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DE LA RÉFORME DE L'ENTENDEMENT
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I. Le bien que les hommes désirent ordinairement
(1) 1. L'expérience
m'ayant appris à reconnaître que tous les événements
ordinaires de la vie commune sont choses vaines et futiles, et que tous
les objets de nos craintes n'ont rien en soi de bon ni de mauvais et ne
prennent ce caractère qu'autant que l'âme en est touchée,
j'ai pris enfin la résolution de rechercher s'il existe un bien
véritable et capable de se communiquer aux hommes, un bien qui
puisse remplir seul l'âme tout entière, après qu'elle
a rejeté tous les autres biens, en un mot, un bien qui donne à
l'âme, quand elle le trouve et le possède, l'éternel
et suprême bonheur.
2. Je dis que j'ai pris enfin cette résolution,
parce qu'il me semblait au premier aspect qu'il y avait de l'imprudence
à renoncer à des choses certaines pour un objet encore incertain.
Je considérais en effet les avantages qu'on se procure par la réputation
et par les richesses, et il fallait y renoncer, si je voulais m'occuper
sérieusement d'une autre recherche. Or, supposé que la félicité
suprême consiste par hasard dans la possession de ces avantages,
je la voyais s'éloigner nécessairement de moi ; et si au
contraire elle consiste en d'autres objets et que je la cherche où
elle n'est pas, voilà qu'elle m'échappe encore.
3. Je méditais donc en moi-même
sur cette question : est-il possible que je parvienne à diriger
ma vie suivant une nouvelle règle, ou du moins à m'assurer
qu'il en existe une, sans rien changer toutefois à l'ordre actuel
de ma conduite, ni m'écarter des habitudes communes ? chose que
j'ai souvent essayée, mais toujours vainement. Les objets en effet
qui se présentent le plus fréquemment dans la vie, et où
les hommes, à en juger par leurs uvres, placent le souverain
bonheur, se peuvent réduire à trois, les richesses, la réputation,
la volupté. Or, l'âme est si fortement occupée tour
à tour de ces trois objets qu'elle est à peine capable de
songer à un autre bien.
4. La volupté surtout enchaîne l'âme
avec tant de puissance qu'elle s'y repose comme en un bien véritable,
et c'est ce qui contribue le plus à éloigner d'elle toute
autre pensée ; mais après la jouissance vient la tristesse,
et si l'âme n'en est pas possédée tout entière,
elle en est du moins troublée et comme émoussée.
Les honneurs et les richesses n'occupent pas non plus faiblement une âme,
surtout quand on recherche toutes ces choses pour elles-mêmes 2,
en s'imaginant qu'elles sont le souverain bien.
5. La réputation occupe l'âme avec
plus de force encore ; car l'âme la considère toujours comme
étant par soi-même un bien, et en fait l'objet suprême
où tendent tous ses désirs. Ajoutez que le repentir n'accompagne
point la réputation et les richesses, comme il fait la volupté
; plus au contraire on possède ces avantages, et plus on éprouve
de joie, plus par conséquent on est poussé à les
accroître ; que si nos espérances à cet égard
viennent à être trompées, nous voilà au comble
de la tristesse. Enfin, la recherche de la réputation est pour
nous une forte entrave, parce qu'il faut nécessairement, pour l'atteindre,
diriger sa vie au gré des hommes, éviter ce que le vulgaire
évite et courir après ce qu'il recherche.
(2) 6. C'est ainsi qu'ayant considéré
tous les obstacles qui m'empêchaient de suivre une règle
de conduite différente de la règle ordinaire, et voyant
l'opposition si grande entre l'une et l'autre qu'il fallait nécessairement
choisir, je me voyais contraint de rechercher laquelle des deux devait
m'être plus utile, et il me semblait, comme je disais tout à
l'heure, que j'allais abandonner le certain pour l'incertain. Mais quand
j'eus un peu médité là-dessus, je trouvai premièrement
qu'en abandonnant les avantages ordinaires de la vie pour m'attacher à
d'autres objets, je ne renoncerais véritablement qu'à un
bien incertain, comme on le peut clairement inférer de ce qui précède,
pour chercher un bien également incertain, lui, non par sa nature
(puisque je cherchais un bien solide), mais quant à la possibilité
de l'atteindre.
7. Et bientôt une méditation attentive
me conduisit jusqu'à reconnaître que je quittais, à
considérer le fond des choses, des maux certains pour un bien certain.
Je me voyais en effet jeté en un très-grand danger, qui
me faisait une loi de chercher de toutes mes forces un remède,
même incertain ; à peu près comme un malade, attaqué
d'une maladie mortelle, qui prévoyant une mort certaine s'il ne
trouve pas un remède, rassemble toutes ses forces pour chercher
ce remède sauveur, quoique incertain s'il parviendra à le
découvrir ; et il fait cela, parce qu'en ce remède est placée
toute son espérance. Et véritablement, tous les objets que
poursuit le vulgaire non-seulement ne fournissent aucun remède
capable de contribuer à la conservation de notre être, mais
ils y font obstacle ; car ce sont ces objets mêmes qui causent plus
d'une fois la mort des hommes qui les possèdent et toujours celle
des hommes qui en sont possédés.
(3) 8. N'y a-t-il pas plusieurs
exemples d'hommes qui à cause de leurs richesses ont souffert la
persécution et la mort même, ou qui se sont exposés
pour amasser des trésors à tant de dangers qu'ils ont fini
par payer de leur vie leur folle avarice ! Et combien d'autres qui ont
souffert mille maux pour faire leur réputation ou pour la défendre
! Combien enfin, par un excessif amour de la volupté, ont hâté
leur mort !
9. Or voici quelle me paraissait être la
cause de tout le mal : c'est que notre bonheur et notre malheur dépendent
uniquement de la nature de l'objet que nous aimons ; car les choses qui
ne nous inspirent point d'amour n'excitent ni discordes ni douleur quand
elles nous échappent, ni jalousie quand elles sont au pouvoir d'autrui,
ni crainte, ni haine, en un mot, aucune passion ; au lieu que tous ces
maux sont la suite inévitable de notre attachement aux choses périssables,
comme sont celles dont nous avons parlé tout à l'heure.
10. Au contraire, l'amour qui a pour objet quelque
chose d'éternel et d'infini nourrit notre âme d'une joie
pure et sans aucun mélange de tristesse, et c'est vers ce bien
si digne d'envie que doivent tendre tous nos efforts. Mais ce n'est pas
sans raison que je me suis servi de ces paroles : à considérer
les choses sérieusement ; car bien que j'eusse une idée
claire de tout ce que je viens de dire, je ne pouvais cependant bannir
complètement de mon cur l'amour de l'or, des plaisirs et
de la gloire.
II. Le bien véritable et suprême
(4) 11. Seulement je voyais que
mon esprit, en se tournant vers ces pensées, se détournait
des passions et méditait sérieusement une règle nouvelle
; et ce fut pour moi une grande consolation ; car je compris ainsi que
ces maux n'étaient pas de ceux qu'aucun remède ne peut guérir.
Et bien que, dans le commencement, ces moments fussent rares et de courte
durée, cependant, à mesure que la nature du vrai bien me
fut mieux connue, ils devinrent et plus longs et plus fréquents,
surtout lorsque je vis que la richesse, la volupté, la gloire,
ne sont funestes qu'autant qu'on les recherche pour elles-mêmes,
et non comme de simples moyens ; au lieu que si on les recherche comme
de simples moyens, elles sont capables de mesure, et ne causent plus aucun
dommage ; loin de là, elles sont d'un grand secours pour atteindre
le but que 1'on se propose, ainsi que nous le montrerons ailleurs.
(5) 12. Ici je veux seulement
dire en peu de mots ce que j'entends par le vrai bien, et quel est le
souverain bien. Or, pour s'en former une juste idée, il faut remarquer
que le bien et le mal ne se disent que d'une façon relative, en
sorte qu'un seul et même objet peut être appelé bon
ou mauvais, selon qu'on le considère sous tel ou tel rapport ;
et de même pour la perfection et l'imperfection. Nulle chose, considérée
en elle-même, ne peut être dite parfaite ou imparfaite, et
c'est ce que nous comprendrons surtout quand nous saurons que tout ce
qui arrive, arrive selon l'ordre éternel et les lois fixes de la
nature.
13. Mais l'humaine faiblesse ne saurait atteindre
par la pensée à cet ordre éternel ; l'homme conçoit
une nature humaine de beaucoup supérieure à la sienne, où
rien, à ce qu'il lui semble, ne l'empêche de s'élever
; il recherche tous les moyens qui peuvent le conduire à cette
perfection nouvelle ; tout ce qui lui semble un moyen d'y parvenir, il
l'appelle le vrai bien ; et ce qui serait le souverain bien, ce serait
d'entrer en possession, avec d'autres êtres, s'il était possible,
de cette nature supérieure. Or, quelle est cette nature? nous montrerons,
quand il en sera temps 3 que ce qui
la constitue, c'est la connaissance de l'union de l'âme humaine
avec la nature tout entière.
14. Voilà donc la fin à laquelle
je dois tendre : acquérir cette nature humaine supérieure,
et faire tous mes efforts pour que beaucoup d'autres l'acquièrent
avec moi ; en d'autres termes, il importe à mon bonheur que beaucoup
d'autres s'élèvent aux mêmes pensées que moi,
afin que leur entendement et leurs désirs soient en accord avec
les miens ; pour cela 4, il suffit
de deux choses, d'abord de comprendre la nature universelle autant qu'il
est nécessaire pour acquérir cette nature humaine supérieure
; ensuite d'établir une société telle que le plus
grand nombre puisse parvenir facilement et sûrement à ce
degré de perfection.
15. On devra veiller avec soin aux doctrines
morales ainsi qu'à l'éducation des enfants ;
et comme la médecine n'est pas un moyen de peu d'importance pour
atteindre la fin que nous nous proposons, il faudra mettre l'ordre et
l'harmonie dans toutes les parties de la médecine ; et comme l'art
rend faciles bien des choses difficiles et nous profite en épargnant
notre temps et notre peine, on se gardera de négliger la mécanique.
16. Mais, avant tout, il faut chercher le moyen
de guérir l'entendement, de le corriger autant qu'il est possible
dès le principe, afin que, prémuni contre l'erreur, il ait
de toute chose une parfaite intelligence. On peut déjà voir
par là que je veux ramener toutes les sciences à une seule
fin 5, qui est de nous conduire à
cette souveraine perfection de la nature humaine dont nous avons parlé
; en sorte que tout ce qui, dans les sciences, n'est pas capable de nous
faire avancer vers notre fin doit être rejeté comme inutile
; c'est-à-dire, d'un seul mot, que toutes nos actions, toutes nos
pensées doivent être dirigées vers cette fin.
III. Règles de vie
17. Mais, tandis que nous nous efforçons
d'y atteindre et de mettre l'intelligence dans la bonne voie, il nous
faut vivre cependant ; et c'est pourquoi nous devons convenir de certaines
règles de conduite que nous supposerons bonnes, savoir, les suivantes
:
(6) I. Mettre ses paroles à la portée du
vulgaire et consentir à faire avec lui tout ce qui n'est pas un
obstacle à notre but. Car nous avons de grands avantages à
retirer du commerce des hommes, si nous nous proportionnons à eux,
autant qu'il est possible, et nous préparons ainsi à la
vérité des oreilles bienveillantes.
