Comprendre le Traité théologico-politique/Le commandement divin

De Spinoza et Nous.
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Yves Dorion

étude du chapitre 4

Le commandement divin



Passage étudié

Chapitre 4

(...) Ce qu’il faut admettre au sujet de la première question se déduit facilement de la nature de la volonté de Dieu, qui ne se distingue de l’entendement divin que relativement à notre raison, c’est-à-dire que la volonté de Dieu et son entendement sont en réalité une seule et même chose et ne se distinguent que relativement aux pensées que nous formons au sujet de l’entendement divin. Par exemple, quand nous avons égard seulement à ce que la nature du triangle est contenue de toute éternité dans la nature de Dieu comme une vérité éternelle, alors nous disons que Dieu a l’idée du triangle, ou conçoit par l’entendement la nature du triangle. Quand ensuite nous avons égard à ce que la nature du triangle est contenue dans la nature de Dieu par la seule nécessité de cette nature et non par la nécessité de l’essence et de la nature du triangle, et même que la nécessité de l’essence et des propriétés du triangle, en tant que conçues comme vérités éternelles, dépend de la seule nécessité de la nature divine et de l’entendement divin, non de la nature du triangle, alors nous appelons volonté ou décret de Dieu cela même que précédemment nous avons appelé entendement de Dieu. Ainsi, relativement à Dieu, c’est tout un de dire que Dieu a de toute éternité voulu et décrété que les trois angles d’un triangle fussent égaux à deux droits, ou que Dieu a conçu cette vérité par son entendement.

Il suit de là que les affirmations et les négations de Dieu enveloppent toujours une nécessité, autrement dit une vérité éternelle. Si donc par exemple Dieu a dit à Adam : je ne veux pas que tu manges le fruit de l’arbre de la science du bien et du mal, il impliquerait contradiction qu’Adam pût en manger, et il serait par suite impossible qu’Adam en mangeât. Puisque cependant l’Écriture raconte que Dieu l’a interdit à Adam et que néanmoins Adam en a mangé, on devra dire nécessairement que Dieu a révélé à Adam le mal qui serait pour lui la conséquence nécessaire de cette manducation, mais non la nécessité de la conséquence de ce mal. Par là il arriva qu’Adam a perçu cette révélation non comme une vérité éternelle et nécessaire, mais comme une loi, c’est-à-dire comme une règle instituant qu’un certain profit ou un dommage sera la conséquence d’une certaine action, non par une nécessité inhérente à la nature même de l’action, mais en vertu du bon plaisir et du commandement absolu d’un prince. Ainsi, pour Adam seulement et par suite de son défaut de connaissance, cette révélation devint une loi et Dieu se posa en législateur et en prince.

Pour cette même cause et par suite d’un défaut de connaissance, le Décalogue fut une loi pour les Hébreux seulement ; ne connaissant pas en effet l’existence de Dieu comme une vérité éternelle, cela même qui leur fut révélé dans le Décalogue, à savoir que Dieu existe et doit seul être adoré, ils durent le percevoir comme une loi ; si Dieu leur avait parlé immédiatement sans user d’intermédiaires corporels d’aucune sorte, ils ne l’eussent pas perçu comme une loi, mais comme une vérité éternelle. Ce que nous disons d’Adam et des Israélites, on doit le dire aussi de tous les Prophètes qui ont écrit des lois au nom de Dieu ; ils n’ont pas perçu les décrets de Dieu adéquatement, comme on perçoit des vérités éternelles. Il faut dire par exemple de Moïse aussi qu’il a perçu par une révélation, ou tiré des principes à lui révélés, la façon dont le peuple d’Israël pouvait le mieux s’unir dans une certaine région du monde et former une société nouvelle, autrement dit constituer un État ; de même la façon dont ce peuple pouvait le mieux être contraint à l’obéissance. Il n’a pas perçu en revanche et aucune révélation ne lui a fait connaître que cette façon fut la meilleure, il n’a pas su davantage que, par l’obéissance commune du peuple réuni dans telle région, le but que visaient les Israélites serait nécessairement atteint. Il n’a donc pas perçu toutes ces choses comme des vérités éternelles, mais comme des choses commandées et instituées et les a prescrites comme des lois voulues par Dieu. De là vint qu’on se représenta Dieu comme un régulateur, un législateur, un roi, alors que tous ces attributs appartiennent à la nature humaine seulement et doivent être entièrement écartés de celle de Dieu.


