Durtal a écrit :(...) Et si je ne crois pas qu'il y ait une contradiction à affirmer les deux choses (à la fois que les essences sont distinctes et à la fois qu'elles expriment toutes la même chose) c'est que si l'on considère en effet les essences de choses singulières sous le rapport où Dieu les déduit de sa propre essence, elles ne diffèrent plus entre elles. Pour me servir d'une image: si j'imagine une limite entre deux choses, elle ne vaut , je veux dire n'a d'existence, que pour ces choses qui sont de part et d'autre de cette limite, mais supposé un être qui soit à la fois des deux cotés de la limite, alors cette limite à son égard ne représentera plus rien ou n'en sera plus une. Dieu est un peu, à l'égard des choses qu'il produit dans une situation de ce genre: quelques soient les délimitations qui peuvent être posées entre les choses, il est toujours de tous les cotés à la fois, puisqu'il est tout. C'est pour cela que la "blague" de Pierre Bayle "techniquement parlant", si j'ose dire, ne fonctionne pas: Dieu modifié en dix mille turcs ne massacre pas Dieu modifié en dix mille allemands, parce que au point de vue de Dieu: il n'y a que Dieu, et il n'y a ni allemands ni turcs et ce n'est qu'au point de vue des turcs qu'il y a des allemands, et au point de vue des allemands qu'il y a des turcs.
Qu'est-ce qu'exactement que le "point de vue de Dieu" ?
En fait, il s'agirait peut-être pour toi de considérer d'un côté une "nature naturante" et de l'autre une "nature naturée", de dire que les essences "naturées" expriment la nature naturante et qu'en tant que telles elles sont toutes identiques, et que le "point de vue de Dieu" est celui de la "nature naturante". Dieu serait une nature naturante aveugle aux distinctions des choses naturées, un Dieu négligeant ses affections.
Si c'est bien ta pensée, je crains de ne pas y souscrire.
Pour moi, le "point de vue de Dieu" est l'entendement infini lequel comprend les attributs et leurs affections. On peut certes réunir dans l'unité divine l'allemand et le turc qui sont en plein combat, faire comme si leurs différences ne comptaient pas, mais dans mon optique il faut au contraire les voir dans la réalité de leurs mouvements, dans la réalité de leurs conatus et affects.
A vrai dire, je n'aime pas trop cette idée d'un "point de vue de Dieu" mais si j'avais à en parler, je dirais que c'est comme la connaissance qu'on a de sa main droite qui frappe sa main gauche quand on applaudit.
La nécessité naturelle impose qu'on le fasse ainsi plutôt qu'en utilisant le nez et le poing (aïe !) et l'entendement infini comprenant les attributs et leurs affections comprend qu'on applaudit des 2 mains.
Durtal a écrit :(...) Et pas de risque de faire ressurgir une transcendance ici, puisqu'il ne s'agit au contraire que de restituer l'homme à la réalité "tout court", c'est à dire à la nature, aux attributs, à Dieu. (...). Par sa caractérisation en terme de modes, l'homme se retrouve plongé "dans le bain", au milieu des autres choses et comme traversé par elles.
Oui, j'avais bien compris, mais c'est le fait que dans ton "réalité "tout court"", les modes ne soient pas présent qui me faisait voir 2 mondes : celui de la réalité et celui de la "réalité tout court", d'où le risque de transcendance de la "réalité tout court".
Voyons ça plus loin.
Durtal a écrit :(...) les modes n'ont pas "d'autonomie" ou "d'indépendance" ontologique. (...) Penses (cette analogie n'est pas de moi) à un visage qui rougit.
(...) Ne pas avoir de "réalité propre" en ce sens cela ne signifie pas "ne pas avoir de réalité du tout" mais ne pas avoir de réalité indépendante. (...)(Où Deleuze parle-t-il de cela d'ailleurs?) Quoiqu'il en soit nous tournons autour du même problème. Je m'accorde pour dire avec toi que l'être du mode n'est rien d'autre que l'être de la substance "en tant que". C'est précisément l'idée à laquelle je suis attaché. Cependant nous n'avons pas l'air d'en tirer les mêmes conséquences. Ainsi je te retourne la question: quel sens donnes-tu as cette "trinité" Substance/attributs/modes? Ou à cette "distribution" de réalité? Est-ce qu'il s'agit de différentes "échelles" ou de différents "types" de réalité, ou plus simplement trois façon de parler toujours exactement de la même réalité? Ma propre manière de voir étant naturellement la seconde.
(...)
C'est uniquement par sa connexion avec tous les autres modes qu'il exprime l'attribut, et c'est pourquoi si on le soustrait à cette connexion pour le considérer comme une "chose indépendante", il n'exprime plus de réalité du tout.
