Spinoza - par Alain/De la raison

De Spinoza et Nous.
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par Alain

V. De la raison


Spinoza par Alain

Préface

La vie et les œuvres de Spinoza

Conclusion

Table analytique des matières et des références

La vie et les œuvres de Spinoza
La philosophie de Spinoza

Mémento bibliographique

Ainsi vont les choses dans la cité de crainte et de tristesse. Et tous ceux qui réfléchissent veulent sincèrement sortir de là ; tous savent et comprennent qu'aucun bien réel ne peut résulter de la rencontre de plusieurs maux, ni aucun bonheur réel de la lutte entre le désir et la crainte. En vain nous cherchons à faire, d'une réunion d'esclaves, une cité libre. En vain nous cherchons à vaincre une opinion par une autre. C'est comme si nous prétendions combattre l'erreur par l'erreur. Tant que nous nous contentons de penser d'après les modi­fications du corps, tant que nous sommes conduits par l'imagination, nous ne gagnons rien à remplacer quelque imagination plus nuisible par quel­que autre qui le soit moins ; jamais, dans cette région des idées confuses, nous ne trouverons quelque chose qui ressemble au vrai. Le jeu de nos passions est tout à fait indépendant de la fausseté ou de la vérité des connaissances. Par exemple, une crainte fausse peut bien être supprimée par une nouvelle vraie que nous apprenons ; mais une crainte légitime peut aussi bien être détruite par une nouvelle fausse. Tant que nous travaillons à combattre un mal par un autre, nous considérons le vrai comme indifférent ; nous ignorons, nous oublions notre être pour nous occuper uniquement de ce qui n'est pas nous ; nous ne pensons qu'aux différentes manières de n'être pas nous choisissons entre une mort et une autre.

Aussi beaucoup d'hommes pensent se faire libres en s'affirmant libres, en allant contre leur propre intérêt, en s'insurgeant contre la crainte, en renonçant à tout ce que le vulgaire appelle des biens, en vivant pour autre chose que pour eux-mêmes, pour un Dieu, ou pour une idée. Et le triomphe de la liberté humaine leur paraît être d'accepter volontairement la mort, ou même d'aller au-devant d'elle par le suicide.

En réalité, ceux qui pensent ainsi sont tout aussi esclaves que les autres. D'abord il ne suffit pas de nier la puissance des passions pour s'en affranchir ; il ne suffit pas d'invoquer contre elles quelque idée supérieure qui les mettra en fuite comme le jour chasse les ténèbres. Nul ne peut faire que l'homme n'ait pas de passions, parce que nul ne peut faire que l'homme ne soit pas une partie de la nature. Le vrai fait apparaître l'erreur, il la dénonce, mais il ne la détruit pas. Ce qu'il y a de positif dans l'idée fausse ne peut être supprimé par la présence du vrai, car toute idée rapportée à Dieu est vraie, et l'idée vraie ne peut être détruite par l'idée vraie. Or, comme il y a une vérité de l'erreur, il y a une vérité des passions. L'homme n'est qu'une partie de la nature ; par suite, il imagine nécessairement et est nécessairement sujet à la crainte et à l'espé­rance. Par exemple, nous imaginons que le soleil est à deux cents pas, en quoi nous nous trompons. Lorsque nous connaissons par le raisonnement la dis­tance vraie du soleil, nous reconnaissons que nous nous trompons en l'imagi­nant à deux cents pas, et en ce sens on peut dire que nous ne sommes plus dans l'erreur; mais nous n'en continuons pas moins à avoir cette idée du soleil à deux cents pas, d'après l'action du soleil sur notre corps, parce que nous ne pouvons pas faire que nous n'ayons point de corps et que le soleil n'agisse pas sur notre corps. Le plus grand savant du monde n'arrive pas à voir le soleil là où il sait pourtant que le soleil est ; de même le plus grand savant du monde n'arrivera pas à ne plus voir dans un miroir les images des objets, quoiqu'il sache très bien que ces images sont trompeuses. Le monde de l'imagination est donc hors de l'atteinte du vrai ; la passion s'y développe et y produit ses effets selon des lois nécessaires ; il y a en Dieu une vérité de l'erreur et une vérité des passions.