Le commandement divin

On dit en parlant des dix commandements, et plus largement de toutes les obligations auxquelles les Juifs sont soumis par la Torah (Exode, Lévitique et Deutéronome en particulier), que c’est la Loi de Dieu, la loi divine. Et certes on entend par là généralement que Dieu, agissant comme le fait un monarque, a dicté aux hommes ses volontés. Cette manière de s’exprimer est évidemment anthropomorphique. Il convient donc de déterminer dans quelle mesure on peut légitimement dire que Dieu est législateur. La réponse est que ça ne peut pas être affirmé proprement, mais que ce n’est qu’une manière de parler et que celle-ci est relative à l’incapacité des Juifs (y compris Moïse) d’avoir de Dieu une idée adéquate. Dieu n’est législateur, dans un sens où il serait comparable à un roi, que dans l’imagination des prophètes. Ce qui est essentiel à ce sujet dans le chapitre 4 est développé au premier point de la démonstration : " si par la Lumière naturelle nous pouvons concevoir Dieu comme un législateur ou un prince prescrivant des lois aux hommes ". Le mouvement des idées en est d’une grande simplicité. Ce passage affirme (il ne le démontre pas, mais cela n’est pas nécessaire, puisque l’idée appartient aux théologiens) qu’en Dieu l’entendement et la volonté ne sont qu’une seule et même chose. Dire que Dieu conçoit une certaine chose c’est dire qu’il la veut. Au-delà de l’énonciation de ce principe, il y a des exemples de son application: 1° ce n’est pas en roi que Dieu interdit à Adam de manger le fruit de l’arbre de la science ; 2° ce n’est pas en roi que Dieu dicte le Décalogue aux Israélites ou la loi à Moïse. Par contre c’est en tant que tel qu’ils le perçoivent. La suite (p. 97) place Jésus en dehors du rang des prophètes et en fait la bouche même de Dieu : on ne peut donc dire que Dieu lui apparaît comme un roi. Les applications données ici, loin d’être quelconques, concernent les plus fondamentales des lois divines, et il faut comprendre que ce passage, fidèle à l’esprit du chapitre 2, vise à se mettre au diapason des théologiens tout en ne dérogeant en rien à la philosophie de l’auteur et en rejetant ce qu’il appelle les superstitions.

C’est dans la première partie de l’Éthique, proposition XVII, scolie, qu’est discuté ce qu’on peut appeler entendement et volonté chez Dieu. Afin de bien apprécier cette discussion il faut avoir en vue que l’auteur n’y livre en aucune manière le fond de sa pensée. Celui-ci est que ni l’entendement ni la volonté ne peuvent proprement être dits appartenir à Dieu. Mais il se contente de se ranger avec les théologiens, avec Maïmonide et avec Descartes contre ceux, que rejoindra Leibniz, qui séparent en Dieu entendement et volonté, comme ils sont séparés en l’homme. Il se donne ce point d’appui afin de lutter contre l’anthropomorphisme. Et c’est aussi tout ce qu’il cherche dans ce chapitre du TTP : montrer que Dieu n’est pas avec la loi divine dans le rapport où un roi est avec ses décrets. Mais admettre que l’entendement et la volonté de Dieu sont une seule et même chose n’est pas encore dire que ces mots n’ont aucun sens relativement à Dieu. Or si Maïmonide et les théologiens admettent que l’entendement et la volonté de Dieu sont une seule et même chose, à la fois ils ruinent l’analogie anthropomorphique de Dieu avec l’homme et ils la supposent. Pourquoi cette position, qui manque de rigueur ? Afin de reconnaître à Dieu la création et le choix, dont il suit que sa nature est impénétrable.