Pour Deleuze, j'ai fait de mémoire, et ce doit être dans "Spinoza et le problème de l'expression" après qu'il ait traité de Dun Scot (j'ai pas vérifié).
Sur le fond, il s'agit aussi pour moi de parler d'une même réalité, c'est-à-dire pas une réalité par analogie, métaphore ou autre.
Mais si il fallait parler d'absence d'indépendance ontologique, ce serait à la fois de celle de la substance, des attributs et de leurs affections. Il y a réciprocité de la dépendance au niveau ontologique même si ce n'est pas le cas dans l'ordre d'exposition.
"tout ce qui est, est en Dieu et dépend tellement de Dieu qu'il ne peut être ni être conçu sans lui et Dieu sans tout ce qui est, ne serait qu'une coquille vide, abstraite.
Une chose est indépendante, libre, quand elle existe par la seule nécessité de sa nature et n'est déterminée à agir que par soi-même, et autant une chose particulière sera contrainte en tant qu'on la prend selon l'ordre commun de la nature, c'est-à-dire selon le mode d'existence commun, autant elle sera libre en tant qu'elle est aussi l'être, en tant qu'elle est essence, existence en tant que telle, "Deus quatenus" par ce qui ne se rapporte qu'à elle au sein même de la Substance, même si cet être n'est que partie de puissance.
Le fait que le seul "en soi" soit la Substance, ne signifie pas qu'il n'y ait pas réellement, ontologiquement, des choses particulières libres, cela signifie seulement que leur liberté est une participation à celle de la Substance, qu'elles sont dans la Substance et pas devant un Dieu ayant son "point de vue"/jugement sur elles. Il me semble important d'insister sur le fait que l'objet de l'Ethique est de montrer une liberté pour des êtres particuliers (nous-mêmes).
Toute promotion de l'idée de dépendance me semble la promotion d'un fatalisme, c'est-à-dire d'un refus d'exercer la part de puissance qui nous est dévolue (au prétexte qu'elle n'est pas infinie ?), comme si il s'agissait seulement de contempler l'idée d'un "Etre Vraiment Libre".
Pour prendre une image : l'humain a pour attribut la circulation sanguine et pour affection un coeur qui bat. Arrêt des affections = mort de l'attribut = substance morte.
Dire qu'un mode n'a pas d'indépendance ontologique, c'est un peu pour moi comme dire que le coeur n'a pas d'indépendance ontologique parce qu'il n'est pas l'humain entier. Pourtant, le coeur est ce qu'il est, et la "Substance" dont il dépend serait aussi morte sans lui, serait autre.
Enfin bon, sur le fond je ne crois pas qu'on diverge vraiment, il y a juste que j'insiste sur des idées qu'on retrouve dans le passage que tu as cité : qui a un corps très apte à faire ce qui suit de sa nature considérée seule; est de plus en plus "quelque chose" de distinct des autres. Et il ne se distingue pas des autres choses comme s'il se soustrayait à l'ordre des choses, mais en faisant servir la puissance d'agir des autres choses à la sienne propre.
Durtal a écrit :(...) Pour ce qui concerne Spinoza, le mot "réel" est synonyme du mot "infini". (...)
Drôle d'idée, je trouve. Ca vient d'où ?
E4préface : Ainsi donc, en général, j'entendrai par perfection d'une chose sa réalité ; en d'autres termes, son essence en tant que cette chose existe et agit d'une manière déterminée.
Durtal a écrit :la question alors, est moins celle de savoir si nous avons ou n'avons pas un "moi", mais celle de savoir à quelle condition nous pouvons être dits pleinement et authentiquement "conscient de nous mêmes".
En effet, bon sujet de réflexion, et pas facile en plus.
Durtal a écrit :Tout dépend de ce que tu appelles "remonter". Qu'une chose singulière quelconque "enveloppe" l'essence de Dieu, est précisément ce que je soutiens: Toutes les essences des choses singulières appartiennent à l'essence de Dieu. Seulement il ne suit pas de là que l'on peut déduire l'essence de Dieu de n'importe quelle chose singulière. (...)
Et par le 3e genre de connaissance ?
D'où Spinoza a-t-il tiré sa connaissance de l'essence de Dieu ?
Durtal a écrit :il faut reproduire discursivement, ce que Dieu ne fait pas discursivement. Mais dans le troisième genre de connaissance, nous "lisons" la substance à même les modes" nous n'avons plus à faire le "détour"qu'imposait l'ordre des raisons.
Peut-être vais-je trop vite au 3e genre.
Et peut-être aussi mon 3e genre n'est-il pas très orthodoxe...