Spinoza - par Alain/De l'esclavage de l'homme

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Version du 22 janvier 2012 à 14:27



par Alain

IV. De l'esclavage de l'homme


Spinoza par Alain

Préface

La vie et les œuvres de Spinoza

Conclusion

Table analytique des matières et des références

La vie et les œuvres de Spinoza
La philosophie de Spinoza

Mémento bibliographique

Les hommes sont presque tous uniquement conduits par leurs passions, et leurs passions, ainsi qu'il vient d'être expliqué, les font ennemis les uns des autres. Mais leur existence ne va pas se passer pour cela dans une lutte conti­nuelle de chaque homme contre chaque homme. D'abord il existe, comme nous avons vu, des passions qui rapprochent les hommes les uns des autres. Nous imitons les sentiments de nos semblables ; nous aimons volontiers ce qu'ils aiment, et nous haïssons ce qu'ils haïssent. Par suite, nous sommes por­tés plutôt, toutes choses égales, à faire ce qu'ils approuvent qu'à faire ce qu'ils blâment. Ce souci d'être approuvé, cette crainte d'être blâmé sont une des causes qui disposent les hommes, si esclaves qu'ils soient de leurs passions, à faire société les uns avec les autres. Mais il s'ajoute aux raisons de ce genre des raisons bien plus puissantes encore, qui résultent de la peine qu'ils ont à lutter contre les forces naturelles et à se procurer ce qui leur est nécessaire pour vivre. Deux individus unis sont plus puissants que ne serait chacun d'eux s'il était seul ; trois individus unis sont plus puissants que deux. Les hommes ont donc avantage à se réunir pour former une société.

Mais la société qu'ils forment leur serait inutile s'ils continuaient à vivre selon leur caprice, à pourvoir chacun à son existence suivant les moyens qui leur paraissent bons, à appeler bien uniquement ce qui leur plaît et mal uni­quement ce qui leur déplaît, et s'ils s'appliquaient à conserver ce qu'ils aiment et à détruire ce qu'ils haïssent. Ils retomberaient par là même à l'état d'isole­ment. Pour qu'ils puissent vivre en paix les uns avec les autres, et s'aider les uns les autres, ils ont dû chacun sacrifier quelque chose de leurs désirs, et se promettre les uns aux autres de ne rien faire qui pût nuire au voisin. Mais comment des hommes qui sont, par hypothèse, esclaves de leurs passions, peuvent-ils former ainsi une société durable ? Comment les effets nécessaires des passions ne vont-ils pas rendre nulles toutes les promesses et violer toutes les lois ? Cela s'explique si l'on considère qu'une passion peut être détruite par une passion contraire. On comprend très bien, par exemple, qu'un homme s'abstienne de faire du mal à quelqu'un qu'il hait, par crainte d'un mal plus grand. Et c'est ainsi qu'une société peut s'établir et durer pourvu qu elle se charge de punir ceux qui feront tort à leur voisin, et d'établir des lois appuyées sur la menace. Ainsi peut s'établir et durer la cité des esclaves, fondée sur la crainte.

Dans une telle cité on appellera bien ce qui est favorable à l'existence et à la durée de la cité, et mal ce qui y est contraire. On appellera péché ou faute, et l'on punira, tout ce qui sera contraire à la loi. On dira que les citoyens méri­tent, s'ils contribuent à fortifier et à maintenir la cité, et on dira qu'ils déméri­tent, si, au contraire, ils contribuent à affaiblir la cité. La disposition d'un citoyen à obéir à la loi et à contribuer à la sécurité commune sera dite vertu, et la disposition contraire sera dite vice.

L'approbation et la récompense seront attachées à l'une ; le blâme et la punition seront attachés à l'autre. Il y aura, dans cette cité, des hommes justes et des hommes injustes. Si, de plus, on ajoute à la puissance des lois celle de la superstition, et si l'on ajoute à la crainte des tribunaux et des peines infligées par les hommes, la crainte d'un Dieu cruel qui punira de plus les hommes après leur mort, tout dans cette cité donnera l'image parfaite de la paix, de la concorde, de la bonne foi et de la religion. Et pourtant les passions y seront reines, et toutes ces prétendues vertus résulteront seulement de la crainte que la société tout entière aura su inspirer a chacun de ses membres. C'est ce qu'il faut d'abord comprendre, afin de n'être pas trompé par ce faux bien, cette fausse justice, cette fausse vertu qui, s'ils rendent l'homme moins malfaisant, le font deux fois esclave.