De plus, il est facile de montrer que ceux qui prétendent oublier leur inté­rêt et leur être, et se sacrifier à quelque autre chose, sont, plus encore que les autres, dominés par les causes extérieures. L'effort par lequel un être quel­conque persévère dans son être est défini par la seule essence de cet être ; il existe par lui-même, et son existence positive n'est que la manifestation de sa nature individuelle. Tout ce qui est hors de lui, tout ce qui est autre que lui ne peut qu'exclure ou limiter son être. Par suite, dans la mesure où les actions d'un être s'expliquent par quelque chose d'extérieur à lui, cet être pâtit ; des actions de ce genre ne peuvent donc, sans contradiction être attribuées à lui il n'en est pas la cause adéquate, il n'en est que la cause partielle. Et plus il s'oubliera lui-même, plus il sera déterminé à agir par les événements, moins il aura de puissance, moins il s'affranchira.

Nul ne néglige de conserver son être, à moins d'être vaincu par des causes extérieures et contraires à sa nature. C'est toujours forcé par des causes exté­rieures qu'un homme repousse les aliments ou se donne la mort. Un homme qui se donne la mort parce qu'un autre le force, en lui tordant la main, à se percer avec sa propre épée, ne se tue point réellement, il est tué. Or, il en est de même pour Sénèque qui reçoit du tyran l'ordre de s'ouvrir les veines, et obéit afin d'éviter, par un mal moindre, un mal plus grand. Il en est de même encore pour celui qui, par l'effet de causes extérieures qu'il ignore, est modifié à ce point que son corps revêt une nature nouvelle, contraire à l'ancienne, et dont l'idée ne peut être donnée dans l'âme : un tel état n'est pas autre chose que la fin de l'existence du corps dont l'âme était l'âme, et, par suite aussi, la fin de l'existence de l'âme ; et il importe peu alors que l'homme se tue ou qu'il se laisse mourir : les causes de sa mort sont les mêmes dans les deux cas. Quant à supposer que l'homme, par la nécessité de sa nature, s'efforce de ne pas exister ou de revêtir une autre nature, cela est aussi absurde que de prétendre que de rien il peut résulter quelque chose.

Il est donc impossible à l'individu de mutiler sa propre nature, et de trouver quelque raison de vivre extérieure à sa propre nature ; car la raison de vivre et la volonté de vivre ne sont pas autre chose dans un être que son essence même, en tant qu'elle exclut d'elle-même tout ce qui la nie. En vain nous cherchons à désirer quelque chose qui nous soit extérieur, et que nous appelons le bonheur, le bien ou la vertu : nul ne désire être heureux, bien agir, vivre selon la vertu qui ne désire en même temps être, agir et vivre, c'est-à-dire exister en acte. Avant de désirer quoi que ce soit, je désire être. Tout désir qui n'enferme point celui-là ne vient point de moi ; il est un faux désir ; il m'est imposé par les choses extérieures. L'effort pour se conserver est donc le premier et l'unique fondement de la vertu. Vertu c'est puissance; et l'homme n'a point de puissance hors de sa nature individuelle ; toute sa puissance est définie par son essence individuelle, c'est-à-dire par son effort pour persévérer dans l'être. Donc, plus un être s'efforce de chercher ce qui lui est utile, c'est-à-dire de conserver son être, plus il a de vertu et au contraire un homme est esclave dans la mesure où il néglige de chercher ce qui lui est utile, c'est-à-dire de conserver son être.

