Du sentiment même de soi.

Questions et débats touchant à la conception spinozienne des premiers principes de l'existence. De l'être en tant qu'être à la philosophie de la nature.
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Louisa
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Messagepar Louisa » 29 sept. 2008, 11:22

Faun a écrit :On ne peut pas ainsi séparer éternité et durée chez Spinoza, une chose éternelle par définition dure éternellement, puisqu'elle existe (définition de l'éternité 7 partie 1), et cette existence dure éternellement. On ne peut évidemment pas mesurer grâce au temps, qui est une image corporelle, une durée éternelle. On peut mesurer le temps des choses qui ne sont pas éternelles, comme sont les corps, qui ont une durée limitée, avec un commencement et une fin. On ne peut pas faire intervenir le temps pour mesurer la durée des modes finis éternels que sont les intellects singuliers, par exemple, mais néanmoins cette existence qui est la leur dure, et n'a jamais eu de commencement et n'aura jamais de fin.


pourtant, l'explication de la définition de l'éternité dit bel et bien que l'éternité ne peut s'expliquer ni par le temps, NI PAR LA DUREE, "quand même on concevrait la durée sans commencement ni fin". Ne faut-il pas en conclure que "durer éternellement" n'a pas de sens dans le spinozisme (et dans toute pensée qui définit ainsi l'éternité, d'ailleurs, à commencer par Platon lui-même)?

C'est à mon avis ce que Spinoza veut dire quand il écrit (E5P34 scolie):

"Si nous prêtons attention à l'opinion commune des hommes, nous verrons qu'ils sont, certes, conscients de l'éternité de leur Esprit; mais qu'ils la confondent avec la durée, et l'attribuent à l'imagination ou à la mémoire, qu'ils croient subsister après la mort."

L'imagination et la mémoire s'expliquent par la durée et par le temps (l'imagination rend présent, la mémoire nous donne une idée de durée). Confondre l'éternité de l'Esprit avec la durée, c'est confondre l'éternité et la sempiternité, c'est-à-dire ce qui existe hors du temps avec ce qui a une existence temporelle sans début ni fin.

Certes, on pourrait dire que l'éternité ne s'explique pas par la durée et donc pas non plus par la sempiternité, mais que du point de vue du temps, "retraduit" en du temps, l'éternité "s'expérimente" comme durée infinie. Or j'aurais tendance à croire que cela n'a pas beaucoup de sens. Car pour sentir ou expérimenter quelque chose, ne faut-il pas exister dans le temps? Si oui, comment avoir l'expérience d'une durée infinie, sachant que tout ce qui existe dans le temps, un beau jour meurt (axiome de l'E4)?

La "solution" de Platon me semble être un peu plus compréhensible (voire plus spinoziste): le temps est comme une ligne droite, l'éternité comme un point en dehors de cette ligne. Avoir une Idée (= chose par définition éternelle), en tant qu'être humain, c'est se rapporter d'un point sur la ligne (mon présent à moi) au point hors de la ligne (= l'Idée), point qui est ce qu'il est, hors temps. Chaque fois que je m'y rapporte, je le découvre comme étant le même, ce qui peut donner l'impression que le point n'est pas un point, mais se trouve lui aussi sur une ligne temporelle parallèle à la mienne, et "bouge" avec moi, donc "dure", tout comme moi-même je dure. Alors on en déduit qu'une fois que mon existence temporelle à moi prend fin, sans doute le point en dehors de ma ligne continuera toujours: on a l'imagination d'une durée infinie.

Imagination erronée, car en réalité le point ne bouge pas, il n'y a pas de ligne parallèle temporelle pour les choses éternelles, elles "sont", sans plus. Ce qui veut peut-être dire avant tout qu'elles ne changent jamais (puisque seul ce qui est dans le temps, est sujet au changement), tout comme chez Spinoza ce qui est vrai ne peut pas devenir faux, n'a même pas de devenir tout court. Par conséquent, tout ce qui est vrai l'est éternellement. Tandis qu'on ne peut pas dire non plus que ce qui est éternel est "éternellement" au "présent", car le présent n'a du sens que du point de vue de l'imagination. Ni toujours au présent, ni passé et futur infinis, l'éternité ne se rapporte tout simplement pas au temps. Ce n'est que parce que toute expérience humaine se déroule nécessairement dans le temps, que notre éternité, nous pouvons l'expérimenter, c'est-à-dire nous pouvons la "rendre présent". Sans ce rendre présent, nous vivons inconscients de nous-mêmes (et des choses et de Dieu). Or le fait de devoir rendre présent notre éternité avant de la sentir ne fait pas encore de l'éternité de notre Esprit en tant que telle une "imagination", c'est-à-dire quelque chose qui se définit par le temps ou la durée.

C'est pourquoi je crois qu'on ne peut pas dire que l'éternité et la durée infinie, c'est la même chose, chez Spinoza. D'autre part, Dieu a une idée vraie de tout mode, ce qui sur base de ce que je viens de dire signifie que TOUT mode est éternel, pas seulement certains, comme tu sembles le dire (puisqu'une idée vraie ne peut se changer en une idée fausse).
L.

PS à Durtal: j'attends ta réponse à mon commentaire du début de ton message concernant l'individualité avant d'entamer le commentaire du paragraphe suivant de ce message, à moins que tu préfères que je réponde d'abord à tout (dans ce cas il suffit de le signaler, et alors dès que mon PC est de nouveau ok, je m'y mets).