Sans doute il peut arriver que, dans la cité des esclaves, on soit amené à considérer comme mauvaises des passions qui sont en effet mauvaises, com­me la haine, l'envie, la jalousie, l'orgueil. Mais de telles passions ne sont alors considérées comme telles que pour la société et non pour l'individu lui-même. Aussi arrive-t-il que les hommes, dans certains cas, les jugent bonnes, et transforment des vices en vertus. Ils loueront, par exemple, celui qui hait les assassins et les voleurs, celui qui hait les ennemis du dehors ; ils loueront celui qui porte envie à son voisin si cette passion le pousse à se rendre utile à la société. Ils loueront l'orgueil, lorsque l'orgueil poussera les hommes à recher­cher les éloges et à fuir le blâme, c'est-à-dire à agir conformément aux désirs du plus grand nombre et à l'intérêt commun. C'est pour cette raison aussi qu'ils mettront au nombre des vertus la honte, l'humilité, la pitié, et tous les senti­ments du même genre, qui empêchent les hommes de nuire à leurs semblables, et contribuent ainsi au maintien de la paix. Celui qui veut connaître la vraie vertu et le vrai bien ne doit point s'arrêter à des considéra­tions de ce genre, et il doit employer d'abord toute son attention à comprendre que même les pas­sions qui sont toujours et en toutes circonstances considérées comme des vertus par les hommes qui vivent en société, n'en restent pas moins des passions, et ne peuvent être des vertus.

Posons d'abord que la tristesse est par elle-même mauvaise. Cela résulte de la définition même de la tristesse. La tristesse est le passage à une moindre perfection. La même chose, que j'appelle passage à une moindre perfection, si je considère la puissance d'agir d'un être, je l'appelle tristesse, si je considère la capacité qu'il a d'être heureux ou malheureux. Il ne faut donc pas dire que la tristesse peut être bonne, et qu'elle peut nous rendre plus parfaits. Cela ne peut avoir de sens que dans la cité d'esclaves que nous venons de décrire, où les citoyens sont bons et honnêtes dans la mesure où ils ont peur du châtiment. Comme la société serait détruite si les hommes n'éprouvaient la crainte ; la crainte, qui est ainsi la condition de l'existence de la cité, peut être dite bonne en ce sens. Et comme la crainte est une tristesse, en ce sens aussi, la tristesse peut être dite bonne. Et c'est aussi pour cela que les superstitions ou fausses religions, qui ne cherchent point à rendre réellement les hommes meilleurs, mais seulement à contenir leurs passions dans l'intérêt commun, font, de la crainte et de la tristesse, des vertus, comme aussi elles font, de la sécurité et de la joie, des vices, et imaginent un Dieu cruel et jaloux qui se réjouit des larmes et de la terreur des hommes, et qui s'irrite de leurs joies. Sans doute, tant que les hommes ne sont pas conduits par la Raison, il est bon qu'ils soient conduits par la crainte, afin qu'ils fassent à leurs semblables le moins de mal possible. Mais il ne faut pas être dupe de toutes ces conventions utiles, et croire que les hommes valent réellement mieux lorsque, par crainte du châtiment, ils ne cèdent plus à la haine ou à l'envie : ils ont changé d'esclavage, voilà tout.

De même la haine est toujours et nécessairement mauvaise, parce qu'elle est une tristesse. Et sans doute il y a des haines dont la société se trouve forti­fiée ; ceux qui haïssent les vagabonds, les voleurs et les assassins et, en géné­ral, tous les ennemis de la société, ceux-là peuvent être dits bons citoyens, et, en ce sens, leur haine peut être dite juste. Elle n'en est pas moins tout à fait contraire à leur nature, puisqu'elle est une tristesse. Un homme qui passe de la haine des magistrats à la haine des criminels devient assurément plus utile ou moins dangereux qu'il n'était, mais il ne devient pas plus parfait, car la haine est toujours la haine, et la haine est toujours mauvaise.