Il faut partir de là pour fonder l'existence raisonnable et libre, au lieu de commencer par vouloir détruire toute la puissance réelle de l'homme. Et c'est pourquoi il ne faut pas chercher à supprimer toute cette vie passionnelle qui résulte de notre effort pour persévérer dans l'être ; la détruire, c'est détruire le corps, c'est supprimer par conséquent l'existence de l'âme ; c'est vouloir une vertu, qui ne soit la vertu de personne ; c'est supposer que la perfection con­siste à abandonner son être et à en prendre un autre ; et cela n'est pas plus raisonnable que si l'on disait que ce serait un bien pour un cheval de devenir un lion ; car pour un cheval il ne peut y avoir d'autre bien que d'être cheval le mieux possible, et pour tel cheval il ne peut y avoir d'autre bien que d'être tel cheval le mieux possible. Il ne faut point essayer de remplacer la vie passion­nelle par la vie raisonnable ; il faut superposer la vie raisonnable à la vie passionnelle.

Disons donc que la vertu consiste uniquement à agir d'après les lois de sa propre nature, c'est-à-dire à faire des actions qui soient explicables par elle ; que la vertu ne diffère pas de l'effort par lequel on persévère dans l'être, et que le bonheur consiste à pouvoir conserver son être ; que, par suite, la vertu doit être recherchée pour elle-même, et qu'il n'y a rien au monde qui soit plus utile qu'elle, et à cause de quoi nous devions la rechercher. Disons enfin que rien au monde ne peut limiter légitimement le droit naturel d'un être quelconque ; un être a naturellement juste autant de droit qu'il a de puissance ; tout ce qu'il fait est donc juste et bon, et tout ce pourquoi son action ou sa puissance sont dimi­nués est mauvais pour lui ; le bien, pour lui, c'est d'être et d'agir le plus pos­sible, le mal, c'est d'agir moins et d'être moins.

C'est pourquoi, de même que nous avons dit que la tristesse est toujours un mal, puisqu'elle est le signe certain de notre passage à une moindre perfection et qu'au fond elle n'est pas séparable, sinon par le discours, de ce passage, de même, nous dirons que la joie est toujours un bien, parce qu'elle est le signe certain de notre passage à une plus grande perfection. Nous le dirons, d'abord parce que notre joie nous indique que notre corps existe mieux et a une plus grande puissance d'agir ou, si l'on veut, de vivre, et qu'à l'existence de notre corps est liée l'existence de notre âme. Nous le dirons aussi parce que la perfection, de notre corps, et sa puissance d'agir comme aussi d'être modifié, est liée à la perfection de notre âme. Supposons, quoique cela soit à peine concevable, une âme sans un corps : elle serait réduite à une monotone con­templation d'elle-même, et ne serait conduite à se représenter l'essence d'aucu­ne chose particulière. Donc, tout ce qui augmente la puissance d'agir de notre corps, tout ce qui le rend capable de plus d'actions et de plus de modifica­tions, tout cela est conforme à la Raison.

Mais toutefois il importe de distinguer, parmi les joies, celles qui sont rapportées à une partie déterminée du corps, et que l'on appelle les plaisirs, et celle qui est rapportée au corps tout entier, que l'on appelle la gaieté. Le plaisir n'a rien par lui-même de mauvais ; mais il est le signe de la puissance d'agir d'une partie déterminée du corps à l'exclusion des autres, et en ce sens il peut être dit mauvais ; car l'existence du corps comme individu suppose la puis­sance d'agir de toutes ses parties ensemble et non pas de quelques-unes seulement. Nous nous défierons donc des plaisirs qui ont leur siège dans une partie déterminée du corps, et nous aurons au contraire une pleine confiance dans la gaieté, qui est, peut-on dire, la joie du corps tout entier.

