Joseph a écrit :Plutôt que d'ergoter et d'objecter, je te propose le "challenge" suivant: explique-nous la méthode de démonstration par l'absurde en adoptant une forme d'explication SPINOZISTE de cette méthode de démonstration. Merci de ne pas t'écarter de l'esprit du spinozisme, du début à la fin.
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Comme tu acceptes sportivement le défi je te donne tout de suite la difficulté qui n'est pas là où tu crois mais ici: puisque le spinozisme, selon toi, est fondé sur les idées singulières et non les abstractions, tu vas avoir beaucoup de mal à expliquer à la fois comment tu parviens à définir une méthode générale, d'une part, et d'autre part à valider une telle méthode. A mon avis c'est totalement impossible. L'issue est du côté de la concession que fait Spinoza, selon Durtal et moi, et que tu ne lis pas comme nous. Bref, je suis méchant avec toi parce que je viens de te donner un motif d'insomnie...
Cher Joseph,
voici la tentative promise hier.
Tu as bien fait de déjà préciser où se trouve selon toi la difficulté, car je n'aurais pas pensé à intégrer cet aspect dans ce que je voulais dire si tu ne l'avais pas mentionné. Commençons donc par là.
Tu dis que selon moi le spinozisme serait fondé sur des "idées singulières et non les abstractions". C'est un peu bizarre, car le message auquel je suppose que tu réfères dit d'une part que toute l'Ethique est une grande abstraction, et d'autre part que la philosophie de Spinoza (son ontologie etc) se base non pas sur des idées singulières (toute idée est singulière chez Spinoza, puisqu'elle est un mode de l'attribut, chaque mode étant singulier) mais sur des ESSENCES singulières. C'est quand on n'admet plus que des essences singulières que la généralité perd son fondement ontologique.
Par conséquent, expliquer le fonctionnement de la méthode de démonstration par l'absurde en respectant le spinozisme n'est à proprement parler possible qu'à condition de montrer sur base d'un exemple concret comme elle procède, et non pas en donnant une explication de cette méthode en général. Après, on pourra éventuellement "abstraire" une règle générale de ce que je fais dans l'exemple en question. Mais je crois que ce sera plus clair si l'on passe d'abord par une reductio ad absurdum d'une thèse ou idée singulière.
Comme je le disais hier, je suis a priori assez convaincue de cette possibilité, mais depuis lors je n'ai pas encore eu le temps de la tester concrètement, donc je le fais ici "in real time", on verra bien si j'aboutis au résultat prévu ou non. Si ce n'est pas le cas, voici que tu auras déjà une preuve éventuelle de sa non possibilité.
Prenons comme exemple concret la démonstration de l'E1P11:
Spinoza a écrit :Dieu, autrement dit une substance consistant en une infinité d'attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie, existe nécessairement.
DEMONSTRATION.
Si tu le nies, conçois, si c'est possible, que Dieu n'existe pas. Donc (par l'Axiome 7) son essence n'enveloppe pas l'existence. Or cela (par la Prop. 7) est absurde: Donc Dieu existe nécessairement. CQFD.
Spinoza nous propose ici l'idée, censée être claire et distincte, donc adéquate, vraie, de l'existence nécessaire de Dieu.
Pour prouver l'adéquation, il démontre l'absurdité de l'idée contraire, donc de la non existence de Dieu. Comment le fait-il?
Il s'adresse à celui qui nie que Dieu existe. Dans la théorie de la connaissance spinoziste, cela signifie que cette personne a l'idée de Dieu (en soi affirmative, comme toute idée, appelons-la idée A), mais dispose également d'une deuxième idée B, qui exclut l'existence de Dieu. Son Esprit formera alors une troisième idée C, qui a les deux idées A et B comme objets, qui les compare, et qui en conclut qu'en vérité, Dieu n'existe pas (tout comme un enfant ne croira plus qu'un cheval ailé existe dès qu'il dispose d'une deuxième idée qui en exclut l'existence réelle, en dehors de son Esprit).
Spinoza s'adresse donc à celui qui est dans cet état d'Esprit. Comme le demande toute réduction à l'absurde, il va ensuite développer les conséquences logiques de cette idée C, en tenant compte ce que cette personne est déjà censée avoir accepter comme vraie dans les propositions précédentes. Bref, il attire l'attention de cette personne sur d'autres idées encore, il les rend présent à l'Esprit. Ces idées sont les suivantes:
- à la nature d'une substance appartient d'exister (E1P7)
- Dieu est une substance (E1Déf.6)
On peut bien sûr objecter que la deuxième idée n'est qu'une définition, et donc pas encore une idée vraie, mais je crois qu'à l'époque cette idée étant généralement acceptée comme étant vraie (à vérifier). Si on refuse cette hypothèse, on peut se contenter de l'idée que seulement la première idée est vraie, cela suffit pour ce que je veux montrer.