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Messagepar Faun » 29 sept. 2008, 11:49

L'image de la ligne et du point ne peuvent pas rendre compte de l'existence des choses et de leur durée, mais seulement du mouvement des choses. C'est parce qu'on confond la durée avec le mouvement qu'on peut ainsi imaginer que l'éternité et la durée infinie sont deux choses différentes. Le concept de durée n'a pas besoin de l'image d'un point en mouvement pour être compris, ni l'éternité de l'image d'un point fixe, il suffit de faire attention à l'existence nécessaire des choses pour comprendre à la fois l'éternité et la durée. Vous pensez la durée comme une mesure entre un point a et le même à un autre moment du temps, et cette distance, cette ligne que vous mesurez, vous pouvez la diviser en partie et ainsi mesurer le temps. Mais vous n'avez pas ainsi conçu l'idée de durée. L'idée de durée est la propriété du concept d'éternité. Le temps et les images de points, de lignes, ou de cercles gradués sont des visualisations pratiques dans un objectif de mesure, mais restent dans le domaine de l'imagination. La durée est une propriété des choses éternelles, elle est conçue par l'intellect qui la déduit nécessairement de l'idée de l'éternité. Que l'existence de certaines choses soit éternelle implique nécessairement que cette existence dure, comme elle a toujours duré dans l'existence, et comme elle durera toujours. Ainsi l'idée de Dieu dans l'intellect a toujours existé et existera toujours, elle n'est pas en dehors de l'intellect vivant, dans un espace et un temps autre que celui de notre existence, sinon les idées éternelles seraient en quelque sorte transcendantes à l'esprit qui les conçoit, qui existerait selon une autre existence que celle des idées qu'il a. C'est absurde évidemment, puisque ces idées sont dans l'esprit et non au dehors, elles sont immanentes. Méfiez vous du monde des idées platoniciennes...

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Messagepar Louisa » 29 sept. 2008, 12:10

Faun a écrit :L'idée de durée est la propriété du concept d'éternité.


serait-il possible de montrer comment déduire cette thèse du texte de Spinoza?

Faun a écrit : Le temps et les images de points, de lignes, ou de cercles gradués sont des visualisations pratiques dans un objectif de mesure, mais restent dans le domaine de l'imagination. La durée est une propriété des choses éternelles, elle est conçue par l'intellect qui la déduit nécessairement de l'idée de l'éternité. Que l'existence de certaines choses soit éternelle implique nécessairement que cette existence dure, comme elle a toujours duré dans l'existence, et comme elle durera toujours.


c'est dire que l'éternité implique nécessairement la sempiternité. Pourquoi serait-ce le cas? Et comment alors comprendre que l'éternité ne s'explique PAS par la sempitérnité chez Spinoza?

Faun a écrit :Ainsi l'idée de Dieu dans l'intellect a toujours existé et existera toujours, elle n'est pas en dehors de l'intellect vivant, dans un espace et un temps autre que celui de notre existence, sinon les idées éternelles seraient en quelque sorte transcendantes à l'esprit qui les conçoit, qui existerait selon une autre existence que celle des idées qu'il a. C'est absurde évidemment, puisque ces idées sont dans l'esprit et non au dehors, elles sont immanentes.


il ne faut pas confondre une métaphore avec un calque. S'imaginer une ligne et un point en dehors de la ligne peut être interprété littéralement, et alors en effet, nous sommes dans l'espace et dans la mesure. Dans ce cas, la métaphore que j'ai utilisé n'est effectivement pas pertinente. Mais l'aspect métaphorique ne consistait pas à s'imaginer l'éternité par l'espace. Il s'agit, dans la métaphore, de distinguer conceptuellement éternité et temps ou durée, pour pouvoir penser un rapport à partir de ce qui existe dans le temps, donc à partir d'un temps présent, à quelque chose qui est éternelle, donc en soi SANS relation au temps. L'une des manières de mieux comprendre une relation, c'est par des métaphores qui la spatialisent. Mais cela ne veut pas dire que l'essentiel de ce qu'on peut déduire de la métaphore ne vaut que pour ce qui est spatial. Dans ce cas-ci, la métaphore n'avait pas besoin de la notion d'espace pour pouvoir illustrer l'essentiel de la différence entre éternité et temps. Il s'agit bien plutôt de rendre compte du fait que penser l'éternité comme une sempiternité, c'est s'imaginer que les choses temporelles et les choses éternelles ont toutes les deux besoins d'une "ligne" du temps, d'une durée dans le temps, tandis que pour pas mal de philosophes, la distinction entre éternité et sempiternité est plus radicale, les choses éternelles étant réellement hors temps et hors durée. Bien sûr, même le terme "hors", dans sa littéralité, est spatial (mais comme l'ont montré Lakoff et Johnson, une très grande partie de notre langage utilise des métaphores spatiales). Tout comme le "sans relation avec". Or si l'on passe au niveau conceptuel (donc si l'on quitte l'attribut de l'Etendue pour se situer dans celui de la Pensée), "sans relation avec" signifie simplement qu'il s'agit d'une distinction réelle, sans connotation spatiale.

De même, la métaphore du point et de la ligne ne sert qu'à montrer qu'on peut concevoir le rapport entre le temps et l'éternité autrement que comme un rapport entre deux espace-temps différents mais "parallèles", c'est-à-dire qu'on peut penser l'éternité autrement que comme sempiternité, comme on a spontanément tendance à le faire.
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Messagepar Louisa » 29 sept. 2008, 12:39

Sescho a écrit :Mais je suis toujours preneur d'une explication de E5P40S par le menu, en restant dans le texte, et par le texte même de Spinoza (pas que notre âme en tant qu'elle est intelligente est un mode éternel de la pensée ; cela c'est évident, et n'apporte rien de plus à la discussion, qui a pour sujet la notion de "Moi" ; d'un mode fini existant en acte, donc.)


on peut se demander si ceux qui se sentent choqués par l'idée que l'entendement divin n'est rien d'autre que l'ensemble des esprits ("de telle façon que tous ces modes pris ensemble constituent l'entendement éternel et infini de Dieu" (E5P40)) ne sont pas en train de confondre l'entendement divin avec l'essence de Dieu.