Spinoza n’est pas plus d’accord, au fond, avec Maïmonide et Descartes qu’avec les prédécesseurs de Leibniz, théologiens inspirés de la tradition hellénique plus que par la tradition juive. A ces derniers il n’accorde certes pas que le décret de Dieu soit contraint par la nature des choses, mais il n’accorde pas non plus aux premiers que le décret de Dieu pourrait être autre (choix et création). En Dieu l’entendement et la volonté ne sont pas seulement autres qu’en l’homme, ils n’existent pas. D’ailleurs ce passage du chapitre 4 du TTP ne dit nullement que Dieu veuille librement (ce qui pourrait être spinoziste, mais n’en serait pas moins équivoque), il dit que " les affirmations et les négations de Dieu ", qui de ce fait ne sont rien moins que des choix, " enveloppent toujours une nécessité, autrement dit une vérité éternelle ". Dieu est donc libre au sens où il est causa sui, mais ça n’a rien à voir avec le libre arbitre. La loi divine n’est donc pas un décret royal, ce qui impliquerait un arbitraire, l’intervention d’un libre arbitre ; elle enveloppe une nécessité, c’est une vérité éternelle. On ne sera pas surpris que ni Adam ni même Moïse n’aient été capables de se représenter cela.

La réponse qu’on peut légitimement apporter à la question de savoir si Dieu est proprement législateur se déduit facilement de ce qu’on vient de dire : il faut certes être d’accord sur la nature de la volonté divine. Or précisément Spinoza ne conteste pas ce que disent de celle-ci les théologiens. La formule est prudente puisqu’elle ne concerne pas directement la nature de Dieu. Mais il n’a aucune raison de multiplier ses ennuis lorsque ce n’est pas absolument indispensable. Or il ne lui est pas ici absolument indispensable de faire la clarté sur la nature de Dieu pour savoir s’il est législateur ou non. Il lui suffit d’établir que son entendement et sa volonté ne sont pas les nôtres, ce que les théologiens conçoivent eux-mêmes, du moins lorsqu’ils s’inscrivent dans la lignée de Maïmonide et de Descartes. Il distingue entre ses adversaires. Il y a ceux qui s’éloignent tellement de la vérité qu’il ne peut en aucun cas être d’accord avec eux, et il y a ceux qui ont au moins le mérite de ne pas dire que des choses fausses. Il s’appuie sur les seconds pour combattre les premiers. Mais le tour de ceux-là viendra aussi. Leur compte sera réglé quand il le faudra.

Il s’en tiendra donc ici à combattre l’anthropomorphisme le plus grossier, celui qui attribue à Dieu un entendement et une volonté séparés l’un de l’autre. Cette distinction, dit-il, n’a de sens que relativement à notre raison (respectu nostrae rationis) et non pas en réalité (in se revera), c’est à dire relativement à Dieu (respectu Dei). Cette subtilité est tout à fait scolastique, elle n’est pas de son invention. C’est l’habitude de l’École en effet de reconnaître deux sortes de distinctions. Il y a d’une part des choses qui ne sont distinguées que par abstraction, distinguées par la raison, l’École les dit rationaliter distincta ; et il y a d’autre part des choses qui sont effectivement distinctes, distinguées dans la réalité, l’École les dit realiter distincta. En employant ce langage on est sûr au dix-septième siècle de se faire entendre. Par exemple entre la figure et la couleur d’un objet la distinction, que nous faisons pourtant très clairement et distinctement, n’est que rationnelle. La figure en effet ne saurait exister en réalité sans la couleur, ni la couleur sans la figure. Tandis qu’entre l’âme et le corps, selon la conception que s’en font Descartes et beaucoup d’autres, la distinction est réelle : ils croient en effet concevoir des âmes sans corps comme ils croient concevoir des corps sans âme (Méditations). Eh bien, la distinction entre l’entendement de Dieu et sa volonté, quoique certains la tiennent pour réelle, n’est elle non plus que rationnelle. Ce n’est pas parce que nous la comprenons qu’elle est réelle. Nous comprenons la distinction entre la figure et la couleur, et nous comprenons aussi qu’elle n’est pas réelle. Nous ne comprenons d’ailleurs la distinction entre l’entendement et la volonté de Dieu que par la projection sur Dieu de ce qui ne concerne que l’homme, c’est à dire que nous ne la comprenons qu’illusoirement, par la part d’anthropomorphisme qu’elle renferme.

