou laisser de côté en me disant : n’en ai pas besoin!) les parties de moi-même qui ne comblent pas la fonction limitée que je dois remplir, eh bien, le travail n’est plus le même. Par la pensée, je m’enflamme moi-mm de joie… Et cela est clairement attesté par mon expérience : avant que je me mette à penser nerveusement (dans l’usine), je m’ennuyais, le temps était long, j’étais à un cheveux de la déprime, toujours, mais, quand je me suis mis à m’efforcer de penser, tout a changé. J’ai jaunit!

Conclusion : la paresse, assurément liée à un affect de tristesse et à l’idée qu’on s’en fait (idée de l’affect habituel produit par mon rapport à la machine dans l’usine, par exemple), est négative et peut, et doit être vaincue.

bonne soirée,
chers spinozistes

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Messagepar Ulis » 11 juil. 2007, 18:34

Louisa, ton postulat est inadéquat, comme Fau j'imagine, j'entends par "paresse" une "absence d'action" et non un jugement de valeur.
Par ailleurs, que la raison appartienne à notre nature comme tu l'affirmes, c'est d'une part incertain (les fous) et relatif (au QI) donc notre pouvoir de libération est incertain et relatif. Spino nous conseille de nous améliorer par l' entrainement, comme un sportif.
Qu'il n'y ait pas de morale chez Spino, on ne va pas revenir là dessus, c'est ok.
C'est ta conception "immodérée du déterminisme" qui me semble détruire Spino que je réfute, après, il est vrai et il y a longtemp. j'ai partagé !
amitiés ulis

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Messagepar Louisa » 11 juil. 2007, 19:29

Une première réponse à Ulis ...

Ulis a écrit :Louisa, ton postulat est inadéquat, comme Fau j'imagine, j'entends par "paresse" une "absence d'action" et non un jugement de valeur.


ok, ramenons le mot 'paresse' au sens de 'absence d'action'. Mais alors TOUT devient paresseux: le ciel qui ne fait pas tomber de la pluie, mon robinet qui est fermé, une voiture garée, un livre qui reste fermé, un homme qui écrit une phrase X mais pas la phrase Y, un homme qui dort, etc. Bref, il suffit de concevoir une action autre que ce qu'une chose à un moment x fait, pour l'appeler paresseux. Quel sens cela pourrait-il avoir ???

D'autre part, dans le langage ordinaire dire de quelqu'un qu'il est paresseux, c'est bel et bien un jugement moral, un jugement de valeur (et jugement pas très élogieux, voir Le Petit Robert; c'est bien pourquoi on ne va pas dire de quelqu'un qui dort de minuit à 6h pour ensuite, comme un vrai et 'courageux lève-tôt', courir à son boulot, qu'il est un paresseux ... ). Alors pourquoi utiliser un mot si chargé pour ce qui en fait peut être appliqué à tout et n'importe quoi, dès que l'on veut simplement dire par là 'absence'?

Enfin, la citation de Blyenbergh donnée par Flumigel montre bien en quoi considérer quelque chose en tant qu'elle manque quelque chose, c'est bel et bien une idée inadéquate, qui ne vaut que du point de vue de celui qui veut y voir quelque chose mais ne voit rien ... . Avoir une idée adéquate d'une chose, c'est voir ce qu'elle est, ce n'est pas dire ce qu'elle n'est pas.

Ulis a écrit :Par ailleurs, que la raison appartienne à notre nature comme tu l'affirmes, c'est d'une part incertain (les fous) et relatif (au QI) donc notre pouvoir de libération est incertain et relatif. Spino nous conseille de nous améliorer par l' entrainement, comme un sportif.


comme le montre également la citation de Flumigel ci-dessus, rien ne garantit que pour Spinoza, les fous peuvent encore être dits des 'hommes' ... .
Puis le QI ne mesure pas 'la raison' (on sait qu'elle est depuis quelques siècles la chose la mieux partagée), mais l'intelligence. Ce que l'on comprend au XXIe siècle par là me semble être assez différent de ce que Spinoza veut dire quand il parle de raison. L'intelligence contemporaine est plutôt comparable, il me semble, à ce que Spinoza appelle la puissance de penser, au sens où celui qui est très intelligent aura une plus grande puissance (vitesse etc) de penser que celui qui est peu intelligent. Mais cela n'empêche que l'un et l'autre sont bel et bien dôté de raison. Enfin, c'est un autre débat.