(7) II. Ne prendre d'autres plaisirs que ce qu'il en faut
pour conserver la santé.
(8) III. Ne rechercher l'argent et toute autre chose qu'autant
qu'il est nécessaire pour entretenir la vie et la santé,
et pour nous conformer aux murs de nos concitoyens en tout ce qui
ne répugne pas à notre objet.
IV. Les différents modes de perception
(9) 18. Ces règles posées,
je commence par ce qui doit être fait avant tout le reste, et j'essaye
de réformer l'entendement, et de le disposer à concevoir
les choses de la manière dont elles doivent être conçues
pour qu'il nous soit possible d'atteindre notre fin. Or, pour cela, l'ordre
naturel exige que je résume les différents modes de perception
sur la foi desquels jusqu'ici j'ai affirmé et nié sans crainte
de me tromper, afin de choisir le meilleur et tout ensemble de commencer
à connaître et mes forces et cette nature que je me propose
de perfectionner.
(10) 19. A y regarder de près,
tous nos modes de perception peuvent se ramener à quatre :
(11) I. Il y a une perception que nous acquérons
par ouï-dire, ou au moyen de quelque signe que chacun appelle
comme il lui plaît.
(12) II. Il y a une perception que nous acquérons
à l'aide d'une certaine expérience vague, c'est-à-dire
d'une expérience qui n'est point déterminée par l'entendement,
et qu'on n'appelle de ce nom que parce qu'on a éprouvé que
tel fait se passe d'ordinaire ainsi, que nous n'avons à lui opposer
aucun fait contradictoire, et qu'il demeure, pour cette raison, solidement
établi dans notre esprit.
(13) III. Il y a une perception dans laquelle nous
concluons une chose d'une autre chose, mais non d'une manière
adéquate. C'est ce qui arrive 6
lorsque nous recueillons une cause dans un certain effet, ou bien lorsque
nous tirons une conclusion de quelque fait général constamment
accompagné d'une certaine propriété.
(14) IV. Enfin il y a une perception qui nous fait saisir
la chose par la seule vertu de son essence, ou bien par la connaissance
que nous avons de sa cause immédiate.
(15) 20. J'éclaircis
tout cela par des exemples. Je sais seulement par ouï-dire
quel est le jour de ma naissance, quels furent mes parents, et autres
choses semblables sur lesquelles je n'ai jamais conçu de doute.
C'est par une expérience vague que je sais que je dois mourir
; car si j'affirme cela, c'est que j'ai vu mourir plusieurs de mes semblables,
quoiqu'ils n'aient pas tous vécu le même espace de temps,
ni succombé à la même maladie. Je sais par une expérience
vague que l'huile a la vertu de nourrir la flamme, et l'eau celle
de l'éteindre ; je sais de la même manière que le
chien est un animal qui aboie, et l'homme un animal doué de raison,
et c'est ainsi que je connais à peu près toutes les choses
qui se rapportent à l'usage ordinaire de la vie.
21. Voici maintenant comment nous concluons
une chose d'une autre : Ayant perçu clairement que nous sentons
tel corps et non pas tel autre, nous en concluons que notre âme
est unie à notre corps 7, laquelle
union est la cause de la sensation. Mais 8
quelle est la nature de cette sensation, de cette union, c'est ce que
nous ne pouvons comprendre d'une manière absolue. Autre exemple
: je connais la nature de la vue et je sais qu'elle a cette propriété
que la même chose vue à une grande distance nous paraît
moindre que vue de près ; j'en conclus que le soleil est plus grand
qu'il ne me semble, et autres choses semblables.
22. On perçoit une chose par la seule
vertu de son essence quand, par cela seul que l'on connaît cette
chose, on sait ce que c'est que de connaître quelque chose, ou bien
quand, par exemple, de cela seul que l'on connaît l'essence de l'âme,
on sait qu'elle est unie au corps. C'est par le même mode de connaissance
que nous savons que deux plus trois font cinq, et que, étant données
deux lignes parallèles à une troisième, elles sont
parallèles entre elles, etc. Toutefois les choses que j'ai pu saisir
jusqu'ici par ce mode de connaissance sont en bien petit nombre.
(16) 23. Mais afin que l'on
ait une intelligence plus claire de toutes ces choses, je me bornerai
à un exemple unique ; le voici : Trois nombres sont donnés
; on en cherche un quatrième qui soit au troisième comme
le second est aux premiers. Nos marchands disent qu'ils savent ce qu'il
y a à faire pour trouver ce quatrième nombre ; ils n'ont
pas encore oublié l'opération qu'ils ont apprise de leurs
maîtres, opération tout empirique et sans démonstration.
D'autres tirent de quelques cas particuliers empruntés à
l'expérience un axiome général : ils prennent un
cas où le quatrième nombre cherché est évident
de lui-même, comme ici : 2, 4, 3, 6 ; ils trouvent par l'expérience
que le second de ces nombres étant multiplié par le troisième,
le produit, divisé par le premier, donne 6 pour quotient ; et voyant
que le même nombre qu'ils avaient deviné sans opération
est le nombre proportionnel cherché, ils en concluent que l'opération
est bonne pour trouver tout quatrième nombre proportionnel.
24. Quant aux mathématiciens, ils savent
par la démonstration de la 19e proposition du livre VII d'Euclide
quels nombres sont proportionnels entre eux ; ils savent par la nature
même et par les propriétés de la proposition, que
le produit du premier nombre par le quatrième est égal au
produit du second par le troisième ; mais ils ne voient pas la
proportionnalité adéquate des nombres donnés, ou
s'ils la voient, ils ne la voient point par la vertu de la proposition
d'Euclide, mais bien par intuition et sans faire aucune opération.
V. Le meilleur mode de perception
25. Or, pour choisir parmi ces divers modes de perception
le meilleur, nous avons besoin d'énumérer rapidement les
moyens nécessaires pour atteindre la fin que nous nous proposons
; ce sont les suivants :
(17) I. Connaître notre nature, puisque c'est elle
que nous désirons perfectionner, et connaître aussi la nature
des choses, mais autant seulement qu'il nous est nécessaire ;
(18) II. Rassembler par ce moyen les différences,
les ressemblances et les oppositions des choses ;
(19) III. Savoir ainsi véritablement ce qu'elles
peuvent et ce qu'elles ne peuvent point pâtir ;
(20) IV. Et comparer ce résultat avec la nature
et la puissance de l'homme. On verra ainsi le degré suprême
de la perfection à laquelle il est donné à l'homme
de parvenir.
(21) 26. Après ces considérations,
il nous reste à chercher quel est le mode de perception que nous
devons choisir.
(22) Premier mode. Il est évident de soi-même
que le ouï-dire ne nous donne jamais des choses qu'une connaissance
fort incertaine, et qu'il n'atteint jamais leur essence, comme cela est
manifeste dans l'exemple que nous avons donné ; or l'on ne connaît
l'existence propre de chaque chose qu'à la condition de connaître
son essence, comme on le verra dans la suite : j'en conclus que toute
certitude obtenue par ouï-dire doit être bannie du domaine
de la science. Car le simple ouï-dire, sans un développement
préalable de l'entendement de chacun, ne peut faire d'impression
sur personne.
(23) 27. Deuxième mode.
On ne peut pas même dire de ce mode qu'il ait l'idée de la
proportion qu'il cherche à découvrir. Outre qu'il donne
toujours un résultat tout à fait incertain et jamais définitivement
acquis, il ne saisit les choses de la nature que par leurs accidents,
dont la claire intelligence présuppose la connaissance des essences
mêmes. Je conclus que ce mode doit être rejeté comme
le premier 9.
(24) 28. Troisième mode.
Il faut reconnaître qu'il nous donne l'idée de la chose,
et qu'il nous permet de conclure sans risque de nous tromper ; néanmoins
il n'a pas en soi la vertu de nous mettre en possession de la perfection
à laquelle nous aspirons.
(25) 29. Le quatrième
mode seul saisit l'essence adéquate de la chose, et d'une manière
infaillible ; c'est donc celui dont nous devrons faire principalement
usage. Or, comment doit-on s'y prendre pour arriver, par ce mode de connaissance,
à l'intelligence des choses qui nous sont inconnues, et cela dans
le plus bref délai ? c'est ce que nous allons expliquer.
VI. L'instrument intellectuel, l'idée vraie.
(26) 30. Nous savons quel mode
de connaissance nous est nécessaire ; il faut tracer maintenant
la voie et la méthode au moyen de laquelle nous connaîtrons
par ce mode de connaissance les choses que nous avons besoin de connaître.
Et d'abord il faut remarquer que nous n'irons pas nous perdre de recherche
en recherche dans un progrès à l'infini : je veux dire que
pour trouver la meilleure méthode propre à la recherche
de la vérité, nous n'aurons pas besoin d'une autre méthode
à l'aide de laquelle nous recherchions la méthode propre
à la recherche de la vérité ; et que, pour découvrir
cette seconde méthode, nous n'aurons pas besoin d'en avoir une
troisième, et ainsi à l'infini. Il en est de la méthode
comme des instruments matériels, à propos desquels on pourrait
faire le même raisonnement. Pour forger le fer, il faut un marteau,
mais pour avoir un marteau il faut que ce marteau ait été
forgé, ce qui suppose un autre marteau et d'autres instruments,
lesquels à leur tour supposent d'autres instruments, et ainsi à
l'infini. C'est bien en vain qu'on s'efforcerait de prouver, par un semblable
argument, qu'il n'est pas au pouvoir des hommes de forger le fer.
31. Au commencement, les hommes, avec les instruments
que leur fournissait la nature, ont fait quelques ouvrages très-faciles
à grand'peine et d'une manière très-imparfaite, puis
d'autres ouvrages plus difficiles avec moins de peine et plus de perfection,
et en allant graduellement de l'accomplissement des uvres les plus
simples à l'invention de nouveaux instruments et de l'invention
des instruments à l'accomplissement d'uvres nouvelles, ils
en sont venus, par suite de ce progrès, à produire avec
peu de labeur les choses les plus difficiles. De même l'entendement
par la vertu qui est en lui 10 se
façonne des instruments intellectuels, au moyen desquels il acquiert
de nouvelles forces pour de nouvelles uvres 11
intellectuelles, produisant, à l'aide de ces uvres, de nouveaux
instruments, c'est-à-dire se fortifiant pour de nouvelles recherches,
et c'est ainsi qu'il s'avance de progrès en progrès jusqu'à
ce qu'il ait atteint le comble de la sagesse.
32. Qu'il en soit ainsi de l'entendement, c'est
ce qu'il est facile de voir, pourvu que l'on comprenne et ce qu'est la
méthode propre à la recherche de la vérité,
et ce que sont ces instruments naturels qui suffisent à l'invention
d'instruments nouveaux et aux recherches ultérieures. C'est ce
que je montre de la manière suivante :
(27) 33. L'idée 12
vraie (car nous sommes en possession d'idées vraies) est quelque
chose de différent de son objet. Autre chose est le cercle, autre
chose l'idée du cercle. L'idée du cercle n'est pas quelque
chose qui ait une circonférence, un centre, comme le cercle ; et
l'idée du corps n'est pas le corps lui-même. Étant
différente de son objet, l'idée sera par elle-même
quelque chose d'intelligible ; je veux dire que l'idée, considérée
dans son essence formelle, peut être l'objet d'une autre essence
objective ; et à son tour cette autre essence objective, vue en
elle-même, sera quelque chose de réel et d'intelligible,
et ainsi indéfiniment.