L'essence de Dieu n'est constituée QUE par des attributs, pas par des modes. Les modes SUIVENT de l'essence de Dieu, qui leur est nécessairement antérieure. L'entendement divin peut certes être appelé "l'esprit" de Dieu, mais tout esprit n'est qu'une idée, donc un mode. Qu'il s'agisse d'un mode immédiat ne signifie rien d'autre que que ce mode suit immédiatement de l'attribut, sans être causé par un autre mode (comme c'est le cas pour les modes que nous sommes nous, êtres humains - nous sommes tous causés par un autre mode). Il n'en demeure pas moins que l'entendement divin n'est plus du tout le "siège" de la création, comme chez les chrétiens, mais simplement un mode, un effet, un produit de Dieu.

Enfin, qu'il s'agisse d'un mode infini, contrairement aux esprits humains qui sont des modes éternels mais finis, me semble souvent être également mal compris. Chez Spinoza, être fini signifie d'abord être fini en son genre (E1 Déf.2), ce qui veut dire "pouvoir être borné par une chose de même nature". Par conséquent, l'idée constituée de l'ensemble de toutes les autres idées, ne peut pas être bornée par une autre idée encore, puisqu'elle les contient toutes en elle. Que l'entendement divin est une idée infinie ne dit donc rien d'autre, du point de vue spinoziste, que l'entendement divin est l'idée de toutes les idées. L'esprit humain n'est qu'une de ces idées.

Si cela ne fait pas du coup de l'entendement humain une partie de la puissance productrice/créatrice originale de Dieu (comme on semble le craindre), c'est précisément parce que l'entendement divin lui-même n'est qu'un mode, et n'est qu'infini en son genre. La puissance productrice originale, c'est-à-dire l'essence de Dieu, n'est plus un mode mais un ensemble d'attributs. Cette essence est certes elle aussi infinie, mais non plus infinie en son genre, elle est "absolument infinie".

Conclusion: dire que l'entendement divin n'est que l'ensemble de tous les esprits singuliers, cela ne revient pas à confondre l'entendement humain avec l'essence même de Dieu. La distinction entre les deux reste bel et bien présente.

Autrement dit, je me demande si ceux qui veulent lire dans le spinozisme une distinction absolue entre l'entendement humain et l'entendement divin, tiennent bien compte de deux caractères essentiels de l'entendement divin:
- l'entendement divin n'est qu'une IDEE, c'est-à-dire un mode, c'est-à-dire un produit de Dieu, et non pas l'essence divine elle-même
- l'entendement divin n'est qu'infini en son genre, et pas du tout absolument infinie, comme l'est l'essence divine. Et il ne peut être dit infini en son genre (son genre étant "être une idée"!!) que si tous les idées/esprits singuliers le constituent, sinon il y aurait toujours une autre idée qui nécessairement le bornerait, le limiterait. L'entendement divin, une fois qu'il est devenu simplement une "idée", DOIT logiquement être constitué de toutes les autres idées, sinon il perdrait son caractère d'illimité, d'infini en son genre.
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Messagepar hokousai » 29 sept. 2008, 15:44

cher faun

On ne peut pas ainsi séparer éternité et durée chez Spinoza,


Spinoza écrit pourtant

(l' éternité)" elle ne peut s’expliquer par la durée ou le temps ".

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Messagepar Faun » 29 sept. 2008, 16:20

C'est parce que la durée est une propriété de l'éternité que l'éternité ne s'explique pas par la durée (ni par le temps qui en est l'imaginaire mesure, comment mesurer quelque chose d'infini ?), mais au contraire, c'est la durée qui s'explique par l'éternité.

"Ensuite, ce qui suit ainsi de la nécessité de la nature d'un attribut ne peut avoir d'existence, autrement dit de durée, déterminée" dit Spinoza dans la démonstration de la proposition 21 partie 1. "Existence, autrement dit durée", on voit donc bien que ce qui existe nécessairement est éternel, et inversement, et que cette existence des choses éternelles dure éternellement.

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Messagepar Durtal » 29 sept. 2008, 18:05

Chère Louisa, une réponse à ton message du.28/09 et sq.

Concernant le rapport Mode/Substance.


Où pourquoi Durtal eut comme du vague à l'âme à la réponse que lui fit Louisa.

Durtal a écrit :je ne vois pas où Spinoza écrirait que "l'essence de l'homme ne constitue pas l'être de la substance". A mon sens il n'a pas besoin d'écrire cela puisque tout le monde est de toute façon d'accord là-dessus.


Reprenons: A la base, comme c'est un peu ton habitude, tu présentes une proposition de Spinoza qui se trouve ne pas être tout à fait celle qu'il emploie réellement. Je t'accorde qu'il y a des circonstances où cela n'a aucune importance mais il y en a d'autre où cela en a. Pour moi ici, nous sommes dans le deuxième cas de figure, parce que tu fais subir une légère modification à la formule originelle qui en fausse tout à fait la signification et la portée.