Assurément il peut être toujours commode de dire que Dieu pense le triangle et qu’il veut le triangle, alors que nous savons bien que cette distinction n’est qu’une abstraction. C’est la même chose que nous disons alors, mais en nous plaçant successivement à deux points de vue différents. Soit en effet nous nous proposons de faire entendre que la nature du triangle est une vérité éternelle, en ce sens que personne ne peut nier que la somme de ses angles soit égale à deux droits, et nous disons alors que le triangle est pensé par l’entendement de Dieu. Soit nous souhaitons faire entendre une proposition complètement différente, à savoir que si c’est une vérité éternelle ce n’est pas parce qu’il y a une vérité qui dépasse Dieu, mais parce que la vérité exprime l’essence de Dieu, et nous disons alors que le triangle est décrété par la volonté de Dieu. Mais il est clair que ce n’est qu’une distinction de raison et que ce que nous appelons la première fois l’entendement de Dieu et ce que nous appelons la seconde fois la volonté de Dieu sont en réalité, en Dieu, une seule et même chose. Notre raison est attentive à une chose puis à l’autre. Relativement à ce qui fait l’objet de notre attention la distinction est fondée. Mais relativement à ce qui constitue l’essence de la chose considérée, il n’en va pas de même. C’est pourquoi les choses rationaliter distincta ne sont pas nécessairement realiter distincta.

En énonçant la seconde proposition, complètement différente de la première, l’auteur a pris position dans un débat d’une très grande portée. Le lecteur s’aperçoit d’ailleurs que l’accord admis avec Maïmonide et avec Descartes était tout provisoire. Il ne s’agit plus ici de savoir ce que sont l’entendement et la volonté de Dieu, mais ce qu’est le rapport entre lui et les vérités éternelles. La proposition selon laquelle la somme des angles du triangle est nécessairement égale à deux droits est-elle une vérité éternelle en ce sens que cette nécessité découle de la nature de Dieu, ou bien parce que cette nécessité découle de la nature du triangle ? Contre ceux qui croient que Dieu doit reconnaître les vérités éternelles, Spinoza affirme avec Descartes que Dieu crée non seulement les existences, mais aussi les essences. Dans sa correspondance de l’année 1630 avec Mersenne (Lettres du 15/04, du 06/05 et du 27/05), Descartes expose très vigoureusement que Dieu ne saurait être asservi à des nécessités qui le dépasseraient. Il s’en prend très clairement à une conception d’inspiration hellénique, qui abaisse Dieu au niveau " d’un Jupiter ou Saturne ". Ces divinités en effet ne sont pas aussi dominatrices qu’une connaissance superficielle de la mythologie pourrait le laisser croire. Une étude plus approfondie des auteurs anciens nous apprend que Jupiter retarde autant qu’il le peut le duel entre Achille et Hector parce qu’il ne peut empêcher qu’Achille, son préféré, ne meure peu de temps après avoir tué Hector. Elle nous apprend qu’il ne peut empêcher que son fils Hercule ne soit contraint à des travaux impossibles. Autrement dit les olympiens sont soumis à des forces telles que le destin et la mort. Cela ne saurait être reconnu de Dieu. Jusqu’à ce point l’auteur peut être d’accord avec son illustre prédécesseur.