34. Pierre, par exemple, est quelque chose de
réel ; l'idée vraie de Pierre est l'essence objective de
Pierre ; elle a en elle-même quelque chose de réel, et elle
est toute différente de Pierre lui-même. Mais puisque l'idée
de Pierre est quelque chose de réel, ayant en soi son essence propre,
elle sera quelque chose d'intelligible, c'est-à-dire qu'elle sera
l'objet d'une autre idée, laquelle possédera objectivement
en elle-même tout ce que l'idée de Pierre possède
formellement ; et à son tour cette nouvelle idée, qui est
l'idée de l'idée de Pierre, a son essence propre, et pourra
devenir l'objet d'une autre idée, et ainsi indéfiniment.
C'est ce dont chacun peut faire l'expérience ; ne sait-on pas ce
qu'est Pierre ? de plus, ne sait-on pas qu'on le sait ? de plus, ne sait-on
pas qu'on sait qu'on le sait, etc. ? D'où l'on voit que pour comprendre
l'essence de Pierre il n'est pas nécessaire de comprendre l'idée
même de Pierre, et bien moins encore l'idée de l'idée
de Pierre ; et c'est comme si l'on disait qu'il n'est pas nécessaire,
pour savoir, que l'on sache que l'on sait, et bien moins encore que l'on
sache que l'on sait que l'on sait, non plus qu'il n'est nécessaire
pour comprendre l'essence du triangle, de comprendre l'essence du cercle
13. C'est justement le contraire qui
a lieu dans ces idées ; en effet, pour savoir que je sais, il est
nécessaire d'abord que je sache.
35. D'où il suit évidemment que
la certitude n'est autre chose que l'essence objective de l'objet, je
veux dire que la manière dont nous sentons l'essence formelle de
l'objet est la certitude elle-même ; d'où il suit encore
évidemment qu'il suffit pour reconnaître la certitude de
la vérité, d'avoir l'idée vraie de l'objet, et qu'il
n'est besoin d'aucun autre signe ; car, ainsi que nous l'avons montré,
il n'est pas nécessaire, pour savoir, que je sache que je sais.
D'où il suit encore évidemment que celui-là seul
sait ce qu'est la suprême certitude qui possède l'idée
adéquate ou l'essence objective de quelque chose, la certitude
et l'essence objective ne faisant qu'un.
VII. La vraie méthode
36. Mais puisque l'homme n'a besoin d'aucun signe
pour reconnaître la vérité, et qu'il lui suffit de
posséder les essences objectives des choses, ou, ce qui revient
au même, les idées, pour bannir le doute loin de lui, il
s'ensuit que la vraie méthode ne consiste pas à rechercher
le signe de la vérité, les idées une fois acquises,
mais que la vraie méthode enseigne dans quel ordre nous devons
chercher 14 la vérité
elle-même, ou les essences objectives des choses, ou les idées,
toutes expressions synonymes.
37. La méthode doit nécessairement
traiter de la faculté de raisonner et de la faculté de concevoir
: je veux dire que la méthode n'est pas le raisonnement lui-même
par lequel nous concevons les causes des choses, et qu'elle est encore
bien moins la conception même de ces causes. Toute la méthode
se réduit à comprendre ce qu'est l'idée vraie, à
la distinguer de toutes les perceptions qui ne sont pas elle, à
interroger sa nature, et à connaître par là la puissance
de notre intelligence, et à gouverner tellement notre esprit qu'il
comprenne tout ce qu'il lui est donné de comprendre selon la loi
que nous lui faisons, en lui dictant, pour l'aider, certaines règles
bien déterminées et en lui évitant d'inutiles effort.
37. D'où il suit, en résumant
ce qui précède, que la méthode n'est autre chose
que la connaissance réflexive, c'est-à-dire l'idée
de l'idée ; et comme on ne possède l'idée de l'idée
qu'à la condition de posséder d'abord l'idée, on
ne possédera aussi la méthode qu'à la condition de
posséder d'abord l'idée. La bonne méthode, par conséquent,
sera celle qui enseigne comment il faut diriger l'esprit sous la loi de
l'idée vraie.
(28) 38. Or, comme le rapport qui existe entre
deux idées est le même que le rapport qui existe entre les
essences formelles de ces idées, il s'ensuit que la connaissance
réflexive qui a pour objet l'être absolument parfait sera
supérieure à la connaissance réflexive qui a pour
objet les autres idées ; c'est-à-dire que la méthode
parfaite est celle qui enseigne à diriger l'esprit sous la loi
de l'idée de l'Être absolument parfait.
39. Par là, on comprend facilement comment
l'esprit, à mesure qu'il acquiert de nouvelles idées, acquiert
de nouveaux instruments à l'aide desquels il s'élève
avec plus de facilité à des conceptions nouvelles. En effet,
comme cela ressort de nos paroles, il faut qu'avant toutes choses il existe
en nous une idée vraie, semblable à un instrument naturel,
et qu'en même temps qu'elle est comprise par l'esprit, elle nous
fasse comprendre la différence qui existe entre elle et toutes
les autres perceptions. C'est en cela que consiste une partie de la méthode
; et comme il est clair que l'esprit se comprend d'autant mieux qu'il
a l'intelligence d'un plus grand nombre d'objets de la nature, il en résulte
que cette partie de la méthode sera d'autant plus parfaite que
l'esprit aura l'intelligence d'un plus grand nombre d'objets, et qu'elle
sera absolument parfaite quand l'esprit connaîtra l'Être absolument
parfait, soit en tendant vers lui, soit en se repliant sur soi-même.
40. Ensuite, plus l'esprit connaît d'objets,
mieux il comprend et ses propres forces et l'ordre de la nature ; mais
mieux il connaît ses propres forces, plus facilement il peut se
diriger lui-même et se tracer des règles ; et mieux il connaît
l'ordre de la nature, plus facilement il peut, en se gouvernant, s'épargner
de vains efforts. Or, c'est en cela que consiste la méthode tout
entière, comme nous l'avons dit.
41. Ajoutez que l'idée est objectivement
ce qu'est son objet réellement. Si donc vous admettez dans la nature
une chose qui n'ait aucun rapport avec les autres choses, et si vous posez
en même temps son essence objective, comme l'essence objective doit
représenter exactement l'essence formelle, elle n'aura aucun rapport
15 avec les autres idées de
notre esprit, c'est-à-dire que nous n'en pourrons tirer aucune
conclusion ; au contraire, les choses qui soutiennent des rapports avec
les autres choses, comme sont tous les objets qui existent dans la nature,
seront comprises par l'esprit, et en même temps leurs essences objectives
soutiendront entre elles les mêmes rapports que leurs objets entre
eux, c'est-à-dire que nous déduirons de ces idées
d'autres idées qui à leur tour soutiendront certains rapports
; et c'est ainsi que, nos instruments se multipliant, nous pourrons marcher
en avant ; ce que nous voulions démontrer.
42. De cette dernière proposition que
nous venons d'énoncer, savoir, que l'idée doit représenter
exactement l'essence formelle de l'objet, il résulte encore évidemment
que notre esprit, pour reproduire une image fidèle de la nature,
doit déduire toutes ses idées de celle qui reproduit l'origine
et la source de la nature tout entière, afin qu'elle devienne elle-même
la source de toutes les autres idées.
(29) 43. On s'étonnera
peut-être qu'après avoir dit que la bonne méthode
est celle qui enseigne à diriger l'esprit sous la loi de l'idée
vraie, nous l'ayons prouvé par le raisonnement, ce qui semble montrer
que ce n'est pas une chose évidente d'elle-même. On pourra
donc nous demander si nous raisonnons bien. Si nous raisonnons bien, nous
devrons prendre pour point de départ une idée vraie, et
comme, pour être sûr qu'on a pris pour point de départ
une idée vraie, il faut une démonstration, nous devrions
appuyer notre premier raisonnement sur un second, celui-ci sur un troisième,
et ainsi à l'infini.
44. A cela je réponds que si quelqu'un,
par je ne sais quel heureux destin, eût procédé méthodiquement
dans l'étude de la nature, c'est-à-dire que sous la loi
de l'idée vraie il eût acquis de nouvelles idées dans
l'ordre convenable, il ne lui fût jamais arrivé de douter
de la vérité 16 de ses
connaissances, parce que la vérité, comme nous l'avons montré,
se manifeste par elle-même, et la science de toutes choses serait
venue en quelque sorte au-devant de ses désirs. Mais parce que
cela n'arrive jamais ou n'arrive que rarement, j'ai été
forcé d'établir ces principes, afin que nous pussions acquérir
avec réflexion et avec effort ce que nous ne pouvons devoir aux
faveurs du destin, et en même temps afin de montrer que pour établir
la vérité et bien raisonner il n'est besoin d'aucun instrument,
mais que la vérité seule et le raisonnement seul suffisent
; car c'est en raisonnant bien que j'ai confirmé un bon raisonnement
et que j'essaye encore de le confirmer.
45. Ajoutez à cela que de cette manière
les hommes prennent l'habitude de la méditation intérieure.
Quant aux raisons qui nous empêchent de procéder avec ordre
dans les recherches sur la nature, ce sont d'abord les préjugés,
dont nous examinerons les causes plus tard dans notre Philosophie ; c'est
aussi, comme nous le montrerons, la nécessité d'établir
de nombreuses et d'exactes distinctions, ce qui est un pénible
travail ; c'est enfin la condition des choses humaines, qui sont, comme
on l'a montré, dans un changement perpétuel ; et il y a
encore beaucoup d'autres raisons dont nous ne nous occupons pas.
(30) 46. Si quelqu'un demande
pourquoi je n'ai pas commencé tout d'abord par exposer dans l'ordre
convenable les vérités de la nature (la vérité
se manifestant par elle-même), je lui réponds en le priant,
s'il rencontre par hasard dans ce Traité quelques propositions
paradoxales, de ne pas les rejeter d'abord comme erronées, mais
de considérer auparavant l'ordre et l'enchaînement sur lequel
elles s'appuient, et alors il ne lui restera plus aucun doute que nous
n'ayons atteint la vérité. Voilà pourquoi j'ai commencé
par ces préliminaires.
(31) 47. Ou bien encore quelque
sceptique restera peut-être dans le doute tant sur la première
vérité que nous avons que sur toutes celles que nous déduirons
ensuite de la première, prise pour règle et pour loi. Mais
s'il ne parle pas contre sa conscience, il faut qu'il soit de ces hommes
qui naissent avec un esprit profondément aveuglé, ou qui
se laissent égarer par les préjugés, c'est-à-dire
par quelque influence étrangère. Ces gens-là ne se
sentent pas eux-mêmes ; affirment-ils, restent-ils dans le doute,
ils ne savent ni s'ils affirment ni s'ils doutent ; ils disent qu'ils
ne savent rien, et cela même, qu'ils ne savent rien, ils disent
qu'ils l'ignorent ; et ils ne disent même pas cela d'une manière
absolue ; ils craignent d'avouer qu'ils existent, au moins pendant qu'ils
ne savent rien ; tellement qu'ils devraient enfin rester muets, de peur
de supposer l'existence de quelque chose qui sente quelque peu la vérité.