La pitié même est une fausse vertu, une vertu d'esclave. En effet, la pitié est une tristesse, et la tristesse est, par elle-même, mauvaise. Et sans doute la pitié vaut encore mieux que rien. L'homme qui est facilement touché par la pitié fait rarement du mal à ses semblables, et souvent il est amené à leur faire du bien ; il contribue donc pour sa part à entretenir l'union et la concorde entre les citoyens, et ainsi à fortifier la cité. C'est pourquoi la pitié est considérée dans la cité des esclaves comme une vertu précieuse ; c'est pourquoi elle est louée et approuvée, et souvent, même récompensée, et cela est bien. Mais il ne faut pas croire que l'homme qui est atteint par la pitié soit réellement plus parfait : il est seulement moins dangereux.

Le repentir non plus n'est pas une vertu et celui qui se repent est deux fois malheureux, c'est-à-dire deux fois esclave. Car d'abord celui qui se repent a cédé à la passion ; il a été esclave une première fois lorsqu'il a agi ; et il est encore esclave lorsqu'il se repent, et il passe encore à une moindre perfection s'il se repent, puisque alors il est triste. Sans doute on comprend bien que le repentir soit considéré comme un acte de vertu dans la cité des esclaves ; en effet, plus les hommes sont sujets à regretter ce qu'ils ont fait, moins ils s'abandonneront à leurs passions, parce qu'ils craindront d'avoir ensuite à se repentir. Par le repentir, l'homme se punit lui-même ; il fait lui-même l'office de juge et de bourreau ; aucun sentiment n'est plus utile à la société que celui-là ; mais c'est en ce sens seulement qu'il peut être dit bon.

Il faut en dire autant de l'humilité. On comprend que la fausse Religion la mette au premier rang des vertus : l'homme humble est en effet plus facile à conduire et à satisfaire qu'un autre ; il se contente de peu, et se résigne aisé­ment à la pauvreté et à la souffrance. C'est pourquoi, tant que les hommes ne sont pas conduits par la Raison, il faut souhaiter qu'ils soient plutôt humbles qu'orgueilleux, et qu'ils aient une faible idée de leur puissance, de leur vertu et de leur mérites : ils seront plus faciles à récompenser. C'est pourquoi aussi s'il faut pécher, mieux vaut pécher ainsi qu’autrement. Et, à vrai dire, ceux qui sont conduits par des passions de ce genre peuvent être amenés plus facile­ment que d'autres à la vie raisonnable. Mais pourtant l'humilité n'est pas vrai­ment bonne, puisqu'elle est une tristesse. Nous dirons la même chose de la honte, qui, elle aussi, est fort propre à maintenir la concorde entre les hom­mes, puisqu'elle règle les actions de chacun d'après l'approbation et le blâme des autres, mais qui est aussi une tristesse et qui, par cela même, est mauvaise. Il faut en dire autant du mépris de soi-même, et de tous les sentiments de ce genre.

La crainte de la mort et la méditation sur la mort sont considérées comme conformes à la sagesse par les fausses religions. En effet, parmi les passions qui peuvent empêcher les hommes de nuire à leurs semblables et de violer les lois, la crainte de la mort et des châtiments qui la suivent est une des plus puissantes. Un homme qui craint la mort, un homme qui pense souvent à la mort, et qui règle toute sa vie sur cette crainte et sur cette pensée, est donc moins dangereux qu'un autre. Mais pourtant méditer sur la mort n'est point conforme à la Raison, et ce n'est point en tant que nous avons des idées claires que nous pouvons penser à la mort. La mort, étant la négation de l'existence de l'âme, ne peut être, comme idée adéquate, donnée dans l'âme puisque aucun être n'est jamais détruit que par des causes extérieures. Ce n'est donc pas en tant que l'âme est et agit qu'elle pense à la mort ; c'est, au contraire, en tant qu'elle se représente autant qu'elle le peut sa propre destruction, c'est-à-dire en tant qu'elle pâtit, qu'elle y pense. Et du reste la crainte de la mort, et même la seule pensée de la mort, ne vont point sans tristesse, et par cela seul elles sont mauvaises. L'homme raisonnable pense à la mort moins qu'à toute autre chose : c'est sur la vie qu'il médite, et non sur la mort.