Ulis a écrit :Qu'il n'y ait pas de morale chez Spino, on ne va pas revenir là dessus, c'est ok.


alors pourquoi se servir d'un vocabulaire moral, tel que l'indique bien le terme de paresse? C'est bien parce qu'il n'y a pas de moral chez Spinoza que je ne vois pas comment y parler de paresse.

Ulis a écrit :
C'est ta conception "immodérée du déterminisme" qui me semble détruire Spino que je réfute, après, il est vrai et il y a longtemp. j'ai partagé !


je ne vois pas très bien le lien entre un déterminisme absolu et la paresse en tant qu'absence d'action. Une absence d'action peut tout de même elle aussi être déterminé?

Puis bon, comment interpréter l'E1P29 autrement que comme un DETERMINISME ABSOLU?

E1P29:
"Dans la nature des choses il n'y a rien de contingent, mais tout y est déterminé, par la nécessité de la nature divine, à exister et opérer d'une manière précise."

Dans la démonstration, Spinoza souligne clairement l'impossibilité de toute indétermination réelle. Alors bon, rien de contingent, tout est déterminé, et pas d'indétermination ... comment encore croire à quelque chose qui chez Spinoza pourrait échapper au déterminisme?
amitiés,
louisa

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Messagepar Faun » 11 juil. 2007, 22:00

Mais le déterminisme ne détruit jamais la liberté chez Spinoza. Nous ne sommes pas contraints à être libres ! Au contraire, nous le désirons de toute la force de notre volonté. La lettre 58 dit bien : "j'accorde que dans certaines actions nous ne sommes nullement contraints, et en ce sens nous avons un libre arbitre."

Sur la paresse, le mot est chez Spinoza ("inertes") :

"En effet, quand règne la paix, les hommes dépouillent toute crainte ; ils deviennent insensiblement, de féroces et de barbares qu’ils étaient, humains et civils ; d’humains, ils deviennent mous et paresseux, et chacun met alors son ambition à surpasser les autres, non pas en vertu, mais en faste et en mollesse. Ils en viennent ainsi à dédaigner les mœurs de leur pays, à imiter les mœurs des nations étrangères, et, pour tout dire, ils se préparent à être esclaves."

Dans le traité politique, chapitre 10.

Sur le caractère d'animal social de Spinoza, voici le témoignage d'un de ses amis :

"D’ailleurs, l’amour de la vérité était si fort sa passion dominante, qu’il ne voyait presque personne." [...]
"Ayant appris des humanités ce qu’un philosophe en doit savoir, il songeait à se dégager de la foule d’une grande ville, lorsqu’on le vint inquiéter."
"Ainsi ce ne fut point la persécution qui l’en chassa ; mais l’amour de la solitude, où il ne doutait point qu’il ne trouvât la vérité." [...]
"Cette forte passion, qui lui donnait peu de relâche, lui fit quitter avec joie la ville qui lui avait donné naissance pour un village appelé Rhimburg, où, éloigné de tous les obstacles, qu’il ne pouvait vaincre que par la fuite, il s’adonna entièrement à la philosophie." [...]
"Il imputait la plupart des vices des hommes aux erreurs de l’entendement, et, de peur d’y tomber, il s’enfonça plus avant dans la solitude, quittant le lieu où il était pour aller à Voorburg, où il crut qu’il serait plus en repos."


("La vie de feu M. de Spinoza par un de ses disciples", par Lucas)

Et encore, sur la paresse, du même :

"Voilà, disait-il, les deux plus grands et plus ordinaires défauts des hommes, savoir la paresse et la présomption. Les uns croupissent lâchement dans une crasse ignorance, qui les met au-dessous des brutes ; les autres s’élèvent en tyrans sur l’esprit des simples, en leur donnant pour oracles éternels un monde de fausses pensées. C’est là la source de ces créances absurdes dont les hommes sont infatués, ce qui les divise les uns des autres, et ce qui s’oppose directement au but de la Nature, qui est de les rendre uniformes, comme enfants d’une même Mère."
Modifié en dernier par Faun le 12 juil. 2007, 09:30, modifié 1 fois.