Mais tandis que Descartes voit en Dieu un despote (il dit un roi, mais l’idée qu’il se fait de celui-ci est telle que, loin d’obéir à la loi, il est au-dessus d’elle ; Descartes ignore manifestement ou veut ignorer la philosophie politique, cf. les mêmes Lettres à Mersenne) qui décrète ce qui lui plaît, dans la mesure où la vérité du triangle n’appartient pas à son essence, et qui pourrait par conséquent aussi bien décréter le contraire, Spinoza s’oppose aussi à cette conception. Tant en parlant de l’entendement qu’en parlant de la volonté de Dieu, il écrit très précisément que la nature du triangle est contenue dans la nature de Dieu. Ainsi en même temps qu’il est faux de prétendre que Dieu serait soumis aux vérités éternelles, il est faux aussi de prétendre qu’il les peut changer ou qu’il eût pu les faire autres. Le rapport de Dieu aux vérités éternelles n’est pas celui d’un despote à ses décrets, il n’enferme aucun arbitraire. En fait, aussi longtemps qu’on ne se représente pas le Dieu substance de la philosophie spinoziste, on ne peut comprendre quel est son rapport aux vérités éternelles. Il est vrai que si l’on en avait, comme beaucoup, une représentation qui le fît transcendant, il ne resterait plus qu’à choisir entre l’absolument transcendant, qui le met dans son rapport aux lois à la place du despote, et le relativement transcendant, qui le soumet aux lois absolument transcendantes. Mais il est l’être lui-même, la substance, la nature, et c’est pourquoi les lois ne relèvent ni de son caprice ni d’un ordre qui le dépasse. Les lois ne sont rien d’autre que sa propre essence. Relativement à un entendement et à une volonté anthropomorphes cela est inintelligible, mais relativement à Dieu ce sont inversement l’entendement et la volonté qui sont choses inintelligibles.

Quant à l’essence du triangle, si elle lie nécessairement la somme de ses angles à deux droits, ce n’est ni par l’arbitraire d’un Dieu despote, ni par l’arbitraire de quelque puissance despotique à laquelle le Dieu est soumis. Relativement à notre entendement tout se passe donc comme si, lorsque Dieu a décrété une telle relation, il était impossible qu’elle ne soit pas. Il en va de même évidemment de tout autre décret de Dieu. C’est en ce sens que l’on peut dire que les affirmations et négations de Dieu enveloppent toujours une nécessité, autrement dit une vérité éternelle. Ce que Dieu décrète ne peut pas ne pas être. Les vérités éternelles ne sont rien d’autre que sa nature. D’où l’emploi du verbe envelopper (involvere) et non de quelque autre verbe qui signifierait la causalité, la détermination, pour désigner le rapport de Dieu aux vérités. Mais ce n’est pas pour parler du triangle que l’auteur écrit ce chapitre : c’est pour parler de la façon dont s’exprime dans la nature la volonté de Dieu. Cependant ce n’était nullement une digression de considérer l’essence du triangle. Il fallait expliquer que la volonté de Dieu se manifeste non dans des phénomènes extraordinaires, anarchiques, anormaux, mais au contraire dans des lois régulières, dans les rapports nécessaires.

Franchie cette étape de la démonstration, la voie est déblayée pour aborder comme il le faut l’expression de la loi divine dans les textes bibliques. Le premier exemple en est l’interdiction faite à Adam de manger le fruit de l’arbre de la science du bien et du mal : Adam peut comprendre quel mal résultera pour lui de la consommation, mais non que ce mal en découlera nécessairement. Adam croit que ce mal est l’effet du bon plaisir d’un roi, non l’effet d’une nécessité inhérente à la nature même de son action. On retrouve ici ce qui a déjà été dit des prophètes : c’est à la mesure des capacités de leur entendement que leur sont dictées les vérités qui doivent leur être révélées. Ainsi doit être révélé à Adam le mal qui résulte pour lui du fait de manger du fruit défendu. Mais comme Adam ne peut concevoir quelle nécessité lie la consommation au mal, à ce rapport se substitue pour lui un autre rapport qui les lie par l’intermédiaire d’un commandement princier. Un tel principe exégétique est-il de nature à satisfaire les théologiens ? Il sauve la vérité de l’Écriture en la relativisant, en la mettant en rapport avec les capacités de ses rédacteurs. Par là il est évident que l’affirmation qu’elle est dictée par Dieu perd beaucoup de sa vigueur. L’Écriture est désacralisée. Les théologiens n’y trouvent pas leur compte.