Un tel plaisir ne peut avoir d'excès, il nous assure que nous passons à une plus grande perfection: “ Assurément une triste et farouche superstition peut seule nous défendre de nous réjouir, car pourquoi conviendrait-il plutôt de chasser la faim et la soif que de chasser la mélancolie ? Telle est la manière de vivre que j’ai adoptée. Une divinité hostile pourrait seule se réjouir de ma faiblesse et de ma souffrance, et faire honneur à la vertu de mes larmes, de mes sanglots, de mes craintes, et de toutes les choses de ce genre, qui sont la marque d'une âme faible. Au contraire, par cela seul que nous éprouvons plus de joie, nous passons nécessairement à une plus grande perfection, et nous participons davantage de la nature divine. C'est pourquoi il convient que le sage use des choses et en tire de la joie autant que cela se peut (non pas certes jusqu'au dégoût, car le dégoût n'est pas de la joie). Il convient, dis-je, que le sage mange et boive avec modération et avec plaisir, qu'il jouisse des parfums, de la beauté des plantes, des ornements, de la musique, des jeux, du théâtre, et, en un mot, de tout ce dont on peut user sans faire tort aux autres. Car le corps humain est composé de beaucoup de parties de nature diverse qui ont continuellement besoin d'un aliment nouveau et varié, afin que tout le corps soit également apte à faire tout ce qui peut suivre de sa nature, et que, par conséquent, l'âme soit, elle aussi, également apte à comprendre à la fois plus de choses. ”

Mais pourtant avoir un corps, et s'occuper de conserver l'être du corps, cela ne constitue pas toute l'activité dont l'âme est capable, ni même sa vraie activité, Sans doute il faut d'abord être, et pour être, vivre, et nul ne peut vivre sans dépendre des événements. Mais, dans cette vie une fois donnée, il y a place pour quelque action réelle de l'âme, qui nous permet d'étendre notre perfection et notre bonheur bien au delà de notre santé. Qu'est-ce qu'agir réellement ? L'âme, avons-nous dit, agit en tant qu’elle a des idées adéquates, et pâtit en tant qu'elle a des idées inadéquates. Or il n'y a pas dans l'âme autre chose que des idées. Donc toutes les actions de l'âme résultent des seules idées adéquates ; toutes les passions de l'âme résultent des seules idées inadéquates. Or sommes-nous condamnés à rester dans la région des événements, de l'imagination et des idées inadéquates ? Non. Nous sommes capables de con­cevoir clairement et distinctement des essences, et de déduire de ces idées adéquates d'autres idées adéquates. Par exemple, je puis concevoir un triangle en le formant au moyen de trois droites qui se coupent deux à deux, et déduire de là certaines propriétés nécessaires du triangle ; je puis concevoir une sphère comme engendrée par la rotation d'un demi-cercle, et déduire de là certaines propriétés de la sphère ; cette connaissance est celle que nous avons appelée connaissance du deuxième, genre, ou raison. Et, comme de telles déductions ne dépendent d'aucun événement, comme elles n'attendent point, pour être vraies, qu'un triangle ou une sphère soient connus par nous comme existant actuellement, elles ne dépendent point des modifications du corps qui enfer­ment la présence des objets, elles s'expliquent par la seule nature de notre âme, elles sont au sens plein du mot, des actions.

Or, lorsque l'âme se conçoit elle-même, et conçoit sa puissance d'agir, elle se réjouit nécessairement ; et, d'autre part, l'âme se contemple nécessairement elle-même lorsqu'elle conçoit une idée adéquate, c'est-à-dire une idée vraie. Donc l'âme se réjouit dans la mesure où elle conçoit des idées adéquates, puisque alors elle agit réellement, et qu'elle sait qu'elle agit. Disons donc que la connaissance du deuxième genre ou la Raison est une source de joie. La Raison se superpose à la vie passionnelle ; mais elle ne se développe point à part ; elle est sentiment, elle est joie ; par là elle modifie tout notre être, et elle le modifie d'autant plus que le sentiment qui accompagne l'exercice de la Raison est toujours joie et jamais tristesse, toujours désir et jamais aversion. La tristesse ne peut, en effet, résulter que de ce que l'âme pâtit, de ce que l'âme dépend des causes extérieures ; elle ne peut donc jamais résulter pour l'âme de l'exercice de la Raison.