Tu écris:
"l'être de la substance ne constitue PAS (…) l'essence d'un homme"

Là où Spinoza écrit:
"A l'essence de l'homme n'appartient pas l'être de la Substance".(E2pX, Pautrat)

Tu as l'air de penser que ça dit la même chose, mais ce n'est pas le cas. Ce qui est bien certain c'est que la Formule de Spinoza, ne dit pas que l'essence de l'homme n'appartient pas à l'essence de la substance (ou pour reprendre TA façon de t'exprimer "que la substance ne constitue pas l'essence de l'homme"), il dit l'inverse.
Au moins tu conviendras j'espère que ce n'est certes pas la même phrase. Le problème est que, étant donné, le caractère relativement flou de ta formulation, on oscille entre une interprétation vraie mais totalement triviale ( qui ne touche pas ce que disait Serge) et une interprétation non triviale (qui toucherait ce qu'avance le même) mais qui très manifestement fausse.
Si ce que tu veux dire est que la Substance n'est pas le mode. Nous sommes d'accord mais aussi n'était-ce pas le problème. Si ce que tu veux dire est que l'essence des modes est indépendante de l'essence de la substance, alors certes ils ont une "réalité propre", mais c'est absurde, puisque nulle chose ne peut être ni se concevoir sans la substance. Je développe un peu ces deux points.

Tout d'abord la formule de Sescho que tu entreprenais de critiquer dit "Les modes n'ont pas d'être propre". Comme il s'en est expliqué, il le prend au sens d'une conséquence directe de la définition du mode: à savoir que c'est une chose qui n'existe que dans et par autre chose: la substance. Donc il paraît raisonnable d'en conclure comme il le fait: "tout l'être dont dispose un mode, il le tire de la substance dont il est le mode".

(NB: Que l'intéressé me pardonne, s'il trouve que j'assume en son nom des positions qui ne sont pas les siennes. Qu'il soit donc entendu que lorsque j'évoque ici ce qu'il est supposé penser, il se peut bien entendu que je me trompe. Autrement dit j'assume seul la responsabilité des erreurs que pourraient comporter mon exposé, même si son nom y a été associé)

La question est alors de savoir ce que tu mets sous ce terme un peu flou dans ce contexte de "constituer". Est-ce que c'était pour nous signaler que les modes et la substance sont des choses différentes? Merci mais je crois que ce n'était pas la peine…En tout cas ce n'est pas ce que l'on peut conclure de "les modes n'ont pas d'être propre". En un certain sens en effet, si l'on dit que les modes n'ont pas d'être propre, on ne peut faire plus grande différence entre les modes et la substance. Puisque cela revient à les faire différer comme l'être au non être. Nous retrouverons un malentendu du même genre dans la seconde partie de ma réponse alors j'insiste sur ce point. Que tu sois d'accord ou non avec la proposition, il faut bien que tu comprennes ce qu'elle implique: à savoir que nier la réalité des modes ce n'est pas les identifier à la substance, puisque c'est en quelque sorte les "retirer de la circulation" pour ne faire place qu'à la substance.

Ce que tu veux donc plus vraisemblablement dire, puisque tu n'es pas d'accord avec cela, est que les modes "ont un être propre", une essence distinguée de celle de la substance. D'où la formule de E2pX, "toilettée" par toi dirons-nous, pour les besoins de la cause. Mais cette fameuse formule se contente de dire: Qu'à l'essence de l'homme n'appartient l'être de la substance, autrement dit que l'homme n'est pas une substance (tu crois que c'est trivial parce que tu ne vois pas réellement pourquoi Spinoza parle de "forme" ensuite, mais je vais y revenir). Elle n'explique pas que son essence est "indépendante" ou "distinguée" de celle la substance.

Comme cela à l'air de te bouleverser (l'idée selon laquelle la substance constitue l'essence d'un mode) je réitère deux remarques que j'ai faites, en espérant parvenir à me faire mieux comprendre de toi cette fois:

A) Je te pose la question: Si l'être de la substance ne constitue pas l'essence de l'homme, étant donné par ailleurs qu'il n'y a aucune réalité en dehors de la substance, de QUOI donc l'essence de l'homme sera-t-elle constituée?? Sera-ce de….NUTELLA????? (Je sais bien ce que tu réponds: "elle est constituée de modes". Le problème est cependant que les modes eux même n'existent qu'en "autre chose" et à moins que cette autre chose ne soit ce que je viens de dire, cette "autre chose" sera, je le crains: la Substance)

B) Ceci dit, je ne suis pas complètement buté, et je comprends que cela puisse laisser un goût de paradoxe. C'est pourquoi je veux préciser en quel sens je dis que la substance constitue l'essence des modes. Pour exprimer la chose de façon informelle, on pourrait dire: toute l'essence des modes consiste en une négation de l'essence infinie de Dieu. Qu'est ce que cela signifie? Cela signifie que la raison véritable pour laquelle "un homme n'est pas Dieu" n'est pas que l'être de la substance ne constitue pas son essence"(comme tu le dis) mais au contraire, elle réside en ce que non seulement l'être de la substance constitue son essence, mais en plus de cela constitue l'essence de l"infinité des autres modes qui ne sont pas lui. En d'autres termes, si l'on considère un mode abstraitement en l'isolant artificiellement de la substance, il paraît être une chose indépendante et distincte de Dieu, (il est comme "trop petit") mais si on le restitue à la concaténation causale infinie dont il fait réellement partie (Dieu a l'idée d'une chose singulière en tant qu'il a l'idée d'une autre et de celle ci en tant qu'il en a de nouveau l'idée d'une autre, à l'infini), il n'apparaît plus comme distinct de la puissance de Dieu, mais comme un "moment" de l'expression de cette même puissance. Puissance qui "traverse" tous les modes, et que nous retrouvons quand nous faisons "communiquer" les modes entre eux (ce qui veut dire quand nous comprenons les choses en suivant l'ordre des causes). Pour voir comment chaque mode est constitué par l'essence même de Dieu, il faut donc avoir égard à chacun dans sa relation à TOUS, c'est à dire avoir égard à la manière dont s'exprime l'essence et la puissance de Dieu, pour constituer toutes les choses. Et sous cette perspective qui est la perspective de la réalité: nous ne sommes rien d'autre que les manières de cette puissance, nous en sommes littéralement "faits". Donc si mon essence "diffère" de celle de Dieu, c'est uniquement parce qu'elle ne l'exprime pas toute (à elle seule) et non parce qu'elle en serait ontologiquement "distincte".