D'une manière générale, on peut dire que, pour la plupart des hommes, le bien ne résulte que de ce qu'ils évitent le mal, c'est-à-dire de ce qu'un mal en détruit un autre. Et les moralistes qui cherchent ainsi le bien dans la région du mal et de l'erreur ressemblent tout à fait au médecin qui donne à son malade, comme remède, une autre maladie qui détruira l'effet de la première. Les hommes oublient d'être, tellement ils pensent à ce qui peut diminuer ou sup­primer leur être. Ils agissent comme s'ils n'avaient aucune puissance d'être, aucune existence positive, et comme si la vertu n'était autre chose que l'absen­ce du mal. De même pour le malade, vivre c'est ne pas mourir. Et il est clair que les hommes, en agissant ainsi, arrivent au même résultat, si on le consi­dère de l'extérieur, que s'ils poursuivaient directement le bien. Ils marchent vers le bien, mais en lui tournant le dos. On peut dire littéralement qu'ils s'enfuient vers le bien, et qu'ils n’arrivent, par exemple, à la justice que par crainte de l'injustice, et à la charité que par peur de la violence. Or, quelle est la valeur de ce progrès pour chacun d'eux ? Elle est nulle, et leur tristesse en est la preuve. Être conduit par la crainte, qui est une tristesse, à éviter un mal, dont la seule pensée est aussi une tristesse, ce n'est point devenir plus parfait, puisque c'est être triste. Nous ressemblons au malade qui mange sans appétit, par crainte de la mort ; sans doute, ce malade peut arriver ainsi à éviter la mort, ce qui est un résultat ; mais ce résultat est bien plus sûrement atteint par celui qui, étant en bonne santé, se réjouit de manger ; et ce dernier évite bien plus sûrement la mort que s'il désirait directement l'éviter. De même le juge qui condamne sans haine et sans colère, en pensant seulement au bien public, jugera bien mieux que celui qui s'irrite et s'attriste, et travaillera plus efficace­ment que lui à défendre la société. L'homme raisonnable doit donc rechercher directement le bien, et éviter indirectement le mal.

La seule pensée du mal est mauvaise. En effet, la connaissance du mal n'est rien de plus que la tristesse, en tant que nous en avons conscience ; s'il en était autrement, nous dirions seulement que nous pensons au mal, mais nous n'y penserions pas. Or, la tristesse est le passage à une moindre perfection ; elle ne peut donc être expliquée par la seule essence de l'homme ; elle impli­que, comme nous l'avons fait voir, la connaissance des choses extérieures. C'est dire que la connaissance du mal dépend d'idées confuses ou inadéquates, c'est-à-dire est elle-même confuse et inadéquate ; penser le mal, c'est penser mal.

C'est pourquoi le sage, lorsqu'il parlera en public, parlera le moins possible des vices et de l'esclavage de l'homme, et le plus possible, au contraire, du bien, de la liberté, de la vertu et des moyens par lesquels on peut amener les hommes à n'être plus conduits par la crainte ou par l'aversion, mais seulement par la joie. Le mal en lui-même n'est rien ; parler du mal, c'est ne parler de rien ; et tous les discours du monde sur la faiblesse et la sottise des hommes ne peuvent que les attrister ou les mettre en colère, ce qui, bien loin de les ame­ner à la vie heureuse, au contraire, les en éloigne.

On voit par tout ce qui précède que, si l'âme humaine n'avait que des idées adéquates, jamais elle ne formerait la notion du mal. Si les hommes naissaient libres, c'est-à-dire raisonnables, ils ne formeraient non plus aucun concept du bien ; car le bien et le mal sont deux contraires qui n'ont de sens que l'un par l'autre. Et c'est ce qu'exprime bien le mythe du Paradis terrestre : la déchéance des hommes est liée à ce fait qu'ils ont goûté à la connaissance du bien et du mal ; et Dieu leur avait bien annoncé que, s'ils y goûtaient, à partir de ce moment-là ils cesseraient d'aimer la vie et ne feraient plus que craindre la mort. Telle est bien l'existence que nous venons de décrire, celle des hommes qui vivent en esclavage. Et c'est l'esprit du Christ qui peut les ramener à la liberté, entendons par là l'idée de Dieu de la seule connaissance de laquelle dépendent la liberté et le bonheur de l'homme.


III. Des sentiments et des passions Spinoza - par Alain V. De la raison
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