48. Avec de telles gens, il ne faut point parler
de sciences (car, pour ce qui est de la vie et des relations de la société,
la nécessité les a contraints de supposer qu'ils existent,
de rechercher leur intérêt, d'affirmer, de nier avec serment).
En effet, quelque chose leur est-elle prouvée, ils ne savent si
le raisonnement est démonstratif ou s'il est faux. Nient-ils, accordent-ils,
font-ils des objections, ils ne savent point qu'ils nient, qu'ils accordent,
qu'ils font des objections. A ce point qu'il faut les considérer
comme des automates absolument privés d'intelligence.
(32) 49. Reprenons en peu de mots l'objet de
ce Traité. Jusqu'ici nous avons premièrement déterminé
la fin vers laquelle nous avons à cur de diriger nos pensées.
Nous avons en second lieu reconnu quelle est parmi nos perceptions la
meilleure, celle par laquelle nous pourrons atteindre à la perfection
de notre nature. Nous avons vu, en troisième lieu, dans quelle
voie notre esprit doit d'abord entrer pour bien commencer ; nous avons
dit qu'il devait procéder à la recherche de la vérité,
en prenant pour règle la première idée vraie qui
lui serait donnée, et en poursuivant sa recherche selon des lois
déterminées. Or, pour cela, il faut que la méthode
satisfasse aux conditions suivantes : premièrement, qu'elle distingue
l'idée vraie de toutes les autres perceptions, et qu'elle écarte
l'esprit de toutes ces perceptions ; secondement, qu'elle trace des règles
qui enseignent à percevoir les choses inconnues à l'image
des idées vraies ; troisièmement, qu'elle ordonne les choses
de telle façon que l'esprit ne s'épuise pas en efforts inutiles.
Cette méthode bien connue, nous avons vu, en quatrième lieu,
qu'elle serait parfaite du moment que nous serions en possession de l'idée
de l'Être absolument parfait. C'est donc une remarque qui doit être
faite dès le commencement qu'il nous faut arriver par le chemin
le plus court possible à la connaissance d'un tel être.
VIII. Première partie de la méthode.
L'idée fictive.
(33) 50. Commençons
par la première partie de la méthode, qui consiste, comme
nous l'avons dit, à distinguer, à séparer l'idée
vraie de toutes les autres perceptions, et à en tenir l'esprit
écarté, de peur qu'il ne confonde les idées fausses,
les idées fictives, les idées douteuses avec les idées
vraies. J'ai dessein de m'étendre longuement sur ce point ; c'est
que je veux retenir longtemps l'esprit des lecteurs dans la considération
d'une chose aussi nécessaire ; c'est encore qu'il est beaucoup
d'hommes qui doutent même des idées vraies, parce qu'ils
n'ont jamais fait attention à la différence qui distingue
la perception vraie de toutes les autres perceptions. Ils ressemblent
à des hommes qui, pendant qu'ils veillaient, ne doutaient point
qu'ils ne veillassent, mais qui, s'étant imaginé une fois
en songe, comme cela arrive, qu'ils veillaient, et ayant reconnu ensuite
leur erreur, se prennent à douter même des objets de la veille,
ce qui n'aurait pas lieu s'ils savaient distinguer le sommeil de la veille.
51. J'avertis en passant que je n'expliquerai
pas ici l'essence de chaque perception ni sa cause immédiate ;
cela concerne la philosophie ; je me bornerai à ce qu'exige la
méthode, c'est-à-dire aux caractères des perceptions
fictives, fausses et douteuses, et aux moyens de nous en délivrer.
Prenons pour premier objet de nos recherches l'idée fictive.
(34) 52. Toute perception a
pour objet, soit une chose considérée en tant qu'elle existe,
soit seulement l'essence d'une chose ; mais comme la fiction ne s'applique
guère qu'aux choses considérées en tant qu'elles
existent, c'est de ce genre de perception que je parlerai d'abord : je
veux dire celle où l'on feint l'existence d'un objet, et où
l'objet ainsi imaginé est compris ou supposé compris par
l'entendement. Par exemple, je feins que Pierre, que je connais, s'en
va chez lui, vient me voir 17, et
autres choses pareilles. A quoi se rapporte une telle idée? elle
se rapporte aux choses possibles, et non aux choses nécessaires
ou aux choses impossibles.
53. Or, j'appelle impossible une chose
dont la nature est telle qu'il implique contradiction qu'elle existe ;
nécessaire, celle dont la nature est telle qu'il implique contradiction
qu'elle n'existe pas ; possible, celle dont l'existence est telle que,
par sa nature, il n'implique contradiction ni qu'elle existe ni qu'elle
n'existe pas. Dans ce dernier cas, la nécessité ou l'impossibilité
de l'existence de la chose dépend de causes qui nous sont inconnues
tout le temps que nous feignons qu'elle existe ; mais si la nécessité
ou l'impossibilité de son existence, laquelle dépend de
causes étrangères, nous était connue, il ne serait
en notre pouvoir de rien feindre en ce qui la concerne.
54. D'où il suit que si l'on nous accordait,
par hypothèse, qu'il existe quelque dieu ou quelque être
omniscient, il ne serait pas en son pouvoir de rien feindre. Car, en ce
qui me touche, dès que je sais que j'existe 18,
je ne puis plus feindre que j'existe ou que je n'existe pas ; de même
je ne puis feindre un éléphant qui passerait par le trou
d'une aiguille ; je ne puis non plus, dès que je connais la nature
de Dieu 19, feindre qu'il existe ou
qu'il n'existe pas ; il en faut dire autant de la Chimère, dont
la nature est telle qu'il implique contradiction qu'elle existe. De tout
cela ressort avec évidence cette proposition déjà
énoncée, que la fiction ne saurait atteindre jusqu'aux vérités
éternelles 20.
55. Mais avant d'aller plus loin, il faut remarquer
en passant que la différence qui existe entre l'essence d'une chose
et l'essence d'une autre chose est la même que celle qui se rencontre
entre l'actualité ou l'existence de l'une et l'actualité
ou l'existence de l'autre ; tellement que si nous voulions concevoir l'existence
d'Adam, par exemple, simplement par le moyen de l'existence en général,
ce serait absolument la même chose que si, pour concevoir son essence,
nous remontions à la nature de l'être, et que nous définissions
Adam : ce qui est. Ainsi, plus l'existence est conçue généralement,
plus elle est conçue confusément, et plus facilement elle
peut être attribuée à un objet quelconque. Au contraire,
dès que nous concevons l'existence plus particulièrement,
nous la comprenons plus clairement, et il est aussi plus difficile de
l'attribuer fictivement à quelque chose si ce n'est à l'une
de celles que nous ne rapportons pas à l'ordre et l'enchaînement
de la nature. Cela méritait d'être remarqué.
(35) 56. C'est ici le lieu
de considérer les choses que nous appelons d'ordinaire des fictions,
bien que nous comprenions clairement qu'elles n'existent pas de la façon
dont nous les imaginons. Par exemple, je sais que la terre est ronde ;
mais rien ne m'empêche de dire à quelqu'un que la terre est
la moitié d'un globe, et qu'elle ressemble à la moitié
d'une pomme sur une assiette ; ou bien que le soleil tourne autour de
la terre, et autres choses semblables. Réfléchissons-y,
et nous ne verrons rien dans tout cela qui ne soit parfaitement d'accord
avec ce que nous avons déjà dit. Il suffit que nous remarquions,
d'abord, que nous avons pu nous tromper et avoir maintenant conscience
de nos erreurs ; et ensuite, qu'il nous est permis de feindre que les
autres sont dans la même erreur que nous, ou peuvent, comme nous,
y tomber ; nous pouvons, dis-je, feindre cela tant que nous n'y voyons
pas d'impossibilité. Lors donc que je dis à quelqu'un que
la terre n'est pas ronde, etc., je ne fais autre chose que rappeler en
ma mémoire une erreur qui a peut-être été la
mienne, ou dans laquelle j'ai pu tomber, et feindre ensuite ou penser
que celui à qui je parle est encore ou peut tomber dans la même
erreur. Je puis feindre cela, comme je l'ai dit, tant que je n'aperçois
ni impossibilité ni nécessité ; si je voyais clairement
l'une ou l'autre, je ne pourrais rien feindre, et il faudrait dire simplement
que je me suis efforcé de feindre quelque chose.
(36) 57. Il nous reste à
parler de certaines suppositions que l'on fait dans les problèmes,
et qui parfois sont impossibles. Par exemple, quand on dit : Supposons
que cette chandelle qui brûle ne brûle pas, ou bien supposons
qu'elle brûle dans un espace imaginaire ou dans un lieu où
ne se trouve aucun corps. Nous faisons toutes sortes de suppositions de
ce genre, bien qu'en définitive nous en comprenions clairement
l'impossibilité. Mais dans ce cas il n'y a pas fiction ; car, dans
le premier exemple, je ne fais autre chose que rappeler à ma mémoire
21 une autre chandelle qui ne brûle
pas (ou bien je conçois cette même chandelle sans flamme),
et ce que je pense de cette autre chandelle, je le comprends de même
de la première tant que je ne fais pas attention à la flamme.
Dans le second exemple, je ne fais encore autre chose que retirer ma pensée
de tous les corps environnants, et appliquer mon esprit tout entier à
la considération de cette chandelle, prise uniquement en elle-même
; et j'en conclus que cette chandelle n'a plus à redouter aucune
cause de destruction, de telle sorte que, si elle n'était environnée
de corps étrangers, et la chandelle et la flamme demeureraient
immuablement les mêmes, et autres choses semblables. Il n'y a donc
point là de fictions, mais de véritables et pures assertions
22.
(37) 58. Arrivons aux fictions
qui concernent les essences, soit seules, soit mêlées de
quelque actualité ou existence. Et ce qu'il importe surtout de
considérer, c'est que moins l'esprit comprend, tout en percevant
beaucoup, plus grande est la faculté qu'il a de feindre, et plus
il comprend, plus cette faculté diminue. Comme nous avons vu plus
haut, par exemple, que nous ne pouvions, tant que nous pensons, feindre
que nous pensons à la fois et ne pensons pas ; de même, lorsque
la nature du corps nous est connue, nous ne pouvons feindre une mouche
infinie ; ou bien 23, lorsque la nature
de l'âme nous est connue, nous ne pouvons la feindre carrée,
bien que nous puissions énoncer toutes ces choses. Mais, comme
il a été dit, moins les hommes connaissent la nature, et
plus il est en leur pouvoir de feindre mille choses : des arbres qui parlent,
des hommes qui se métamorphosent soudain en pierres, en fontaines,
des spectres qui apparaissent dans des miroirs, rien qui devient quelque
chose, et jusqu'aux dieux prenant la figure des bêtes ou des hommes,
et une infinité de choses du même genre.
(38) 59. Mais il est des gens
qui croient que la fiction est limitée par la fiction, et non par
l'intelligence ; c'est-à-dire qu'après avoir feint une chose,
et avoir affirmé, par un acte libre de la volonté, l'existence
de cette chose, déterminée d'une certaine manière
dans la nature, il ne nous est plus possible de la concevoir autrement.
Par exemple, après avoir feint (pour parler leur langage) que la
nature du corps est telle ou telle, il ne m'est plus permis de feindre
une mouche infinie ; après avoir feint l'essence de l'âme,
il ne m'est plus permis d'en faire un carré, etc.