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Messagepar Louisa » 12 juil. 2007, 01:06

A Faun,

merci pour ces citations intéressantes!

Je commence par celles qui me semblent être les plus faciles à réfuter. D'abord en ce qui concerne les écrits de Lucas: je ne vois pas en quoi ceux-ci pourraient témoigner de la doctrine spinoziste. Il s'agit tout simplement de quelqu'un qui clairement ne pense pas vraiment en spinoziste (être ami d'un philosophe ne signifie pas pour autant adopter toutes ses idées!!), mais qui utilise le vocabulaire moralisant traditionnel pour nous informer de l'idée qu'il s'est formé, lui, de la personne de Spinoza. On pourrait aussi aller voir du côté des romantiques allemands et de ce qu'ils ont dit sur Spinoza: on y trouvera le romantisme, et peu d'éléments du spinozisme.

Le TP 10/4 est déjà plus remarquable. Mais il y a en effet seulement le mot iners, et non pas le mot latin pour paresse dans le texte original. C'est pourquoi Charles Ramond par exemple a préféré traduire par 'veuls' au lieu de 'paresse'. Iners signifie simplement (dictionnaire Gaffiot de poche): 1) étranger à tout art, sans capacité, sans talent, 2) sans activité, sans énergie, sans ressort, inactif, mou et. Ce n'est que dans un context précis, celui où le mot inertia est suivi par laboris que l'on peut traduire par 'aversion, répugnance pour le travail', ce qui ressemble déjà plus à la paresse telle que le définit aujourd'hui Le Petit Robert. Mais dans le TP 10/4, il n'est pas question d'une inertia laboris.
Donc bon, j'ignore quel est le mot latin pour paresse (Pourquoipas le sait peut-être?), mais iners ne me semble pas vraiment comporter la connotation morale qui accompagne la notion de paresse. N'oublions pas qu'à l'époque, l'inertie était avant tout une notion physique, qui signifiait précisément ce que Spinoza écrit dans la lettre 58 concernant la pierre:

"Une pierre reçoit d'une cause extérieure qui la pousse une certaine quantité de mouvement, par laquelle elle continuera nécessairement de se mouvoir après l'arrêt de l'impulsion externe."

Alors si l'on est d'accord pour dire que la paresse est une passion (puisqu'en aucun cas elle ne pourrait être une action), et si la traduction d'inertie par 'paresse' était justifiée, alors ne faudrait-il pas dire qu'il s'agit en effet avant tout d'un être mu par une impulsion externe? Si oui, il se fait que c'est précisément cela la définition que Spinoza donne de la notion de passion. De nouveau, je crains que cela soit difficilement conciable avec l'idée inhérente à la notion de paresse, et qui est que le paresseux pourrait faire plus que ce qu'il ne fait, ou décide 'librement' de ne pas faire ce qu'il pourrait faire (ce qui met donc la cause de l'inertie chez le 'paresseux' lui-même, et non pas hors de lui). Si la paresse est une inertie, elle n'est rien d'autre qu'une passion, c'est-à-dire une affection du Corps déterminée par un corps extérieur, et non pas par la nature de notre Corps. Et alors on ne peut pas dire qu'il y a des gens paresseux, il n'y a que des gens passifs.

Faun a écrit :Mais le déterminisme ne détruit jamais la liberté chez Spinoza. Nous ne sommes pas contraints à être libres ! Au contraire, nous le désirons de toute la force de notre volonté. La lettre 58 dit bien : "j'accorde que dans certaines actions nous ne sommes nullement contraints, et en ce sens nous avons un libre arbitre."


je ne connaissais pas cette lettre, elle est très intéressante.
Mais bien sûr, tout est dans les sens que l'on donne aux mots, et cette lettre s'emploie justement à spécifier dans quel sens précis l'on peut parler de libre arbitre, et dans quel sens Spinoza n'y croit pas du tout. Et alors de nouveau, je crains que l'on ne puisse guère déduire de ce qu'il dit là qu'il y aurait une part d'indéterminé chez l'homme, et que ce serait cela ce que Spinoza appelle (en choeur avec tous les grands moralisateurs de son époque, des siècles précédents et des siècles suivants) 'liberté'. Au contraire, à mon avis il appelle cette idée d'indétermination très clairement, dans cette même lettre 58, une 'pseudo-liberté'.