Aussi ce qui nous est véritablement utile, ce qui nous est utile par-dessus tout, c'est d'user de notre Raison. La véritable vertu, c'est la puissance même ; elle consiste à être le plus possible et à agir le plus possible. Et comme nous n'agissons réellement qu'en tant que nous avons des idées adéquates, notre véritable vertu et notre véritable intérêt est à user le plus possible de notre Raison. Agir conformément à la vertu, c'est donc agir conformément à la Raison ; c'est agir d'après les lois de sa nature propre ; c'est faire des actes dont on est la cause suffisante ou adéquate. La Raison ne peut donc nous conduire à autre chose qu'à comprendre, et c'est dans l'acte de comprendre que se réalise le mieux et le plus complètement notre effort pour persévérer dans l'être. “ Nous ne connaissons rien avec certitude comme bon et mauvais que ce qui nous conduit certainement à comprendre, et ce qui peut nous empêcher de comprendre. ” Hors des idées adéquates nous ne sommes sûrs de rien, et les idées adéquates excluent tout autre désir que celui de comprendre.

Mais une connaissance adéquate n'est possible que par l'idée de Dieu, car tout est en Dieu et est conçu par lui. Il suit de là que “ le souverain bien de l'âme est la connaissance de Dieu, et la suprême vertu de l'âme est de con­naître Dieu ”. Sans doute, la connaissance du deuxième genre ou Raison n'est encore que la connaissance des essences déduites les unes des autres, d'après la connaissance de la nature d'un attribut de Dieu, l'étendue. Ce n'en est pas moins par la connaissance de Dieu, et non pas par la connaissance confuse des événements, que nous pouvons être sauvés de l'ignorance et du malheur. Et cela ne veut point dire que, par le seul fait que nous contemplons des essences comme le cercle, la sphère, le cône, et que nous en étudions les propriétés nécessaires, nous cessions d'avoir des idées confuses et d'être sujets à la douleur et à la crainte : il faudrait pour cela que nous n'eussions plus de corps, et alors notre âme ne pourrait plus être dite exister. Cela veut dire qu'une partie de notre existence est consacrée à des pensées qui ne dépendent point des événements, et qui sont pour nous une source certaine de joie, parce qu'elles sont réellement des actions : d'où il suit que, par la connaissance du deuxième genre ou Raison, nous sommes, toutes choses égales, certainement plus puissants et plus heureux que si nous étions réduits à la connaissance des événements.

Mais la puissance de la Raison s'étend encore plus loin, jusque dans le domaine des idées confuses et des passions, et, si elle ne peut nous en affran­chir complètement, du moins elle ne peut faire que nous en soyons moins les esclaves. L'homme raisonnable se distingue bien moins des autres par sa manière de vivre et par ses actes que par sa disposition intérieure. Les mêmes actes que les autres font sous l'empire de la crainte et de la pitié, l'homme raisonnable peut, lui aussi, les faire sans cesser d'être raisonnable, car nous pouvons être déterminés par la raison à faire toutes les actions auxquelles nous sommes poussés par une passion. En effet, en tant qu'une passion est passion, elle ne nous fait jamais agir ; au contraire, elle diminue notre puissance d'agir. Donc, en tant qu'une passion nous fait agir, elle est conforme à la Raison et la Raison peut la remplacer. L'homme raisonnable n'a donc pas à craindre, en suivant la Raison, de mutiler sa propre nature. Tout ce dont la Raison le détourne n'est point action, mais passion, et toutes les fois qu'une action résulte vraiment de la nature d'un homme même conduit par la passion, et non pas des circonstances, on peut être sûr qu'il serait encore conduit à la faire s'il était raisonnable. Ainsi l'homme passionné tantôt combat et s'expose au péril dans une guerre, et tantôt s'enfuit, suivant qu'il est poussé par la crainte ou par une audace aveugle. Or l'homme raisonnable est capable, lui aussi, par raison, tantôt de fuir, tantôt de combattre ; et ces deux actions opposées, qui mani­festent l'esclavage de l'homme passionné, manifestent également toutes deux la puissance et la vertu de l'homme raisonnable ; il est, en effet, aussi difficile de triompher de l'audace que de triompher de la crainte. Tandis que dans l'homme passionné l'une de ces deux passions peut être vaincue par l'autre, chez l'homme raisonnable elles sont, tour à tour, toutes deux vaincues par la Raison. L'homme raisonnable saura donc s'exposer au danger, sans être con­duit par une aveugle audace, et se mettre à l'abri sans être conduit par la crainte. De même, il saura punir sans être conduit par la crainte, et, ce que les hommes passionnés font sous l'empire de la colère ou de la peur, il le fera, lui, par amour pour la paix publique.