J'en viens maintenant à cette (importante) histoire de "forme".

Louisa a écrit : Par contre, il écrit bel et bien ceci, littéralement (E2P10 scolie): "c'est donc que, ce qui constitue la forme de l'homme, ce n'est pas l'être de la substance", ce qui est exactement ce que je viens d'écrire.


Premièrement ce n'est pas du tout ce que tu as écrit . Tu interprètes cette phrase comme signifiant quelque chose d'équivalent à ce que tu as écrit et c'est ton droit, mais ce n'est pas exactement la même chose (mais peut être faisais tu référence à un autre énoncé?). Ensuite que dit-elle au juste cette phrase? Elle dit l'homme n'est pas une substance (si tu veux elle établit qu'au concept d'homme ne convient pas le concept de substance, et cela en effet, parce que le concept de substance ne convient….qu'à LA Substance). La remarque sur la notion de forme, vise l'usage aristotélicien et scholastique (et aussi pour ce qui concerne le seul cas de l'homme, l'usage cartésien) qui parle précisément de "forme substantielle", pour caractériser l'homme comme une unité en soi et par soi, et qui a été crée telle par Dieu. Spinoza en quelque sorte prévient: "attention, quand je parlerai dans ce qui suit de "forme" ou "d'essence" de l'homme, n'allez pas imaginer que je fais de l'homme une substance à l'intérieur de la Substance". Et donc à la limite tu te sers de cette formule complètement à faux: ce que tu cherches à expliquer en effet c'est que l'homme à une essence "distinguée" et "à lui". Mais l'objectif de Spinoza en disant cela est justement de détruire cette représentation: l'homme est un mode de la substance étendue, tout comme un nuage est un mode de la substance étendue, il n'a pas plus de consistance ou d'indépendance ontologique propre que l'autre: son essence foncière c'est d'être de la chose étendue, comme toutes les autres choses étendues. C'est une proposition, sous ses dehors de trivialité, qui est en fait extrêmement polémique et choquante. Elle énonce précisément le genre de chose que tu as la plus grande difficulté à admettre: que l'homme n'a pas de réalité propre. Au degré de complexité près (mais je te l'accorde, ce degré de complexité, fait aussi toute la différence) : il n'y a aucune distinction ontologique ou "d'essence" entre un homme et une flaque d'eau ce sont des "manières" des "configurations" plus ou moins stable de substance corporelle, dont les essences dépendent les unes les autres et se délimitent mutuellement les unes les autres.

Bref, tu interprètes E2pX, comme si Spinoza y voulait instaurer une différence entre la substance et l'homme, mais ce n'est pas son but, ce qu'il veut faire c'est au contraire inscrire l'homme dans la substance en montrant qu'il n'est pas lui même (comme le pense la tradition) une substance, mais un mode. C'est à dire quelque chose de nativement "dispersé" dans l'étendu, traversé de part en part par ses forces, littéralement "poreux" aux autres choses…

Louisa a écrit :Dans le corollaire il s'explique davantage: si l'être de la substance ne constitue pas l'essence de l'homme, il faut bien que celle-ci soit constituée par autre chose. Par quoi? Par des "modifications précises des attributs de Dieu". En effet, ce qui constitue l'homme, c'est, dira-t-il plus tard, un corps et un esprit, soit, deux modes finis précis. Pas l'être même de la substance.


De quoi je conclus surtout que tu ne comprends pas bien ce que tu critiques (si je reviens à la formule de Sescho): dire que l'homme est une modification des attributs de Dieu, c'est précisément lui retirer toute "réalité propre", pour la transférer en Dieu. D'où cette remarque sur la "forme" qu'à faite Spinoza. Tu t'exprimes sans arrêt comme si il y avait "l'être de la substance", et à coté "l'être des attributs", et enfin "l'être des modes". Mais l'être, chez Spinoza, pour parodier une célèbre formule, "se dit en un seul sens": celui de la substance. Il n'y a que l'homme dans son ignorance, pour penser qu'il a "son essence à lui" et pour imaginer qu'il est "un empire dans un empire". Qu'il y a "là haut", "ailleurs", un Dieu qui l'a crée comme une substance "relativement" indépendante, avec une essence distincte de lui et vogue la galère de la pomme et du péché originel…

Et pour conclure sur ce point:

Démonstration du corollaire de E2pX.

Car l'être de la substance n'appartient pas à l'essence de l'homme. Celle ci est donc quelque chose qui est en Dieu, et qui sans Dieu ne peut ni être ni se concevoir, autrement dit une affection, autrement dit une manière, qui exprime la nature de Dieu de manière précise et déterminée."

Il est bien question du fait que l'essence de l'homme exprime la nature (l'essence) de Dieu. Spinoza dépossède l'homme de ce qu'il croit être "sa" réalité, pour la restituer à Dieu, et par là à toutes les autres choses qu'il croit différentes de lui.

Où Durtal se demande si Louisa a bien suivi "l'ordre du philosopher".

Nous en venons maintenant à l'épouvantable imbroglio que tu crée autour de ma proposition, somme toute anodine, dans la mesure du moins où elle reflète un caractère élémentaire du Spinozisme: savoir que Dieu est non seulement cause de toute chose, mais encore cause immanente de ses propres effets (Dieu agit en lui et pas en dehors de lui).