Maintenant la personne ayant l'idée C (= nie l'existence de Dieu) contemplera en même temps une idée D qui exclut l'idée C. Par conséquent, elle est obligée de nier la vérité de C. CQFD.
CONCLUSION: dans ce cas de figure, on n'a que des opérations entre des idées singulières. A aucun moment on n'a besoin de postuler l'existence réelle d'une "essence adéquate" de la négation. Bien sûr, cela ne t'aura pas échappé que j'ai néanmoins fait usage d'une REGLE générale: celle qui dit que nier la vérité d'une idée, c'est disposer d'une deuxième idée qui exclut l'existence de ce à quoi réfère la première idée.
Mais encore une fois, l'Ethique est plein de règles générales et d'abstractions. Seulement, celles-ci ne réfèrent qu'à des idées (singulières elles aussi) que l'on utilise pour instaurer mentalement tel ou tel rapport entre des idées (ici: un rapport de négation), tandis que ce rapport (comme tout rapport, chez Spinoza), n'a pas d'essence singulière à lui.
C'est pourquoi je t'ai déjà dit dès le tout début de cette discussion qu'à mon sens le spinozisme est véritablement un monisme au sens russellien du terme: les rapports n'existent pas en dehors des termes. C'est parce qu'on n'a pas, comme dans un pluralisme russellien, une extériorité des rapports aux termes qu'ils relient, que ces rapports ne peuvent recevoir une consistance propre, en dehors des termes. C'est pourquoi quand Spinoza identifie, comme Descartes, volonté et affirmation, que du fait même de son monisme il est obligé de ne plus accepter que des affirmations (et donc des volitions) singulières. Dans un tel système, les rapports affectent les termes, ils ne sont plus "neutres" par rapport aux termes (et dans ce cas-ci, Spinoza dit même que l'affirmation singulière n'est rien d'autre que l'essence singulière de l'idée).
J'avoue qu'ayant maintenant explicité ce que j'avais vaguement en tête, je ne vois effectivement pas en quoi cela rendrait une réduction par l'absurde impossible. Il faut juste rappeler que cette réduction dans la réalité se fait toujours au singulier, entre des idées singulières précises, et que le procédé général n'est qu'une abstraction opérée par notre Esprit, sans référer à une entité réelle. Il s'agit donc, comme Spinoza le dit littéralement dans le dernier scolie de l'E2, d'une ens universalis, qui contrairement à ce qui se passe dans un pluralisme n'est PAS une ens realis, comme il le dit quelques lignes plus bas, mais une simple ens abstracta, c'est-à-dire une idée que l'on DIT ou prédique de beaucoup d'autres idées.
Or dire que toutes les idées ont l'affirmation "en commun", ce n'est qu'un dire. Dans la réalité, nous pouvons donc DIRE des idées qu'ils ont l'affirmation en commun, mais nous ne pourrons pas trouver en nous une entité réelle capable de juger chaque idée, abstraction faite de l'affirmation singulière qu'elle exprime, pour ensuite lui ajouter réellement une affirmation. Autrement dit: prédiquer une caractéristique x d'une idée y, ce n'est pas la même chose que de disposer nous-mêmes d'une faculté x, capable d'ajouter systématiquement x aux idées y, z etc. Enfin, je suppose que ce dernier paragraphe ne sera pas tout à fait clair pour tous, mais cela n'est pas grave, au sens où il me semble que ce n'est pas nécessaire de bien comprendre ce que je veux dire par là pour pouvoir constater comment la réduction à l'absurde peut parfaitement fonctionner dans un monisme.
Ce qui n'empêche que toute critique est plus que bienvenue!
Cordialement,
L.
PS à Durtal: je n'ai pas encore pu lire en détail tes derniers messages concernant les notions communes. Ayant depuis hier soir un autre horaire de travail, j'y répondrai certainement, mais probablement un peu moins rapidement que d'habitude - ce qui vaudra d'ailleurs en général et non seulement pour tes messages à toi (du moins pour les deux semaines à venir). En tout cas je t'en remercie déjà, car surtout le premier me semble être potentiellement fort instructif quant aux divergences et convergences éventuelles entre ta façon de concevoir les notions communes et la mienne. Bref, je reviens là-dessus!).