Mais il y a plus ; l'homme raisonnable l'emportera sur l'homme passionné lorsqu'il s'agira de choisir de deux maux le moindre et de deux biens le plus grand, c'est-à-dire lorsqu'il s'agira non plus de former des idées adéquates, mais de vivre au milieu des événements. En effet, celui qui conçoit les choses conformément à la raison est tout autant ému par l'idée d'une chose future ou passée que par l'idée d'une chose présente ; car tout ce que l'âme conçoit conformément à la raison, elle le conçoit comme nécessaire, c'est-à-dire com­me éternel hors du temps ; c'est pourquoi l'idée que l'homme raisonnable se fait d'une chose est la même, que cette chose soit présente, passée ou à venir. Il résulte de là que seul l’homme raisonnable est capable de comparer un bien présent et un bien à venir, un mal présent et un mal à venir ; ainsi il est plus capable qu'un autre de se diriger dans la vie. L'homme ignorant, au contraire, est bien plus ému par un événement présent que par un événement qu'il imagine comme lié à un temps à venir, et ainsi, agissant toujours bien plutôt d'après le présent que d'après l'avenir, il est perpétuellement puni de son imprudence.

La prudence chez l'homme raisonnable, alors même qu'elle le conduit à agir comme agirait un homme passionné, ne le rend donc pas esclave. Ce que les autres hommes font parce que les événements les y poussent, il le fait, lui, parce qu'il le veut, et il le veut dans la mesure où il use de sa Raison, dans la mesure où il forme des idées adéquates. Il faut bien considérer, en effet, que la puissance d'agir de l'âme se définit par les seules idées adéquates, et non pas du tout par telles ou telles actions du corps. Une passion ne se définit donc point par de certains actes, mais par les idées confuses qui accompagnent les actes. “ Un sentiment qui est une passion cesse d'être une passion lorsque nous en formons une idée claire et distincte. ” Et sans doute nous ne pouvons comprendre complètement une passion : notre joie et notre tristesse, en tant qu'elles sont liées à l'état de l'Univers en même temps qu'à la santé de notre corps, ne peuvent être absolument comprises ; mais tout ce que nous y ajou­tons pour en faire l'Amour et la Haine, l'Espérance et la Crainte, toutes ces idées confuses par lesquelles nous grossissons la tristesse et la joie jusqu'à remplir d'elles toute notre âme, nous pouvons en former des idées claires et distinctes. C'est ce que nous avons fait en traitant des passions; et c'est ce que chacun peut faire à propos d'une passion particulière. Ajoutons à cela que la Raison, qui nous fait concevoir toutes choses comme nécessaires, diminue par là même et nécessairement l'amour et la haine dont les choses extérieures sont l'occasion ; nous aimons et nous haïssons en effet beaucoup plus une chose que nous supposons libre qu'une chose que nous concevons comme néces­saire ; et c'est ainsi que la puissance des idées claires, sans pouvoir détruire les passions, peut du moins sauver des passions tout ce qui, en elles, vient de nous, c'est-à-dire tout ce qui est vraiment action. Toute idée claire que nous formons diminue notre esclavage et augmente notre liberté.

Et il faut se garder par-dessus tout de croire que l'homme qui vit selon la Raison est inutile aux autres, qu'il ne peut former société avec eux, et qu'il vit à l'écart de la cité. L'homme raisonnable est conduit, au contraire, en suivant sa propre nature, en cherchant sa propre utilité, à fonder et à conserver une cité dans laquelle tout se passera comme dans la cité des esclaves, avec cette différence que, ce que les autres font avec tristesse et par crainte, il le fera, lui, sans crainte et avec joie.