Je ne vais pas commenter point par point ton objection. Je crois de toute façon qu'elle repose sur un malentendu.

Je ferais face seulement à l'objection in globo : Si je dis que l'essence de chaque chose appartient à l'essence de Dieu, s'en suit-il que Dieu appartient à l'essence de chaque chose?

Je te prie de faire attention à ceci: Dire "Toutes les choses appartiennent à l'essence (se déduisent de l'essence) de Dieu", ce n'est pas dire: "A l'essence de toutes les choses appartient l'essence de Dieu". (ou de l'essence de toute chose se déduit l'essence de Dieu). Cette mise en garde te paraît inutile? Pourtant cette simple distinction suffit à lever ce qui paraît faire difficulté pour toi.

En effet, il suit de cette proposition uniquement (pas de celles que tu aurais envie d'y ajouter) , que l'essence de Dieu peut être et peut se concevoir sans les choses, mais non l'essence des choses sans Dieu. Et donc que Dieu n'appartient pas (ne se déduit pas) de l'essence des choses, quoiqu'elles même se déduisent de (ou appartiennent à ) celle de Dieu.

Et de façon extraordinaire, c'est exactement ce que dit Spinoza dans le Scolie qu'encore une fois tu utilises contre moi à faux . C'est à dire qu'on peut parfaitement soutenir que toutes les choses sont et sont conçues par Dieu, sans qu'il en résulte pour autant que Dieu soit et se conçoive par l'essence des choses: "Les choses singulières, sans Dieu ne peuvent ni être ni se concevoir, et pourtant Dieu n'appartient pas à leur essence". C'est cette équation là et pas une autre que Spinoza entend résoudre en apportant la modification qu'il apporte au concept d'essence. C'est ce que je voudrais, si tu veux bien, montrer maintenant.

L'essentiel de ta difficulté à ce sujet paraît être exprimé ici, où tu manifestes surtout, d'après moi, que tu as le cerveau quelque peu échauffé par cette histoire d'essence :

Louisa a écrit :"Tu dis "l'essence de l'homme appartient à l'essence de Dieu" (A). Sachant que ce qui appartient à une essence dans le spinozisme est ce sans quoi la chose ne peut être ET (ajout proprement spinoziste) ce qui sans la chose ne peut être, il faudrait en conclure que l'essence de Dieu ne pourrait être ni être conçu sans l'essence de tel ou tel mode (ce qui est absurde: l'essence de Dieu se conçoit "par soi", c'est-à-dire n'est constituée que par les attributs).


Bon mettons le problème à plat. Nous avons deux rapports , celui qui va de l'essence de Dieu à l'essence des choses (l'essence des modes appartient à l'essence de Dieu) et celui qui va des choses à Dieu, (l'essence de Dieu n'appartient pas à l'essence des modes).

Considérons le premier rapport:
Si je dis que l'essence des modes appartient à l'essence de Dieu, cela ne signifie rien d'autre que: "en réalité" l'essence des modes c'est l'essence de Dieu. Disons, si tu préfères, l'essence des modes consiste "en parties" de l'essence de Dieu. Or il suit de cela en effet que les parties de l'essence de Dieu ne peuvent ni être ni être conçue sans l'essence de Dieu, et inversement que l'essence de Dieu ne peut ni être ni être conçue sans elles (c'est à dire sans ses propres parties). En d'autres termes, conséquence tout à fait bouleversante; les parties de l'essence de Dieu appartiennent à l'essence de Dieu ou mieux encore: l'essence de Dieu s'appartient à elle même.

Ton objection repose simplement sur le fait que tu ne tires pas la conséquence de la proposition que je fais. A savoir: l'essence des modes appartient à l'essence de Dieu. Si l'on se place au niveau de l'essence de Dieu, ou de la connaissance qu'il a lui même de sa propre essence: il n'y a rien d'autre que l'expression de sa puissance infinie et tout se qui se déduit de son essence: il n'y a plus de "modes", et les limitations apparentes des choses éclatent et disparaissent, il n'y a que l'essence de Dieu et tout ce qui suit de cette essence.

Considérons maintenant le second rapport: A l'essence des modes n'appartient pas l'essence de Dieu. Nous sommes ici au niveau non plus de l'essence de Dieu mais à celui de l'essence des modes. Dans ce cas l'essence de Dieu est bien ce sans quoi, ces essences ne peuvent ni être ni être conçues, mais il n'est pas vrai que Dieu ne peut ni être ni être conçues sans elles (puisque cf, ce que j'ai dit sur le premier rapport: si je parviens à concevoir l'essence de Dieu au travers de l'essence d'un mode, et bien cela signifie justement que je cesse de penser l'essence d'un mode, mais que je pense l'essence de Dieu, qui en réalité la constitue). Donc à l'essence des modes n'appartient pas l'essence de Dieu.