60. Cela a besoin d'être examiné.
D'abord, ou bien ils nient, ou bien ils accordent que nous pouvons comprendre
quelque chose. L'accordent-ils ; ce qu'ils disent de la fiction, ils devront
nécessairement le dire aussi de l'intelligence. Le nient-ils ;
voyons donc, nous qui savons que nous savons quelque chose, ce qu'ils
disent. Or, voici ce qu'ils disent : l'âme est capable de sentir
et de percevoir de plusieurs manières, non pas elle-même,
non pas les choses qui existent, mais seulement les choses qui ne sont
ni en elle-même ni ailleurs : en un mot, l'âme, par sa seule
vertu, peut créer des sensations, des idées, sans rapport
avec les choses, à ce point qu'ils la considèrent presque
comme un dieu. Ils disent donc que notre âme possède une
telle liberté qu'elle a le pouvoir et de nous contraindre et de
se contraindre elle-même et de contraindre jusqu'à sa liberté
elle-même. En effet, lorsque l'âme a feint quelque chose et
qu'elle a donné son assentiment à cette fiction, il ne lui
est plus possible de se représenter ou de feindre la même
chose d'une manière différente ; et en outre, elle se trouve
condamnée à se représenter toutes choses de façon
qu'elles soient en accord avec la fiction primitive. C'est ainsi que nos
adversaires se trouvent obligés par leur propre fiction d'accepter
toutes les absurdités qu'on vient d'énumérer, et
que nous ne prendrons pas la peine de combattre par des démonstrations
24.
61. Nous abandonnerons l'erreur à son
délire, mais nous aurons soin de recueillir de cette argumentation
quelque vérité qui importe à notre objet : c'est
à savoir, que si l'esprit applique son attention à une chose
feinte et fausse de sa nature, pour la considérer, la comprendre,
et en déduire régulièrement les vérités
qu'on en peut inférer, il lui sera facile de mettre à découvert
sa fausseté ; au contraire, que l'idée feinte soit vraie
de sa nature, et que l'esprit s'y applique pour la comprendre et en déduire
régulièrement les vérités qui en découlent,
il procédera heureusement de déduction en déduction,
sans que la chaîne se rompe, à peu près comme nous
avons vu tout à l'heure qu'il mettait aussitôt en pleine
lumière l'absurdité de la fiction fausse et de ses conséquences.
(39) 62. Nous n'avons donc
pas à craindre de feindre une chose, du moment que nous en avons
une perception claire et distincte ; car, qu'il nous arrive de dire que
des hommes se métamorphosent subitement en bêtes, c'est là
une proposition très-générale, et si générale
que nous n'avons dans l'esprit aucune conception, aucune idée,
aucun rapport précis d'un sujet à un prédicat ; autrement,
nous apercevrions en même temps et le moyen et la cause de ce phénomène.
De plus, nous ne faisons guère attention à la nature du
sujet et du prédicat.
63. Or, il suffit que l'idée qui sert
de point de départ ne soit pas une idée fictive, et que
toutes les autres idées en soient déduites pour réprimer
aussitôt notre penchant à feindre. Ensuite, toute idée
fictive n'étant ni claire ni distincte, mais seulement confuse,
et toute confusion venant de ce que l'esprit ne connaît qu'en partie
une chose qui est un tout indivisible ou qui est composée de plusieurs
parties, et de ce qu'il ne distingue pas le connu de l'inconnu, et en
outre, de ce qu'il porte son attention, tout ensemble et sans rien distinguer,
sur toutes les choses qui sont contenues dans un autre, il s'ensuit, en
premier lieu, que si nous avons l'idée d'une chose parfaitement
simple, cette idée ne pourra pas ne pas être claire et distincte.
Car cette chose ne saurait être connue en partie ; elle sera connue
tout entière ou point du tout.
64. Il s'ensuit, en second lieu, que si nous
divisons en ses parties simples une chose composée, et que nous
attachions séparément notre attention sur chacune de ces
parties, toute confusion se dissipera aussitôt. Il s'ensuit, en
troisième lieu, que nulle fiction ne peut être simple, mais
qu'elle est toujours composée d'idées diverses, confuses,
empruntées à des sujets divers et à des actions diverses
qui existent dans la nature ; ou mieux, elle est le résultat de
l'attention 25 embrassant ensemble,
sans aucun assentiment de l'esprit, toutes ces diverses idées.
Car une fiction qui serait simple serait claire et distincte, par conséquent
vraie ; et une fiction qui ne serait que l'assemblage d'idées distinctes
serait claire et distincte, par conséquent vraie. Par exemple,
dès que nous connaissons la nature du cercle et du carré,
il ne nous est plus possible de mêler ensemble ces deux figures,
et d'imaginer un cercle carré, non plus qu'une âme carrée,
et autres choses semblables.
65. Concluons rapidement, et montrons en résumant
que nous n'avons nullement à craindre de confondre ce qui n'est
qu'une fiction avec les idées vraies. Pour le premier genre de
fiction dont nous avons parlé, celle où la chose est clairement
conçue, nous avons vu que si l'existence de cette chose nous est
donnée comme une vérité éternelle, elle est
par là même inaccessible à la fiction. Si l'existence
de la chose conçue n'est pas une vérité éternelle,
il faut seulement comparer son existence à son essence, et considérer
l'ordre de la nature. Dans le second genre de fiction, que nous avons
dit être le résultat de l'attention enveloppant sans l'assentiment
de l'esprit différentes idées confuses empruntées
â divers objets et diverses actions de la nature, nous avons vu
que nous pouvions feindre une chose absolument simple, et qu'il en est
de même d'une chose composée, pourvu que nous attachions
notre attention aux éléments simples qui la constituent.
Bien plus, il n'est pas même en notre pouvoir de feindre quelque
action qui se rapporterait à ces objets et qui ne serait pas vraie
; car nous serions obligés de considérer en même temps
les causes et les motifs de cette action.
IX. L'idée fausse
(40) 66. Cela étant ainsi
compris, passons à la recherche de la nature de l'idée fausse
; voyons à quels objets elle s'applique, et comment nous pourrons
nous garder de tomber dans de fausses perceptions. Cette double tâche
ne nous présentera déjà plus tant de difficultés
après la recherche que nous avons déjà faite de l'idée
fictive. Car il n'y a entre l'idée fausse et l'idée fictive
d'autre différence que celle-ci : l'idée fictive suppose
l'assentiment, c'est-à-dire (comme nous l'avons déjà
expliqué dans une note) que tandis que l'esprit est en face des
représentations, aucune cause ne s'offre à lui dont il puisse,
comme dans le cas de l'idée fictive, conclure que ce qu'il pense
ne vient pas des objets extérieurs et n'est guère autre
chose qu'un songe fait les yeux ouverts ou dans l'état de veille.
Ainsi l'idée fausse se rapporte à l'existence d'une chose
dont l'essence est connue, ou bien à cette essence même,
de la même manière que l'idée fictive.
67. Se rapporte-t-elle à l'existence
de la chose, elle se corrige de la même manière que l'idée
fictive dans le même cas. Se rapporte-t-elle à son essence,
elle se corrige encore de la même manière que la fiction.
Car si la nature de la chose connue suppose nécessairement l'existence,
il est impossible que nous nous trompions relativement à son existence
; mais si l'existence de la chose n'est pas une vérité éternelle
comme son essence, au contraire, si la nécessité ou l'impossibilité
de son existence dépendent des causes externes, alors suivez en
tout la marche que nous avons indiquée quand nous traitions de
la fiction : ici comme là, l'erreur se corrige de la même
manière.
68. Quant à l'idée fausse qui
se rapporte à des essences ou à des actions diverses, de
telles perceptions sont nécessairement confuses, étant composées
de diverses et confuses perceptions de choses qui existent dans la nature,
comme quand on persuade aux hommes que des divinités résident
dans les forêts, les statues, les brutes, et dans d'autres êtres
encore, que l'on trouve des corps dont l'arrangement seul produit l'entendement,
que des cadavres raisonnent, marchent, parlent, que Dieu se trompe, et
autres choses semblables. Mais les idées qui sont claires et distinctes
ne peuvent jamais être fausses ; car les idées de choses
qui sont conçues clairement et distinctement sont ou absolument
simples ou composées d'idées absolument simples, c'est-à-dire
déduites d'idées absolument simples. Or qu'une idée
absolument simple ne puisse être fausse, c'est ce que chacun pourra
voir pourvu qu'il sache ce qu'est le vrai, c'est-à-dire l'entendement,
et en même temps ce qu'est le faux.
(41) 69. Car, quant à
ce qui concerne l'essence du vrai, il est certain que la pensée
vraie ne se distingue pas de la fausse seulement par la dénomination
extrinsèque, mais surtout par l'intrinsèque. En effet, si
un artisan conçoit un instrument, bien que cet instrument n'ait
jamais existé et ne doive jamais exister, néanmoins sa pensée
est vraie ; et cette pensée est la même, que l'instrument
existe ou non. Et au contraire, si quelqu'un dit que Pierre existe sans
savoir si Pierre existe, sa pensée, par rapport à lui-même,
est fausse, ou, si vous aimez mieux, n'est pas vraie, quoique Pierre existe
réellement. Cette énonciation, Pierre existe, n'est pas
vraie que rapport à celui qui sait certainement que Pierre existe.
70. D'où il suit que dans les idées
il y a quelque chose de réel qui distingue les vraies des fausses
; et c'est ce que nous devons chercher dès à présent,
afin de posséder une excellente règle de vérité
(car, comme nous l'avons dit, c'est d'après la règle des
idées vraies que chacun doit déterminer ses pensées,
et la méthode est une connaissance réflexive) et aussi afin
de connaître les véritables propriétés de l'entendement.
Et il ne faut pas croire que la différence entre les pensées
vraies et les pensées fausses vienne de ce que la pensée
vraie est la connaissance d'une chose par ses premières causes
; en quoi, je l'avoue, elle différerait beaucoup de la fausse,
comme je l'ai dit plus haut. Car la pensée vraie est celle qui
représente objectivement l'essence d'un principe qui ne relève
pas d'une cause supérieure et qui est conçu en soi et par
soi.
71. Aussi l'essence de la pensée vraie
doit-elle résider dans la pensée elle-même, sans aucun
rapport à d'autres pensées ; elle ne reconnaît pas
l'objet comme sa cause, mais elle doit dépendre de la puissance
même et de la nature de l'entendement. Car supposons que l'entendement
vînt à percevoir quelque être nouveau qui n'a jamais
existé, comme, par exemple, quelques-uns conçoivent l'intelligence
de Dieu avant la création (laquelle conception, sans nul doute,
n'est produite par aucun objet), et que l'entendement déduisît
légitimement de cette perception d'autres idées, toutes
ces idées seraient vraies, sans être pourtant déterminées
par aucun objet externe ; mais elles dépendraient uniquement de
la puissance et de la nature de l'entendement. Ainsi, ce qui constitue
l'essence de la pensée vraie, nous devons le chercher dans cette
même pensée, et le déduire de la nature de l'entendement.
72. Pour faire cette recherche plaçons
sous nos yeux une idée vraie dont nous sachions d'une certitude
complète que l'objet dépend de notre faculté de penser,
sans qu'il puisse avoir aucune réalité dans la nature. Avec
une telle idée, il nous sera plus facile, comme cela ressort de
ce que nous avons déjà dit, de faire la recherche que nous
nous proposons. Par exemple, pour concevoir la formation d'un globe, je
conçois à mon gré une cause quelconque, savoir, un
demi-cercle tournant autour de son centre et engendrant ainsi un globe
; sans aucun doute c'est là une idée vraie, et quoique nous
sachions que dans la nature aucun globe n'a été produit
de cette façon, cependant cette perception est vraie, et nous avons
conçu une manière très-facile de former un globe.