Aucune chose ne peut être mauvaise pour nous par ce qu'elle a de commun avec notre nature. En effet, si une chose pouvait nous nuire par ce qu'elle a de commun avec nous, ce qu'elle a de commun avec nous nuirait en nous à lui-même, ce qui est absurde. De plus, par ce qu'elle a de commun avec nous, une chose est nécessairement bonne pour nous. En effet, elle ne peut être mau­vaise. Posons qu'elle est indifférente ; c'est donc qu'il ne résulte rien de la nature de cette chose qui soit utile ou nuisible à notre conservation, ni, par suite, à sa propre conservation, puisque nous considérons ce qui est commun à la chose et à nous ; or cela est impossible, car tout ce qui compose l'essence d'une chose contribue à la conserver. Donc toute chose, par ce qu'elle a de commun avec nous, est nécessairement bonne pour nous. Or, les hommes, en tant qu'ils ont des passions, peuvent bien être considérés comme différents les uns des autres et contraires les uns aux autres ; mais, en tant qu'ils vivent selon la raison, ils ont nécessairement une nature commune, puisque par la raison ils conçoivent tous nécessairement le même bien et le même mal, autrement dit le vrai bien et le vrai mal, puisqu'ils conçoivent tous nécessairement, en tant qu'ils sont raisonnables, la même vérité éternelle et le même Dieu. Il y a donc une nature humaine réellement commune à tous les hommes, et qui est la Raison même. Et c'est pourquoi il n'y a rien au monde qui soit aussi utile à un homme raisonnable qu'un homme raisonnable. Par suite, plus les hommes chercheront réellement ce qui leur est utile, c'est-à-dire, ainsi qu'on l'a montré, plus ils seront raisonnables, et plus ils seront utiles les uns aux autres. Donc, plus les hommes seront raisonnables, et plus la cité, qui est fondée sur l'utilité qu'un homme peut tirer d'un autre homme, sera prospère et durable.

Enfin, ce qui est le souverain bien pour les hommes raisonnables est com­mun à tous et peut faire en même temps la joie de tous. Les hommes ignorants, même lorsqu'ils sont unis les uns aux autres par la crainte, sont toujours divisés par la convoitise ; cela vient de ce qu'ils sont portés de tout leur désir vers des choses matérielles que nul ne peut posséder sans en priver les autres. L'homme raisonnable, au contraire, en tant qu'il est raisonnable, ne désire rien autre chose que comprendre, et le souverain bien, pour lui, c'est de connaître Dieu ; or tous les hommes peuvent en même temps connaître Dieu. Seule parmi tous les biens, la vérité peut être toute à tous. Bien plus, l'homme raisonnable désire aussi pour les autres hommes le souverain bien qu'il désire pour lui. En effet, rien n'est plus utile à un homme raisonnable qu'un homme raisonnable. Tout homme raisonnable s'efforcera donc nécessairement de faire que les autres hommes soient raisonnables. Ainsi, de quelque façon qu'on la considère, la raison ne peut jamais diviser les hommes, mais au contraire elle les unit. Partout où il y a un homme raisonnable, là est déjà le germe de la cité heureuse.

Que si l'homme raisonnable se heurte à la haine, à la colère, au mépris, il ne sera point porté à rendre le mal pour le mal ; au contraire, il s'efforcera autant que possible de vaincre la haine et les injures par l'amour. En effet, la haine, étant tristesse, est toujours mauvaise et c'est pourquoi l'homme raison­nable s'efforcera de ne pas éprouver la haine. Mais comme il veut que les autres soient aussi raisonnables, il s'efforcera de faire que les autres n'éprou­vent point la haine, et, pour y parvenir, il les aimera. Et tandis que “ celui qui veut répondre aux injures par la haine vit dans la tristesse et le chagrin, celui qui veut vaincre la haine par l'amour combat joyeusement et sans crainte. Il triomphe aussi bien d'un grand nombre d'ennemis que d'un seul, et n'a point du tout besoin du secours de la fortune. Ceux qu'il parvient à vaincre sont joyeux d'être vaincus ; et, vaincus, ils ne sont pas moins forts ; au contraire, ils sont plus forts ”.