De même il est douteux qu’ils se satisfassent de l’interprétation du mythe adamique qui est donnée quelques pages plus loin relativement à la question de savoir ce qu’enseigne l’Écriture de la loi divine. Spinoza suit ici l’inclination qu’il condamne pourtant ailleurs d’une manière très générale, l’inclination à prendre pour allégorique le récit biblique. Ainsi cet arbre n’est pas un arbre, ce fruit n’est pas un fruit, ce serpent n’est pas un serpent. La science du bien et du mal serait la soumission à une volonté étrangère de celui qui ne se résout pas par lui-même à faire le bien, simplement parce qu’il est le bien, et qui ferait le mal s’il n’était contraint et forcé de faire le bien. Le sens de l’histoire d’Adam serait d’incliner les hommes à la sagesse, qui est la seule voie de la liberté, et de les détourner des calculs serviles qui soumettent le bien à l’intérêt. Je crains que les théologiens au contraire ne cherchent à obtenir l’obéissance des croyants à la loi que parce que cette loi est la volonté d’un despote, une volonté qui est inintelligible à eux. Tandis que l’auteur cherche à mettre en accord l’enseignement du Livre avec la raison, ce qui rend le Livre inutile aux sages, les théologiens développent un goût particulier pour les commandements absurdes, parce que ceux-ci seuls leur donnent du pouvoir.

Le second exemple est celui du Décalogue et il permet de passer du cas particulier à la règle générale valable pour toute la loi divine telle qu’elle est rapportée dans l’ensemble de tout le texte sacré. Les Juifs de l’époque de Moïse n’avaient nullement assimilé le sens de l’histoire d’Adam. Et pour cause ! L’ensemble de la Torah date de ce temps et le récit de la Genèse comme celui de l’Exode ont longtemps (jusqu’au chapitre 8 du présent TTP) été attribués à Moïse lui-même. Les Juifs sont donc en ce temps-là incapables de sagesse, incapables de se conduire par la raison. Ils ne comprennent pas par eux-mêmes ce qui est bien et ce qui est mal, ils n’aspirent pas même à se déterminer librement. C’est pourquoi le Décalogue au lieu de leur apparaître comme l’expression de la raison leur apparaît comme une loi, c’est à dire comme un commandement dicté par la volonté d’un être supérieur, transcendant à eux. Mais le Décalogue n’est un décret que pour des gens incapables de se déterminer librement. Ceci ne veut pas dire que ceux qui sont capables de se déterminer librement n’ont que faire du Décalogue, mais qu’ils sont avec lui dans un rapport qui n’est pas celui de la loi, en tout cas pas celui de la loi conçue comme décret arbitraire du despote. C’est pour eux une vérité éternelle. C’est en effet une vérité éternelle que Dieu existe, c’est à dire que l’être est, c’est une vérité éternelle que lui seul doit être respecté, c’est à dire que l’idolâtrie est sacrilège, ou que le meurtre est sacrilège et... pour ma part c’est tout ce que je vois là de vérité éternelle. Si les Juifs avaient été capables de se représenter Dieu pour ce qu’il est, ils n’auraient pas eu besoin pour accéder à la connaissance du rapport nécessaire qui existe entre le vice et le malheur, qui est une vérité éternelle, de passer par l’intermédiaire de la loi.