Ainsi, poursuivons le passage cc la pierre:

"Cette permanence de la pierre dans son mouvement est une contrainte, non pas parce qu'elle est nécessaire, mais parce qu'elle doit être définie par l'impulsion des causes externes;"

voici donc que nous retrouvons ce que Spinoza dit dans l'Ethique: être contraint ne veut PAS dire être nécessaire. Etre contraite veut dire être défini/déterminé par une cause EXTERNE. Conséquence: être libre ne veut pas dire non plus ne pas être nécessaire ou déterminé. Etre libre veut dire: être déterminé à faire quelque chose par une cause INTERNE.

Spinoza:
"Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu'elle continue de se mouvoir, sache et pense qu'elle fait tout l'effort possible pour continuer de se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu'elle n'est consciente que de son effort, et qu'elle n'est pas indifférente, croira être libre et ne persévérer dans son mouvement que par la seule raison qu'elle le désire. Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d'avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent. C'est ainsi qu'un enfant croit désirer librement le lait, et un jeune garçon irrité vouloir se venger s'il est irrité, mais fuir s'il est craintif. Un ivrogne croit dire par une décision libre ce qu'ensuite il aurait voulu taire. De même un dément, un bavard et de nombreux cas de ce genre croient agir par une libre décision de leur esprit, et non pas portés par une impulsion. et comme ce préjugé est inné en tous les hommes, ils ne s'en libèrent pas facilement. L'expérience nous apprend assez qu'il n'est rien dont les hommes soient moins capables que de modérer leurs passions contraires, ils voient le meilleur et font le pire: ils se croient libre cependant (...).
J'ai suffisamment expliqué par là, je crois, ma doctrine sur la nécessité libre ou contraignante, et sur la pseudo-liberté humaine".


la différence non libre - libre n'est donc pas une opposition entre être nécessité/déterminé/contraint et être libre. Dans les deux cas, on est avant tout nécessité/déterminé. Mais au sein même de cette nécessité/détermination, il existe des déterminations dans lesquelles nous sommes libres, et d'autres dans lesquelles nous sommes contraintes. Nous ne sommes contraintes, dans le vocabulaire spinoziste, que quand nous sommes déterminés par le dehors. Et libres quand nous sommes déterminés du dedans.

Ensuite vient le passage que tu cites, mais que j'ai dans une traduction différente:

"(...) on en peut facilement tirer des réponses aux objections que fait votre ami. Il dit avec Descartes qu'est libre celui qui n'est contraint par aucune cause extérieure: s'il appelle 'contraint' celui qui agit contre son gré, j'accorde qu'en certaines CIRCONSTANCES [et non pas actions, comme tu écris???] nous ne soyons nullement contraints et qu'à cet égard nous ayons un libre arbitre. Mais s'il appelle contraint celui qui, quoique selon son gré, agit pourtant par nécessité (comme je l'ai expliqué plus haut), je nie que nous soyons libre en aucun cas."

Alors que dit Spinoza ici?

A mon sens d'abord qu'il veut bien un instant accepter que l'on désigne par le mot 'contraint' le fait de faire quelque chose contre son gré. C'est le sens ordinaire (non spinoziste) du mot 'contraint'. Ainsi une mère peut être contraint par un combattant ennemi d'égorger son enfant. Il est clair que ce n'est pas par libre arbitre qu'elle a fait une telle atrocité. Spinoza rappelle donc simplement qu'il reconnaît bien ce que l'expérience nous enseigne chaque jour, et ce qui se retrouve dans le langage ordinaire.