Pour des raisons du même genre, l'homme raisonnable agit toujours de bonne foi, et il est incapable de perfidie. Il est certain que les hommes qui sont conduits par leurs passions arrivent à une espèce de sincérité et de bonne foi parce qu'ils y sont forcés par des causes extérieures, parce que sans la bonne foi la société ne pourrait durer, et que, sans la société, eux-mêmes ne pour­raient pas vivre. Ils sont donc conduits à la bonne foi par la peur, c'est-à-dire par ce que l'on appelle communément leur intérêt. Seulement cette bonne foi ne vient pas d'eux ; elle n'est pas explicable par leur seule nature ; les événe­ments la leur imposent ; ils sont aussi esclaves lorsqu'ils tiennent leurs promesses que lorsqu'ils les violent ; et de plus on peut toujours imaginer une circonstance dans laquelle ils auront intérêt à être perfides et à trahir leurs concitoyens, par exemple, lorsqu'une mort immédiate les menacera. L'homme raisonnable, lui, agit toujours de bonne foi, et pour de tout autres raisons. Supposons qu'un homme raisonnable soit conduit par la raison à quelque per­fidie ; la perfidie serait alors une vertu, et tout homme devrait, pour conserver réellement son être, être perfide ; d'où il suivrait que les hommes ne s'accor­deraient les uns avec les autres qu'en paroles, et qu'en réalité les hommes seraient contraires les uns aux autres ; la société serait un mensonge et non une vérité. Or la société est une vérité : au point de vue de la raison, rien n'est plus utile à l'homme que l'homme. L'homme raisonnable, s'il était conduit par la Raison à quelque perfidie, serait donc conduit par la Raison à nier ce que la Raison le conduit à affirmer, ce qui est absurde. Donc, par la seule puissance de sa définition complète, par la seule force qui exclut de son essence toute contradiction, l'homme raisonnable est conduit à agir toujours de bonne foi. Et quand même il pourrait, par un acte de perfidie, échapper à une mort immi­nente, la Raison ne le conduirait pas à être perfide. Car le fait que la mort est présente ne peut empêcher une contradiction d'être une contradiction, ni faire que l'être raisonnable puisse nier et affirmer en même temps la même chose.

En résumé, ce que les ignorants font par peur, obéir aux lois et veiller au salut commun, l'homme raisonnable le fait par raison. Les mêmes actes qui sont imposés aux autres par des causes extérieures, c’est-à-dire par la crainte ou par l'espoir, sont, chez l'homme raisonnable, le résultat de sa nature. Les autres, en tant qu'ils font ces actes, pâtissent ; lui, en tant qu'il les fait, il agit. Par les lois mêmes de sa nature, et quelles que soient les circonstances, l'homme raisonnable contribue à fonder la cité et à la maintenir. Son amour de la cité vient réellement de lui, et non du malheur des temps. Par lui la cité des esclaves devient, tout en restant la même, la cité des hommes libres. Ce que peuvent faire deux haines, en se rencontrant et en se limitant l'une l'autre, deux hommes libres, en développant librement toute leur nature, le font bien mieux et bien plus sûrement. La plus parfaite liberté fait plus pour la paix que le plus rigoureux esclavage. L'intérêt général, pour des hommes passionnés, n'est, à dire vrai, qu'une abstraction ; il est fait d'intérêts particuliers qui ne sont unis que parce qu'ils sont contraires les uns aux autres, qui s'appuient les uns sur les autres comme des pierres dans un édifice. Il n'y a réellement d'intérêt commun que pour les hommes raisonnables, parce que la raison leur est réellement commune, parce qu'ils ont tous en eux le même Dieu. Eux seuls peuvent, tout en obéissant aux lois, développer librement toute leur nature. Eux seuls ne sont point diminués ni mutilés par la vie en commun. Pour les autres, l'union fait la force ; pour eux seuls, l'union fait la joie. “ L'homme qui est conduit par la raison est plus libre dans la cité, où il obéit aux lois, que dans un désert, où il n'obéirait qu'à lui-même. ”


IV. De l'esclavage de l'homme Spinoza - par Alain VI. De la liberté et de la béatitude
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