Quel est ce miracle? Qu'est ce qui fait que dans un cas (de Dieu aux modes) le fini "se résorbe" dans l'infini, alors que l'on ne peut pas faire le chemin inverse (des modes à Dieu) c'est à dire "tirer" l'infini du fini? Et bien Spinoza explique cela lorsqu'il dit que, ceux qui se sont tout à fait perdus dans cette histoire (et tu ne sera pas étonnée si je t'y reconnais) n'ont pas suivi "l'ordre du philosopher" c'est à dire en allant de la cause de toute chose à ses conséquences En effet la dissymétrie, qu'on observe entre "l'essence des modes appartient à l'essence de Dieu" et "L'essence de Dieu n'appartient pas à l'essence des modes" nous la retrouvons dans le rapport de la cause à l'effet. L'effet s'explique par la cause, parce que la cause contient l'effet, mais non l'inverse, c'est à dire, la cause ne s'explique pas par l'effet, parce que l'effet ne contient pas sa cause. Ainsi si les essences des modes appartiennent à l'essence de Dieu, c'est au sens et sous le rapport où, (E2p3) "En Dieu il y a nécessairement une idée tant de son essence que de tout ce qui suit nécessairement de son essence". Et si à l'inverse l'essence de Dieu n'appartient pas à l'essence des modes, c'est que l'on ne peut déduire Dieu (la cause) de l'un de ses effets (le mode), ce qui serait évidemment totalement absurde, puisque (E1Ax4): "la connaissance de l'effet dépend de la connaissance de la cause et l'enveloppe" et non l'inverse.

Moralité, on peut parfaitement dire, et au sens fort, que "toute chose est et se conçoit par Dieu" (ce qui veut dire, c'est pourquoi je parle de "sens fort": comprendre une chose c'est comprendre Dieu ou l'activité de Dieu, donc comprendre réellement l'essence d'une chose c'est la rapporter à ce qu'elle est en soi, c'est à dire à l'essence de Dieu), sans qu'il en résulte comme tu le dis à tort, que Dieu appartient à l'essence des choses finies. Mais cela implique, que lorsque nous comprenons réellement les choses et bien nous nous apercevons que les modes n'ont justement pas de "réalité propre"ou encore que tout ce qui fait leur "réalité" c'est la substance.

D.

PS: Oui attend un peu sur l'individu. J'ai peur qu'il y ait encore un malentendu épargne donc tes forces (et celles de ton PC) pour le moment.

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Messagepar Faun » 29 sept. 2008, 18:57

Pour le dire simplement :

Exister c'est durer (par la dem. prop. 21 partie 1),
Or ce qui est éternel existe (par la def. 8 partie 1),
Donc ce qui est éternel dure.

Amicalement.
Modifié en dernier par Faun le 02 oct. 2008, 11:20, modifié 1 fois.

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Messagepar Pourquoipas » 29 sept. 2008, 19:57

Faun a écrit :Pour le dire simplement :

Exister c'est durer (par la dem. prop. 21 partie 1),
Or ce qui est éternel existe (par la def. 7 partie 1),
Donc ce qui est éternel dure.

Amicalement.


Dans la lettre 12 (20 avril 1663), Spinoza a écrit :Substantiae verò Affectiones Modos voco, quorum definitio, quatenus non est ipsa Substantiae definitio, nullam existentiam involvere potest. Quapropter, quamvis existant, eos ut non existentes concipere possumus : ex quo porrò sequitur, nos; ubi ad solam modorum essentiam ; non verò ad ordinem totius Naturae attendimus, non posse concludere ex eo, quòd jam existant, ipsos postea exstituros, aut non exstituros, vel antea exstitisse, aut non exstitisse. Unde clarè apparet, nos existentiam Substantiae toto genere à Modorum existentiâ diversam concipere. Ex quo oritur differentia inter Aeternitatem, et Durationem ; per Durationem enim Modorum tantùm existentiam explicare possumus ; Substantiae verò per Aeternitatem, hoc est, infinitam existendi, sive, invitâ latinitate, essendi fruitionem.

Ex quibus omnibus clarè constat, nos Modorum existentiam et Durationem, ubi, ut saepissime fit, ad solam eorum essentiam ; non verò ad ordinem Naturae attendimus, ad libitum, et quidem propterea nullatenus, quem eorum habemus conceptum, destruendo, determinare, majorem minoremque concipere, atque in partes dividere posse : Aeternitatem verò, et Substantiam, quandoquidem non nisi infinitae concipi possunt, nihil eorum pati posse ; nisi simul eorum conceptum destruamus.




Les affections de la substance, je les appelle modes, dont la définition, puisqu’elle n’est pas définition de substance, ne peut impliquer aucune existence. C’est pourquoi, même si elles existent, nous pouvons les concevoir non existantes ; d’où la seconde conséquence que nous, quand nous prêtons attention à la seule essence des modes, mais non à l’ordre de toute la nature [matière], nous ne pouvons en conclure que, de ce qu’ils existent maintenant, ils existeront plus tard ou pas, ou ont existé auparavant ou pas ; d’où il apparaît clairement que nous concevons l’existence de la substance comme complètement différente de l’existence des modes.

De cela naît la différence entre éternité et durée. Par la durée en effet nous pouvons expliquer seulement l’existence des modes ; mais celle de la substance par l’éternité, c’est-à-dire la fruitio [jouissance, fruition] infinie d’exister, autrement dit, en dépit du latin, d’être.

Il en ressort clairement que, quand (comme il arrive très souvent) c’est à la seule essence des modes mais non à l’ordre de la nature que nous prêtons attention, nous pouvons à notre gré et sans détruire le concept que nous en avons, en déterminer l’existence et la durée, concevoir celles-ci plus grandes et un plus petites et les diviser en parties ; mais que l’éternité et la substance, puisqu’elles ne peuvent être conçues qu’infinies, ne peuvent en rien pâtir de ces choses sans que nous en détruisions en même temps le concept.


Portez-vous bien

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Messagepar Louisa » 29 sept. 2008, 20:02

Faun a écrit :Exister c'est durer (par la dem. prop. 21 partie 1),
Or ce qui est éternel existe (par la def. 7 partie 1),
Donc ce qui est éternel dure.