Or, au sens usuel on peut aussi dire que quelqu'un qui agit de son gré tout en étant en même temps nécessité. Exemple: on est bien obligé par la loi de payer ses impôts, mais cela n'empêche que si l'on adhère à une idéologie de gauche, on peut être tout à fait d'accord avec cette idée. Dans ce cas, le langage ordinaire va dire que l'on est de toute façon 'contraint' de payer ses impôts. Et donc que ce n'est pas par libre arbitre que nous décidons de remplir la déclaration d'impôts. Nous ne sommes donc pas libres de payer ou de ne pas payer nos impôts. Nous y sommes obligés. Or, dit Spinoza, la liberté ne s'oppose pas du tout au fait d'être obligé ou nécessité. Il est possible d'être déterminé ET d'être libre. C'est bien précisement ici que l'on touche à la liberté proprement spinoziste. Croire que l'on n'est parfois PAS nécessité/déterminé, ce n'est rien d'autre qu'agir comme un ivrogne, c'est-à-dire d'ignorer les causes qui nous déterminent. Mais être entièrement déterminé ne nous empêche nullement de pouvoir être libre DANS CERTAINES CIRCONSTANCES.
Par exemple, si avec Spinoza l'on trouve que 'le soin des pauvres incombe à la société toute entière', il faut bien que ceux qui ne sont pas pauvres payent des impôts. Ayant compris cette logique, en des termes spinozistes on peut tout à fait librement payer ses impôts, même si dans le langage ordinaire on y est de toute façon 'contraint'.

Toutefois, c'est précisément cette idée que pour être libre, il faut être dans des circonstances spécifiques, qui est niée par une notion telle que la paresse. La paresse présuppose que quelque part on est toujours 'libre'. Elle présuppose que l'on peut être dans une circonstance où l'on n'est PAS déterminé à faire quoi que ce soit, et où c'est la 'volonté' qui doit nous détermine à faire un effort, effort que nous ne ferions pas sans elle, tandis que la volonté est censée être 'libre' au sens traditionnel, c'est-à-dire non nécessité/déterminé par quoi que ce soit. Mais ce qui n'est pas déterminé, Spinoza l'appelle ici absolu, pour aussitôt en nier la possibilité:

"(...) afin de ne pas entretenir les préjugés et l'ignorance, je nie que je puisse, grâce à un pouvoir absolu de penser, former la pensée de vouloir ou de ne pas vouloir écrire. "

c'est bien, je crains, ce que je dis dès le début de cette discussion: le pouvoir de penser n'est rien d'autre que le degré de puissance de penser qui nous définit. Jamais il n'est absolu. Si ce degré est faible, alors nous aurons également non pas un 'refus' d'agir, comme le veut la notion de paresse, mais très peu de moyens pour agir.

Et voici que Spinoza termine la même lettre 58 par un passage également très pertinent pour ce qui nous occupe:

"Je voudrais enfin que votre ami qui fait ces objections me dise comment il accorde avec la prédestination divine cette vertu humaine qui naît d'une décision libre."

Première question: quelqu'un dispose-t-il d'une version originale du texte, et si oui pourrait-il nous dire ce que traduit ici 'prédestination'?

Puis bon, à mon sens Spinoza répète ici de manière très claire que lui, il n'accorde aucune vertu humaine qui consisterait en une 'décision libre', c'est-à-dire non prédéterminé par la puissance divine. Il résume donc encore une fois sa façon de concevoir la liberté: est libre non pas celui qui est non déterminé, mais celui qui est déterminé d'une façon spécifique (déterminé seulement par sa propre nature), et est dit 'contraint' celui qui est tout aussi déterminé, mais d'une autre façon (déterminé par une cause extérieure). Cela signifie que le déterminisme ne détruit effectivement pas la liberté. Seulement, la liberté en tant qu'indétermination est bel et bien détruite. La liberté change de sens, elle devient un type spécifique de détermination.

Or je suppose que tu as plutôt déduit l'inverse de cette lettre: qu'il existerait pour Spinoza une liberté au sens habituel, donc au sens où contrainte et détermination s'identifieraient et où détermination et liberté s'opposeraient. Si oui: pourrais-tu expliquer ton raisonnement un peu plus en détail? Merci déjà!
amitiés,
louisa


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