Il faut remarquer que cette perception affirme la rotation d'un demi-cercle,
laquelle affirmation serait fausse, si elle n'était jointe à
la conception du globe ou de la cause déterminant un pareil mouvement,
ou d'une manière absolue, si cette affirmation était isolée
; car alors l'esprit tendrait uniquement à affirmer le seul mouvement
du demi-cercle, lequel n'est pas contenu dans la conception du demi-cercle
ne se déduit d'aucune cause capable de produire le mouvement. Ainsi
la fausseté consiste en ceci seulement que nous affirmons d'une
chose quelque propriété qui n'est pas contenue dans la conception
que nous avons de cette chose, comme le mouvement ou le repos relativement
à notre demi-cercle. De là il résulte que les idées
simples ne peuvent pas ne pas être vraies : par exemple, l'idée
simple de demi-cercle, de mouvement, de quantité, etc. Tout ce
que ces idées contiennent d'affirmation est adéquat à
la conception que nous en avons et ne s'étend pas au delà
; il nous est permis de former à notre gré des idées
simples, sans que nous ayons à craindre de nous tromper.
73. Il ne nous reste donc plus qu'à chercher
par quelle puissance notre esprit peut former ces idées simples
et jusqu'où s'étend cette puissance ; cela une fois trouvé,
nous verrons facilement quel est le plus haut degré de connaissance
auquel nous puissions parvenir. Il est en effet certain que la puissance
de notre esprit ne s'étend pas à l'infini ; car lorsque
nous affirmons d'une chose une autre chose qui n'est pas contenue dans
la conception que nous avons formée de la première, cela
marque le défaut de notre perception, ou bien cela indique que
nous avons perçu des pensées ou idées pour ainsi
dire mutilées et tronquées. C'est ainsi que nous voyons
que le mouvement du demi-cercle est faux dès qu'il est isolé
dans l'esprit, et qu'il est vrai s'il est joint à la conception
du globe ou à celle de quelque cause qui détermine un semblable
mouvement. Que s'il est dans la nature d'un être pensant, comme
on le voit dès le premier abord, de former des pensées vraies
ou adéquates, il est certain que les pensées inadéquates
ne sont produites en nous que parce que nous sommes une partie de quelque
Être pensant dont les pensées, les unes dans leur entière
vérité, les autres par parties seulement, constituent notre
intelligence.
(42) 74. Mais ce qu'il faut
encore considérer et qui n'avait pas mérité de l'être
à propos de la fiction, c'est qu'il arrive que certaines choses
qui se présentent à l'imagination existent aussi dans l'entendement,
c'est-à-dire sont conçues clairement et distinctement ;
et alors, tant que nous ne séparons pas ce qui est distinct de
ce qui est confus, la certitude, c'est-à-dire l'idée vraie,
se trouve mêlée à des idées indistinctes. Par
exemple, certains stoïciens ont entendu prononcer par hasard le mot
d'âme, et dire que l'âme est immortelle, deux choses qu'ils
n'imaginaient qu'avec confusion. Ils imaginaient aussi et en même
temps ils comprenaient que les corps les plus subtils pénètrent
tous les autres et ne sont pénétrés par aucun. Imaginant
tout cela, et tout ensemble se tenant assurés de la certitude de
l'axiome précédent, ils acquéraient aussitôt
la certitude que l'esprit n'est autre chose que ces corps très-subtils,
que ces corps si subtils ne se divisent pas, etc., etc.
75. Voulons-nous nous délivrer aussi
de ce danger, il suffit que nous nous efforcions d'examiner toutes nos
perceptions d'après la règle de l'idée vraie qui
nous est donnée. Soyons en garde, comme nous l'avons dit dès
le commencement, contre tout ce que nous tenons d'un ouï-dire ou
d'une expérience vague. Ajoutez qu'une telle erreur vient de ce
que l'on conçoit les choses trop abstractivement ; car il est clair
de soi que ce que je conçois dans son véritable objet, je
ne puis l'appliquer à un autre. Cette erreur vient, en outre, de
ce que l'on ne comprend pas les premiers éléments de toute
la nature ; et c'est ainsi qu'en procédant sans ordre et en confondant
la nature avec les principes abstraits, bien qu'ils soient de véritables
axiomes, on s'aveugle soi-même et on renverse l'ordre de la nature.
Pour nous, si nous procédons avec le moins d'abstraction possible,
si nous remontons autant qu'il se peut faire aux premiers éléments,
c'est-à-dire à la source et à l'origine de la nature,
une telle erreur n'est plus à redouter.
76. Or, en ce qui concerne l'origine de la nature,
il n'est nullement à craindre que nous la confondions avec des
abstractions ; car lorsque l'on a une conception abstraite, comme sont
tous les universaux, ces universaux s'étendent toujours dans l'esprit
bien au delà des êtres particuliers qui peuvent réellement
exister dans la nature. Après cela, comme dans la nature il y a
beaucoup de choses dont la différence est si petite qu'elle échappe
presque à l'intelligence, alors (si l'on conçoit ces choses
abstractivement) il peut facilement arriver qu'on les confonde. Mais comme
l'origine de la nature, ainsi que nous le verrons plus tard, ne peut être
conçue d'une manière ni abstraite, ni universelle, et ne
peut s'étendre dans l'esprit plus qu'elle ne s'étend dans
la réalité, et qu'elle n'a aucune ressemblance avec les
êtres soumis au changement, il n'y a point à redouter de
confusion dans cette idée, pourvu que nous possédions la
règle de vérité (que nous avons déjà
posée), c'est à savoir, cet Être unique 26,
infini, c'est-à-dire l'Être qui est tout l'être 27,
et hors duquel il n'y a rien.
X. L'idée douteuse
(43) 77. Après avoir
traité de l'idée fausse, il nous reste à faire les
mêmes recherches sur l'idée douteuse, c'est-à-dire
à déterminer quelles sont les choses qui nous peuvent amener
à douter, et en même temps comment on peut détruire
le doute. Je parle du vrai doute qui s'empare de l'esprit, et non pas
de celui que nous voyons se produire en paroles, lorsqu'on affirme que
l'on doute d'une chose dont l'esprit ne doute pas. Ce n'est point à
la méthode de corriger ce vice ; il s'agit simplement de faire
des recherches sur l'obstination et sur les moyens de la guérir.
78. Jamais il n'y a dans l'âme aucun doute
produit par la chose même dont on doute, c'est-à-dire que
s'il n'y a dans l'âme qu'une seule idée, qu'elle soit vraie
ou fausse, aucun doute, aucune certitude même ne sera produite,
mais seulement une certaine sensation. Car l'idée n'est en soi
rien autre qu'une certaine sensation ; le doute viendra d'une autre idée
qui ne sera ni assez claire, ni assez distincte pour que nous puissions
en conclure rien de certain au sujet de la chose dont il s'agit, c'est-à-dire
qu'en général l'idée qui nous jette dans le doute
n'est pas claire et distincte. Exemple : si quelqu'un n'a jamais été
amené à penser que les sens nous trompent, soit par expérience,
soit de toute autre façon, il ne doutera jamais si le soleil est
plus grand ou plus petit qu'il ne paraît. Voilà pourquoi
les paysans s'étonnent lorsqu'ils entendent dire que le soleil
est beaucoup plus grand que le globe terrestre. Mais que l'on pense aux
erreurs qui viennent des sens, alors le doute s'élève dans
l'esprit 28 ; et qu'après avoir
douté on vienne à acquérir une véritable connaissance
des sens, que l'on sache comment, au moyen des organes, les choses sont
représentées à distance, alors le doute disparaît
de nouveau.
79. D'où il suit que nous ne pouvons
pas révoquer en doute les idées vraies, sous prétexte
qu'il existe peut-être un Dieu trompeur qui nous abuse dans les
choses même les plus certaines ; nous ne pouvons le faire que dans
le cas où nous n'avons aucune idée claire et distincte,
c'est-à-dire dans le cas où, revenant attentivement sur
la connaissance que nous avons de l'origine de toutes choses, nous ne
trouvons rien qui nous apprenne que Dieu n'est pas trompeur, et qui nous
l'apprenne avec la même certitude que lorsque nous voyons en réfléchissant
sur la nature du triangle que ses trois angles sont égaux à
deux droits. Mais si nous avons de Dieu une connaissance égale
à celle que nous avons d'un triangle, tout doute disparaît
aussitôt. Et de la même manière que nous pouvons parvenir
à cette connaissance du triangle, quoique nous ne sachions pas
d'une manière certaine si quelque suprême trompeur ne nous
abuse point, de la même manière aussi nous pouvons parvenir
à une connaissance semblable de Dieu, quoique nous ne sachions
pas d'une manière certaine s'il n'existe point un suprême
trompeur. Et pourvu que nous ayons cette connaissance, elle suffira, je
le répète, pour ôter toute espèce de doute
que nous pourrions avoir sur les idées claires et distinctes.
80. Si donc on procède rigoureusement
en recherchant d'abord ce qu'il faut d'abord rechercher, sans jamais passer
un anneau de la chaîne qui unit les choses, si on sait comment il
faut déterminer les questions avant de les résoudre, on
n'aura jamais que des idées très-certaines, c'est-à-dire
claires et distinctes ; car le doute n'est autre chose que la suspension
de l'esprit sur une affirmation ou une négation qu'il prononcerait
sans hésiter, s'il n'ignorait quelque chose dont le défaut
rend sa connaissance imparfaite. D'où il faut conclure que le doute
résulte toujours de ce que l'on a procédé sans ordre
dans ses recherches.
XI. La mémoire et l'oubli. Conclusion
(44) 81. Voilà ce que
j'avais promis d'exposer dans cette première partie de la méthode.
Mais pour ne rien omettre de ce qui peut conduire à la connaissance
de l'entendement et de ses facultés, je dirai encore quelques mots
de la mémoire et de 1'oubli. Ce qu'il y a ici de plus remarquable,
c'est que la mémoire est fortifiée par le secours de l'entendement,
et aussi sans le secours de l'entendement. Car, en premier lieu, plus
une chose est intelligible, plus facilement elle est retenue ; et au contraire,
moins elle est intelligible, plus facilement nous l'oublions. Par exemple,
je prononce devant quelqu'un un certain nombre de mots sans suite ; on
les retiendra beaucoup plus difficilement que si je prononçais
les mêmes mots sous la forme d'une narration.
82. La mémoire est fortifiée aussi
sans le secours de l'entendement, et cela par la force avec laquelle 1'imagination
ou le sens qu'on appelle commun est frappé de quelque objet corporel
particulier. Je dis particulier, car ce n'est que par les objets particuliers
que l'imagination est frappée. Qu'on lise, par exemple, une seule
pièce d'intrigue amoureuse, on la retiendra parfaitement tant qu'on
n'en aura pas lu plusieurs du même genre, parce qu'alors elle est
seule à régner dans l'imagination ; mais qu'il y en ait
dans l'esprit plusieurs du même genre, nous les imaginons toutes
ensemble, et il est facile de les confondre. Je dis aussi corporel, car
ce ne sont que les corps qui ont prise sur l'imagination. Puis donc que
la mémoire est fortifiée par l'entendement et aussi sans
l'entendement, il faut en conclure qu'elle est quelque chose de différent
de l'entendement, et que, dans l'entendement considéré en
soi, il n'y a ni mémoire ni oubli.