Cela a l'air d'être tout à fait logique en effet. Seulement, la démo de l'E1P21 ne dit pas exactement qu'exister, c'est durer (prémisse du raisonnement). Elle utilise simplement l'expression determinata existentia, sive duratio. Ce qui se traduit littéralement par: "existence déterminée, ou durée". La durée est ici donc synonyme d'une existence déterminée.

L'E2P8 corollaire explique effectivement qu'il y a encore un autre type d'existence: l'existence non en tant que la chose est dite durer (et qui est nécessairement déterminée, même si pour nous cette durée est "indéfinie", c'est-à-dire nous ne savons pas quelle durée déterminée notre vie aura nécessairement, nous le savons que le jour où cette durée prend fin), mais en tant qu'elle est prise dans /embrassée par (nouvelle proposition de traduction par Pautrat de comprehenduntur) les attributs de Dieu.

C'est cette distinction que reprend d'abord l'E2P45, puis l'E5P29. E2P45 scolie:

"Ici, par existence je n'entends pas la durée, c'est-à-dire l'existence conçue abstraitement, et comme une certaine espèce de quantité. Car je parle de la nature même de l'existence, laquelle s'attribue aux choses singulières pour la raison que, de l'éternelle nécessité de la nature de Dieu, suivent une infinité de choses d'une infinité de manières. Je parle, dis-je, de l'existence même des choses singulières en tant qu'elles sont en Dieu. Car quoique chacune d'elles soit déterminée par une autre chose singulière à exister d'une manière précise, il reste que la force par laquelle chacune persévère dans l'exister suit de l'éternelle nécessité de la nature de Dieu. A ce sujet, voir le Corol. Prop. 24. p.1."

la durée est ici clairement définie: est appelé "durée" que l'existence considérée abstraitement, comme une espèce de quantité. Quand on parle de durée, on ne parle pas de la nature de l'existence. La durée de chaque chose est nécessairement déterminée, nécessairement finie, "terminée" par une autre chose. Son existence considérée dans sa nature même, en revanche, n'a plus rien à voir avec la durée. Là nous considérons l'essence de la chose telle qu'elle est en Dieu.

Car effectivement, dit l'E1P24 Cor., Dieu est cause du fait que les choses commencent à exister, mais aussi qu'ils persévèrent dans l'exister (causa essendi). Ici aussi, on a une distinction nette entre l'existence et la durée (ou persévérance dans l'être, ou l'être tout court, qui à l'époque était synonyme de l'existence en tant que créature, donc dans le temps (PS à Durtal: je me demande si notre interprétation divergeante de l'E2P10 ne se base pas sur le fait qu'on attribue éventuellement un sens différent à ce mot "être"? J'y reviens)). Considérer les choses dans leur essence, c'est les considérer hors de toute existence et hors de toute durée: en effet, une essence ne reçoit son existence (sous-entendu : en Dieu) que de Dieu, mais elle reçoit également sa durée (sous-entendu: déterminée, donc existence en tant que persévérance dans l'être, en tant que temps de vie sur terre, et non seulement existence en Dieu) de Dieu. Ce sont bel et bien deux choses différentes.

Le seul endroit qui à mon sens le rend possible de mettre en question cette interprétation, c'est la démo de l'E5P29. Là Spinoza dit que la durée "peut" se déterminer par le temps. Faut-il déduire de cela que la durée peut également se déterminer par autre chose, et si oui par quoi? Malheureusement, Spinoza ne répond pas à cette question. Il y ajoute néanmoins qu'en tant que l'Esprit conçoit les choses par la durée, il ne peut PAS les concevoir par l'éternité. C'est cela qui à mon sens renforce la thèse selon laquelle la durée serait une propriété de l'éternité, car alors considérer les choses selon la durée, ce serait déjà les considérer selon l'éternité, tandis que Spinoza ici dit clairement que c'est l'un ou l'autre, mais jamais l'un par l'autre.

Ou comme le dit la démo de l'E5P30: "concevoir les choses sous l'aspect de l'éternité est concevoir les choses (...) en tant qu'elles enveloppent, par l'essence de Dieu, l'existence (...) ". L'essence de chaque chose enveloppe effectivement toujours l'existence, mais seulement l'existence en Dieu, me semble-t-il, et non pas l'existence en tant que durée. L'essence d'une chose ne peut envelopper sa propre durée, puisque celle-ci dépend d'une autre chose singulière, donc d'une autre essence, essence qui contrairement à l'essence divine n'est PAS enveloppée dans chaque essence, mais qui n'appartient qu'au corps extérieur qui va "déterminer" la durée de vie de cette chose.

Conclusion:
- exister éternellement = exister en Dieu
- exister dans la durée = exister de manière déterminée, avoir un temps de vie déterminée (= concevoir l'existence d'une chose quantitativement, abstraitement).

=> ce qui est éternel peut PAR AILLEURS aussi avoir une durée (E2P8), mais d'une part toute durée est toujours déterminée (rien n'est immortel), et d'autre part l'éternité ne peut elle-même être dite durer, sinon on la confond avec la sempiternité (la durée sans commencement ni fin).
L

PS à Durtal: répondre en détail à ton dernier message est pour l'instant un peu trop risqué (vu sa longueur, cela me prendra comme d'habitude quelques heures d'affilée). Je le ferai donc ou bien quand je dispose d'un autre ordinateur pendant qu'on répare le mien (ce qui devrait se faire encore cette semaine-ci, j'espère), ou bien lorsque j'ai pu imprimer ton texte dans un cybercafé et que j'ai une réponse manuscrite que je n'ai qu'à taper. Si cela dure trop longtemps, il se peut que je réponds déjà mais en petites parties ... tu pourras alors toujours attendre de répondre jusqu'au moment où j'ai parcouru le tout, au cas où cela te conviendrait mieux.


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