Mais en réalité les Juifs ne comprennent pas la nature de Dieu, ils ne la comprennent pas comme une vérité éternelle. C’est pourquoi ils conçoivent 1° comme une loi régalienne, 2° destinée à eux seuls, que Dieu existe et qu’il faut l’adorer. La connaissance de Dieu ayant été révélée à Moïse de la manière que l’on sait, par des tables gravées dans le marbre sur le mont Sinaï, les Juifs se sont non seulement imaginé que Dieu était guide, législateur, roi, miséricordieux et juste (autant d’attributs qui ne sont qu’anthropomorphiques), mais ils ont encore cru qu’il ne l’était que pour eux ! ! Or cela n’est pas vrai seulement du peuple juif, mais ça l’est aussi des prophètes et même de Moïse, dont l’auteur a montré dans le chapitre 2 qu’ils avaient, ce dernier comme les autres, sur Dieu des opinions très ordinaires. Aussi Moïse, les prophètes et le peuple juif ont-ils perçu comme l’objet d’une révélation, non comme une nécessité (c’est à dire une vérité éternelle) que le peuple juif devait former un État, qu’il le ferait sur la terre promise et avec telle législation. Il croit ces choses à lui spécialement prescrites par Dieu comme par des décrets royaux. C’est la seule signification qu’on puisse rationnellement donner à cette idée que le peuple juif est élu de Yahweh. Il n’y a donc pour l’auteur sur la surface de la terre aucun peuple privilégié dans ses rapports avec Dieu, il n’y a pour lui pas de peuple élu. Ceci ne peut bien évidemment que susciter la colère des théologiens juifs. Mais qu’en est-il de la réaction des théologiens chrétiens ? Elle ne peut pas être plus favorable, attendu que la notion même d’ancien Testament est celle d’une loi ancienne, qui tout en étant inférieure à la nouvelle est en tout état de cause bien préférable au paganisme qui prévalait dans le monde avant le christianisme.

Aussi si la tentative du chapitre est bien celle de trouver avec les théologiens un terrain d’accord, elle paraît bien vaine. Même si l’auteur n’exprime pas toute sa pensée dans ce traité, ce qu’il en laisse apercevoir suffit amplement à fâcher ceux qui ne peuvent être que ses adversaires. Sa manière d’interpréter la loi est profondément hérétique. Elle ne l’est pas seulement parce qu’elle substitue à un commandement régalien une vérité éternelle, mais plus profondément parce que, ce faisant, elle change le rapport de Dieu lui-même à la loi divine. La loi n’est pas divine parce que Dieu la veut, mais on ne peut pas dire non plus que Dieu la veut parce qu’elle est divine. Ce n’est encore qu’une façon approximative et anthropomorphique de parler. Car au fond Dieu ne veut rien du tout, Dieu n’a pas de volonté. Ce qui se trouve par là bouleversé c’est le rapport des hommes eux-mêmes à la loi. En effet si la loi était la loi parce que Dieu la voulait telle, il s’ensuivrait que la loi serait inintelligible, que l’entendement humain ne pourrait pas la penser par ses propres moyens et qu’il lui faudrait nécessairement l’intermédiaire de la Révélation pour l’atteindre. La voie et la carrière seraient ainsi ouvertes à l’ambition des théologiens, gardiens de la Révélation, de régenter les conduites humaines. A l’inverse si la loi est la loi parce qu’elle est une vérité éternelle, il appartient à l’entendement humain de la penser, de la saisir par ses propres moyens. Cela met à la retraite d’office tous les théologiens du monde. En tout cas ça leur ôte toute légitimité à l’égard des hommes sages, de ceux qui sont capables de se servir de leur raison et de comprendre que la vertu est à elle-même sa propre récompense. Le débat sous-jacent à ce chapitre, dans lequel l’auteur oppose sa conception du rapport de Dieu avec la loi à la conception de Descartes, est donc un débat de longue portée. Il y a deux philosophies radicalement et diamétralement opposées. L’une ne reconnaît au-dessus de l’esprit aucune autorité; à vrai dire pour elle il n’y a pas d’autre Dieu que l’esprit. Cette philosophie est la philosophie libre. L’autre reconnaît au-dessus de l’esprit un Dieu qui peut faire que le blanc soit noir et le noir blanc ; elle soumet l’esprit à un souverain despote, et conséquemment elle se soumet elle-même à la théologie. Le choix de Spinoza est fermement en faveur de la première.


L'exégèse Comprendre le Traité théologico-politique Les lois de la nature
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