83. Que sera donc la mémoire ? rien autre
chose que la sensation même des impressions du cerveau, accompagnée
de l'idée d'une durée déterminée qui s'est
écoulée depuis cette sensation 29.
C'est ce que montre bien la réminiscence : car alors l 'âme
pense à la sensation, mais sans la notion d'une durée continue
; et ainsi l'idée de cette sensation n'est pas la durée
même de la sensation, c'est-à-dire la mémoire elle-même.
Quant aux idées elles-mêmes, sont-elles sujettes à
quelque corruption, c'est ce que nous verrons dans la Philosophie. Et
si quelqu'un trouvait tout cela trop absurde, il suffirait au but que
nous nous proposons qu'il songeât que plus une chose est particulière,
plus il est facile de la retenir, comme le prouve l'exemple précédemment
cité d'une comédie. En outre, plus une chose est intelligible,
plus il est facile de la retenir. D'où il résulte que nous
ne pourrons pas ne pas retenir une chose extrêmement particulière
et suffisamment intelligible.
(45) 84. Nous avons donc établi une distinction
entre les idées vraies et les autres perceptions, et nous avons
montré que les idées fictives, fausses et autres semblables
ont leur origine dans l'imagination, c'est-à-dire dans certaines
sensations fortuites, pour ainsi parler, et sans liaison, qui ne viennent
pas de la puissance même de l'âme, mais de causes externes,
selon que le corps, dans le rêve ou dans la veille, reçoit
divers mouvements. Si vous aimez mieux, concevez ici par l'imagination
ce que vous voudrez, pourvu que ce soit quelque chose de différent
de l'entendement, et quelque chose qui mette l'âme dans la situation
d'un être passif ; car il est indifférent que vous pensiez
une chose ou une autre, une fois que nous savons que l'imagination est
quelque chose de confus qui rend l'âme passive, et que nous savons
en même temps comment nous pouvons nous en affranchir au moyen de
l'entendement. Qu'on ne s'étonne pas non plus que, sans avoir prouvé
encore qu'il y ait un corps et d'autres choses nécessaires, je
parle de l'imagination, du corps et de sa constitution. Car, comme je
l'ai dit, il est indifférent que je pense une chose ou une autre,
une fois que je sais que c'est quelque chose de confus, etc.
(46) 85. Nous avons fait voir que l'idée
vraie est simple ou composée d'idées simples ; nous avons
fait voir ce qu'elle montre, et de quelle manière, et pourquoi
telle chose est ou a été faite ; nous avons fait voir aussi
que les effets objectifs des choses dans l'âme s'y produisent à
l'image de ce qu'il y a de formel dans l'objet lui-même, ce qui
est la même chose que ce qu'ont dit les anciens : que la véritable
science procède de la cause à l'effet ; seulement ils n'ont
jamais, que je sache, conçu, comme nous l'avons fait ici, l'âme
agissant selon des lois déterminées et comme un automate
spirituel.
86. De là nous avons acquis autant que
possible dès le commencement la connaissance de notre entendement
et une règle concernant l'idée vraie, telle que nous ne
craignons plus de confondre le vrai avec le faux ou avec les produits
de l'imagination. Nous ne nous étonnerons pas non plus de comprendre
par l'entendement certaines choses qui ne tombent pas sous l'imagination,
et d'en trouver d'autres dans l'imagination qui répugnent complètement
à l'entendement, tandis que d'autres enfin s'accordent avec lui,
puisque nous savons que les opérations que produisent 1es imaginations
ont lieu suivant certaines lois entièrement différentes
des lois de l'entendement, et que l'âme dans l'imagination n'a qu'un
rôle passif.
87. On comprend facilement par là avec
quelle facilité peuvent tomber dans des erreurs grossières
ceux qui n'ont pas distingué avec soin l'imagination et l'entendement
: ils croient, par exemple, que l'étendue doit être dans
un lieu, qu'elle doit être finie, que les parties en sont réellement
distinctes 1es unes des autres, qu'elle est le premier et unique fondement
de toutes choses, qu'elle occupe dans un temps plus d'espace que dans
un autre, et autres assertions semblables, qui toutes sont contraires
à la vérité, comme nous le montrerons en son lieu.
(47) 88. Ensuite, comme les
mots sont une partie de l'imagination, c'est-à-dire que, selon
qu'une certaine disposition du corps fait qu'ils se sont arrangés
vaguement dans la mémoire, nous nous formons beaucoup d'idées
chimériques, il ne faut pas douter que les mots, ainsi que l'imagination,
puissent être cause de beaucoup de grossières erreurs, si
nous ne nous tenons fort en garde contre eux.
89. Joignez à cela qu'ils sont constitués
arbitrairement et accommodés au goût du vulgaire, si bien
que ce ne sont que des signes des choses telles qu'elles sont dans l'imagination,
et non pas telles qu'elles sont dans l'entendement ; vérité
évidente si l'on considère que la plupart des choses qui
sont seulement dans l'entendement ont reçu des noms négatifs,
comme immatériel, infini, etc., et beaucoup d'autres idées
qui, quoique réellement affirmatives, sont exprimées sous
une forme négative, telle qu'incréé, indépendant,
infini, immortel, et cela parce que nous imaginons beaucoup plus facilement
les contraires de ces idées, et que ces contraires, se présentant
les premiers aux premiers hommes, ont usurpé les noms affirmatifs.
Il y a beaucoup de choses que nous affirmons et que nous nions parce que
telle est la nature des mots, et non pas la nature des choses. Or, quand
on ignore la nature des choses, rien de plus facile que de prendre le
faux pour le vrai.
(48) 90. Évitons encore
une grande cause de confusion qui empêche l'entendement de se réfléchir
en lui-même. La voici : lorsque nous ne faisons pas de distinction
entre l'imagination et l'intellection, nous croyons que les choses que
nous imaginons plus facilement sont plus claires pour nous, et que tout
ce que nous imaginons, nous le comprenons : d'où il résulte
que nous mettons le premier ce qui doit être mis le dernier ; l'ordre
naturel de notre marche se trouve renversé, et il n'y a plus de
conclusion légitime.
XII. Seconde partie de la Méthode. Comment
avoir les idées claires
(49) 91. Maintenant, pour en
venir à la seconde partie de cette méthode 30,
j'exposerai d'abord le but que je m'y propose et les moyens de l'atteindre.
Le but, c'est d'avoir des idées claires et distinctes, telles qu'elles
résultent de l'esprit pur, et non des mouvements fortuits du corps.
Ensuite, pour réduire toutes les idées en une, nous nous
efforcerons de les enchaîner et de les ordonner de telle sorte que
notre esprit, autant que possible, reproduise objectivement ce qu'il y
a de formel dans la nature par rapport au tout et par rapport à
ses parties.
(50) 92. Sur le premier point,
comme nous l'avons déjà dit, il importe à notre fin
dernière que toute chose soit conçue ou pour sa seule essence,
ou par sa cause immédiate. En effet, si la chose existe en soi,
ou, comme on dit ordinairement, si elle est sa propre cause à elle-même,
elle ne peut être comprise alors que par sa seule essence ; si au
contraire elle n'est pas en soi, mais qu'elle ait besoin d'une cause étrangère
pour exister, alors c'est par sa cause immédiate qu'elle doit être
comprise : car, en réalité 31,
connaître l'effet n'est pas autre chose qu'acquérir une connaissance
plus parfaite de la cause.
93. Nous ne pourrons donc jamais, en nous livrant
à l'étude des choses, rien conclure des abstractions, et
nous devrons prendre bien garde de confondre ce qui est seulement dans
l'entendement avec ce qui est dans les choses. Mais la meilleure conclusion
est celle qui se tirera d'une essence particulière affirmative,
c'est-à-dire d'une définition vraie ou légitime.
Car des axiomes universels seuls l'esprit ne peut descendre aux choses
particulières, puisque les axiomes s'étendent à l'infini,
et ne déterminent pas l'entendement à contempler une chose
particulière plutôt qu'une autre.
94. Ainsi le véritable moyen d'inventer,
c'est de former ses pensées en partant d'une définition
donnée, ce qui réussira d'autant mieux et d'autant plus
facilement qu'une chose aura été mieux définie. Ainsi
le pivot de toute cette seconde partie de la méthode, c'est la
connaissance des conditions d'une bonne définition, et ensuite
du moyen de les trouver. Je traiterai donc d'abord des conditions de la
définition.
XIII. Les conditions de la définition
(51) 95. Une définition
pour être dite parfaite devra expliquer l'essence intime de la chose,
à laquelle il faudra prendre garde de substituer quelque propriété
particulière. Pour expliquer ceci, et pour ne pas me servir d'exemples
par lesquels j'aurais l'air de vouloir signaler les erreurs des autres,
je prendrai l'exemple d'une chose abstraite, et qu'il importe peu de définir
d'une manière ou d'une autre, telle que le cercle. Si on le définit
une figure dans laquelle toutes les lignes menées du centre à
la circonférence sont égales, personne n'est sans voir qu'une
telle définition n'explique pas le moins du monde l'essence du
cercle, mais seulement une de ses propriétés ; et quoique,
comme je l'ai dit, cela importe peu relativement aux figures et aux êtres
de raison, cela importe beaucoup relativement aux êtres physiques
et réels, parce que les propriétés des choses ne
peuvent être comprises tant qu'on en ignore l'essence. Que si nous
laissons celle-ci de côté, l'enchaînement de l'entendement
qui doit reproduire l'enchaînement de la nature est nécessairement
détruit, et nous manquons absolument notre but.
96. Pour nous affranchir de cette cause d'erreur,
il faudra donc observer dans la définition les règles suivantes
:
(52) I. S'il s'agit d'une chose créée,
la définition devra, comme nous l'avons dit, en comprendre la cause
immédiate. Par exemple, il faudrait d'après cette règle
définir ainsi le cercle : une figure décrite par toute ligne
dont une extrémité est fixe et l'autre mobile ; définition
qui comprend évidemment la cause immédiate.
(53) II. Il faut que la conception de la chose ou la
définition soit telle que toutes les propriétés de
la chose, tant qu'elle est considérée seule et non jointe
à d'autres, puissent en être conclues, comme on peut le voir
dans cette définition du cercle. Car on en conclut évidemment
que toutes les lignes menées du centre à la circonférence
sont égales ; il est si évident que c'est là une
condition nécessaire de la définition, pour peu qu'on veuille
y faire attention, que je crois inutile d'y insister et de le démontrer,
et même de faire voir que par cette seconde condition toute définition
doit être affirmative. Je parle de la définition intellectuelle,
me souciant peu de la définition verbale, que la pénurie
des mots m'obligera peut-être quelquefois d'exprimer sous forme
négative, quoiqu'elle soit comprise affirmativement.
(54) 97. Voici maintenant les
règles de la définition pour les choses incréées.
(55) I. Mettre à part toute cause, c'est-à-dire
n'avoir besoin pour expliquer l'objet défini de rien autre chose
que de son être.
II. Étant donnée la définition de la chose, il ne
doit plus y avoir lieu à cette question : existe-t-elle ?
III. N'introduire dans la définition aucun substantif qui puisse
être adjectivé, c'est-à-dire ne point expliquer l'objet
défini par des abstraits.
IV. Enfin, quoique cela ne soit pas très-nécessaire à
remarquer, il faut que de la définition de la chose toutes ces
propriétés puissent être conclues. C'est là
encore une règle évidente pour peu qu'on y fasse attention.
(56) 98. J'ai dit encore que
la meilleure conclusion est celle qui se tire d'une conclusion particulière
affirmative. Car plus une idée est spéciale, plus elle est
distincte, et par suite, plus elle est claire. Nous devons donc le plus
possible chercher la connaissance des choses particulières.
XIV. Les moyens de connaître les choses
éternelles
(57) 99. Quant à l'ordre
de nos perceptions, il faut, pour les ordonner et les lier, rechercher,
autant que cela se peut et que la raison le demande, s'il y a quelque
être (et en même temps quel il est) qui soit cause de toutes
choses, de telle sorte que son essence objective soit aussi la cause de
toutes nos idées ; et alors notre esprit, comme nous l'avons dit,
reproduira le plus exactement possible la nature, car il en contiendra
objectivement l'essence, l'ordre et l'union. D'où nous pouvons
voir qu'il nous est tout à fait nécessaire de tirer toutes
nos idées des choses physiques, c'est-à-dire des êtres
réels, en allant, suivant la série des causes, d'un être
réel à un autre être réel, sans passer aux
choses abstraites et universelles, ni pour en conclure rien de réel,
ni pour les conclure de quelque être réel ; car l'un et l'autre
interrompent la marche véritable de l'entendement.
100. Mais il faut remarquer que par la série
des causes et des êtres réels je n'entends point ici la série
des choses particulières et changeantes, mais seulement la série
des choses fixes et éternelles. Car pour la série des choses
particulières sujettes au changement, il serait impossible à
la faiblesse humaine de l'atteindre, tant à cause de leur multitude
innombrable qu'à cause des circonstances infinies qui se rencontrent
dans une seule et même chose et peuvent être cause qu'elle
existe ou n'existe pas ; puisque l'existence de ces choses n'a aucune
connexion avec leur essence, ou, comme nous l'avons déjà
dit, puisqu'elle n'est pas une vérité éternelle.
101. Mais, après tout, il n'est pas
besoin que nous en comprenions la série, l'essence des choses sujettes
au changement ne se tirant pas de leur ordre d'existence, lequel ne nous
représente que des dénominations extrinsèques, des
relations ou tout au plus des circonstances, toutes choses bien éloignées
de l'essence intime. Celle-ci ne peut être demandée qu'aux
choses fixes et éternelles, et aux lois qui y sont inscrites comme
dans leurs véritables codes et selon lesquelles toutes les choses
particulières se produisent et s'ordonnent. Bien plus, les choses
particulières et changeantes dépendent de ces choses fixes
si intimement, et pour ainsi parler, si essentiellement, qu'elles ne peuvent
sans elles ni exister ni être conçues. D'où il résulte
que ces choses fixes et éternelles, quoique particulières,
seront pour nous, à cause de leur présence en tout l'univers
et de l'étendue de leur puissance, comme des universaux, c'est-à-dire
comme les genres des définitions des choses particulières
et changeantes, et comme les causes immédiates de toutes choses.
(58) 102. Mais s'il en est
ainsi, c'est encore, à ce qu'il semble, une assez grande difficulté
de parvenir à la connaissance des choses singulières, car
de les concevoir toutes en même temps, cela est bien au-dessus des
forces de l'entendement humain. L'ordre qui fait qu'une chose doit être
comprise avant une autre ne se tire pas, comme nous l'avons dit, de leur
série dans l'existence, ni même des choses éternelles
; car là tout est naturellement simultané. Il nous faut
donc chercher d'autres secours que ceux dont nous nous servons pour comprendre
les choses éternelles et leurs lois. Toutefois ce n'est point ici
le lieu d'en parler : cela ne sera nécessaire que quand nous aurons
acquis une connaissance suffisante des choses éternelles et de
leurs lois infaillibles, et que la nature de nos sens nous sera devenue
manifeste.
(59) 103. Avant de nous disposer
à prendre connaissance des choses particulières, il sera
convenable de parler de ces secours qui tous tendent à nous enseigner
le moyen de faire usage de nos sens, l'ordre et les lois des expériences
qui doivent suffire à déterminer la chose que l'on recherche,
enfin, à nous faire conclure selon quelles lois éternelles
elle a été produite et quelle en est la nature intime, comme
je le montrerai en son lieu. Ici, pour en revenir au but que je me propose,
je tâcherai seulement d'exposer ce qui me semble nécessaire
pour parvenir à la connaissance des choses éternelles, et
pour en former les définitions suivant les conditions précédemment
indiquées.
(60) 104. Pour cela il faut
se rappeler ce que nous avons dit plus haut, à savoir, que lorsque
l'esprit s'applique à une certaine pensée, pour l'examiner
et en déduire dans un bon ordre ce qui peut en être légitimement
déduit, si elle est fausse, il en découvrira la fausseté
; si, au contraire, elle est vraie, alors il continuera heureusement et
sans interruption à en déduire des vérités
; cela, dis-je, est nécessaire à notre sujet, car nos pensées
n'ont hors d'elles- mêmes aucun fondement sur lequel elles aient
à s'appuyer.
105. Si donc nous voulons appuyer nos recherches
sur la première chose de toutes, il est nécessaire qu'il
y ait quelque fondement qui les porte de ce côté. Ensuite,
parce que la méthode est la connaissance réflexive elle-même,
ce fondement qui doit assurer nos pensées ne peut être autre
chose que la connaissance de ce qui constitue l'essence de la vérité,
et celle de l'entendement, de ses propriétés et de ses facultés
; celle-ci acquise, nous aurons un fondement sur lequel nous établirons
nos pensées, et une voie par laquelle l'entendement, selon que
sa capacité le comporte, pourra parvenir à la connaissance
des choses éternelles, eu égard aux facultés dont
il dispose.
XV. La puissance de l'entendement : ses propriétés
(61) 106. Que s'il appartient
à la nature de la pensée de former des idées vraies,
comme on l'a montré dans la première partie, il faut ici
demander ce que nous entendons par faculté et pouvoir de l'entendement.
Or, puisque la principale partie de notre méthode est de bien comprendre
les forces de l'entendement et sa nature, nous sommes nécessairement
obligés (par ce que j'ai dit dans cette seconde partie de la méthode)
de déduire tout cela de la définition même de la pensée
et de l'entendement.
107. Mais jusqu'ici nous n'avons eu aucune
règle pour trouver les définitions ; et puisque nous ne
pouvons exposer ces règles que si nous connaissons la nature, c'est-à-dire
la définition de l'entendement et son pouvoir, il suit de là
que la définition de l'intelligence doit être claire par
elle-même, ou que nous ne pouvons rien comprendre. Cependant elle
n'est pas absolument claire par elle-même ; mais de ce que ses propriétés,
comme tout ce que nous tenons de l'entendement, ne peuvent être
connues clairement et distinctement que si l'on en connaît la nature,
la définition de l'entendement sera intelligible par elle-même
si nous faisons attention à ses propriétés que nous
connaissons clairement et distinctement.
108. Énumérons donc ici les propriétés
de l'entendement, examinons-les, et commençons à traiter
de nos instruments naturels 32.
(62) Les propriétés de l'entendement que
j'ai principalement remarquées et que je comprends clairement.
sont les suivantes :
(63) I. Il enveloppe la certitude, c'est-à-dire
qu'il sait que les choses sont formellement telles qu'elles sont objectivement
en lui-même.
(64) II. Il perçoit certaines choses, c'est-à-dire
qu'il forme certaines idées absolument, et d'autres en les tirant
d'idées antérieures ; ainsi il forme l'idée de la
quantité d'une manière absolue, indépendamment de
toute autre pensée ; mais il ne forme les idées de mouvement
qu'en considérant l'idée de quantité.
(65) III. Celles qu'il forme absolument expriment l'infinité
; celles qu'il tire d'autres idées sont déterminées.
Ainsi, l'idée de quantité, si elle est perçue dans
une cause déterminée, détermine la quantité
; comme lorsqu'on perçoit un corps formé par le mouvement
d'un plan, ou un plan par le mouvement d'une ligne, ou enfin une ligne
par le mouvement d'un point : toutes perceptions qui ne servent pas à
comprendre, mais à déterminer la quantité. Ce qui
le prouve, c'est que nous les concevons comme formées en quelque
sorte par le mouvement ; et cependant le mouvement n'est perçu
que lorsqu'on a perçu la quantité ; et nous pouvons même
continuer le mouvement à l'infini pour former une ligne infinie,
ce que nous ne pourrions faire, si nous n'avions l'idée d'une quantité
infinie.
(66) IV. Il forme les idées positives avant les
négatives.
(67) V. Il perçoit les choses, non pas tant sous
la condition de la durée que sous un certain caractère d'éternité
et en nombre infini ; ou plutôt, en percevant les choses, il ne
considère ni le nombre ni la durée, au lieu que, quand il
imagine, il les perçoit dans un nombre déterminé,
dans une durée et avec une quantité déterminées.
(68) VI. Les idées que nous formons claires et
distinctes semblent résulter de la seule nécessité
de notre nature, de telle sorte qu'elles semblent dépendre de notre
seul pouvoir ; c'est le contraire pour les idées confuses, car
elles sont formées souvent malgré nous.
(69) VII. L'esprit peut déterminer de plusieurs
manières les idées que l'entendement tire d'autres idées
; comme, par exemple, pour déterminer le plan d'une ellipse, il
suppose une pointe adhérente à une corde qui se meut autour
de deux centres, ou bien il conçoit une infinité de points
toujours dans le même rapport et dans un rapport déterminé
à une ligne droite donnée, ou un cône coupé
par un plan oblique, de telle sorte que l'angle d'inclinaison soit plus
grand que l'angle au sommet du cône ; ou enfin il s'y prend d'une
infinité d'autres manières.
(70) VIII. Plus les idées expriment de perfection
dans leur objet, plus elles sont parfaites ; car nous n'admirons pas autant
l'architecte qui a tracé le plan d'une petite chapelle que celui
qui a conçu un temple magnifique.
(71) 109. Je n'insiste pas
sur les autres choses que l'on rapporte à la pensée, comme
l'amour, la joie, etc. ; car elles ne font rien à notre sujet présent,
et ne peuvent même être conçues, si l'entendement ne
l'a été déjà : car, ôtez la perception,
tout le reste n'est plus.
(72) 110. Les idées
fausses et les idées fictives n'ont rien de positif (comme nous
l'avons amplement montré) qui les fasse nommer fausses ou fictives
; si elles sont considérées comme telles, c'est seulement
par le défaut de connaissance qui s'y rencontre. Ainsi les idées
fausses et fictives, en tant que telles, ne peuvent rien nous enseigner
de l'essence de la pensée, et c'est aux propriétés
positives, précédemment énumérées,
qu'il faut la demander, c'est-à-dire qu'il faut déterminer
un principe commun d'où résultent nécessairement
ces propriétés, de sorte qu'étant donné ce
principe, elles suivent nécessairement, et qu'elles soient supprimées,
si on le supprime. . . .
____
La suite manque
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