Traité théologico-politique/Chapitre XVI

De Spinoza et Nous.
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Baruch Spinoza

Chapitre XVI


Du fondement de l'État ;
du droit naturel et civil de chacun,

- et du droit du souverain.



Tractatus theologico-politicus

PraefatioCaput IIIIIIIVV
VIVIIVIIIIXX
XIXIIXIIIXIVXV
XVIXVIIXVIIIXIXXX

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Jusqu’ici nous avons pris soin de séparer la philosophie de la théologie, et de montrer la liberté que celle-ci laisse à chacun. Il est donc temps de rechercher jusqu’où s’étend dans un État bien réglé cette liberté de penser et de dire ce qu’on pense. Pour examiner cette question avec méthode, nous rechercherons les fondements de l’État ; mais examinons d’abord le droit naturel de chacun, sans nous occuper encore de l’État et de la religion.

Par droit naturel et institution de la nature, nous n’entendons pas autre chose que les lois de la nature de chaque individu, selon lesquelles nous concevons que chacun d’eux est déterminé naturellement à exister et à agir d’une manière déterminée. Ainsi, par exemple, les poissons sont naturellement faits pour nager ; les plus grands d’entre eux sont faits pour manger les petits ; et conséquemment, en vertu du droit naturel, tous les poissons jouissent de l’eau et les plus grands mangent les petits. Car il est certain que la nature, considérée d’un point de vue général, a un droit souverain sur tout ce qui est en sa puissance, c’est-à-dire que le droit de la nature s’étend jusqu’où s’étend sa puissance. La puissance de la nature, c’est, en effet, la puissance même de Dieu, qui possède un droit souverain sur toutes choses ; mais comme la puissance universelle de toute la nature n’est autre chose que la puissance de tous les individus réunis, il en résulte que chaque individu a un droit sur tout ce qu’il peut embrasser, ou, en d’autres termes, que le droit de chacun s’étend jusqu’où s’étend sa puissance. Et comme c’est une loi générale de la nature que chaque chose s’efforce de se conserver en son état autant qu’il est en elle, et cela en ne tenant compte que d’elle-même et en n’ayant égard qu’à sa propre conservation, il s’ensuit que chaque individu a le droit absolu de se conserver, c’est-à-dire de vivre et d’agir selon qu’il y est déterminé par sa nature. Et ici nous ne reconnaissons aucune différence entre les hommes et les autres individus de la nature, ni entre les hommes doués de raison et ceux qui en sont privés, ni entre les extravagants, les fous et les gens sensés. Car tout ce qu’un être fait d’après les lois de sa nature, il le fait à bon droit, puisqu’il agit comme il est déterminé à agir par sa nature, et qu’il ne peut agir autrement. C’est pourquoi, tant que les hommes ne sont censés vivre que sous l’empire de la nature, celui qui ne connaît pas encore la raison, ou qui n’a pas encore contracté l’habitude de la vertu, qui vit d’après les seules lois de son appétit, a aussi bon droit que celui qui règle sa vie sur les lois de la raison ; en d’autres termes, de même que le sage a le droit absolu de faire tout ce que la raison lui dicte ou le droit de vivre d’après les lois de la raison, de même aussi l’ignorant et l’insensé ont droit de faire tout ce que l’appétit leur conseille, ou le droit de vivre d’après les lois de l’appétit. C’est aussi ce qui résulte de l’enseignement de Paul, qui ne reconnaît aucun péché avant la loi, c’est-à-dire pour tout le temps où les hommes sont censés vivre sous l’empire de la nature. (Rom., chap. VII, vers. 7.)

Ainsi ce n’est pas la saine raison qui détermine pour chacun le droit naturel, mais le degré de sa puissance et la force de ses appétits. Tous les hommes, en effet, ne sont pas déterminés par la nature à agir selon les règles et les lois de la raison ; tous, au contraire, naissent dans l’ignorance de toutes choses, et, quelque bonne éducation qu’ils aient reçue, ils passent une grande partie de leur vie avant de pouvoir connaître la vraie manière de vivre et acquérir l’habitude de la vertu. Ils sont cependant obligés de vivre et de se conserver autant qu’il est en eux, et cela en se conformant aux seuls instincts de l’appétit, puisque la nature ne leur a pas donné d’autre guide, qu’elle leur a refusé le moyen de vivre d’après la saine raison, et que conséquemment ils ne sont pas plus obligés de vivre suivant les lois du bon sens qu’un chat selon les lois de la nature du lion. Ainsi, quiconque est censé vivre sous le seul empire de la nature a le droit absolu de convoiter ce qu’il juge utile, qu’il soit porté à ce désir par la saine raison ou par la violence des passions ; il a le droit de se l’approprier de toutes manières, soit par force, soit par ruse, soit par prières, soit par tous les moyens qu’il jugera les plus faciles, et conséquemment de tenir pour ennemi celui qui veut l’empêcher de satisfaire ses désirs.

II suit de tout cela que le droit de la nature sous lequel naissent tous les hommes, et sous lequel ils vivent la plupart, ne leur défend que ce qu’aucun d’eux ne convoite et ce qui échappe à leur pouvoir ; il n’interdit ni querelles, ni haines, ni ruses, ni colère, ni rien absolument de ce que l’appétit conseille. Et cela n’est pas surprenant ; car la nature n’est pas renfermée dans les bornes de la raison humaine, qui n’a en vue que le véritable intérêt et la conservation des hommes ; mais elle est subordonnée à une infinité d’autres lois qui embrassent l’ordre éternel de tout le monde, dont l’homme n’est qu’une fort petite partie. C’est par la nécessité seule de la nature que tous les individus sont déterminés d’une certaine manière à l’action et à l’existence. Donc tout ce qui nous semble, dans la nature, ridicule, absurde ou mauvais, vient de ce que nous ne connaissons les choses qu’en partie, et que nous ignorons pour la plupart l’ordre et les liaisons de la nature entière ; nous voudrions faire tout fléchir sous les lois de notre raison, et pourtant ce que la raison dit être un mal n’est pas un mal par rapport à l’ordre et aux lois de la nature universelle, mais seulement par rapport aux lois de notre seule nature.

Cependant personne ne peut douter qu’il ne soit extrêmement utile aux hommes de vivre selon les lois et les prescriptions de la raison, lesquelles, comme nous l’avons dit, n’ont d’autre objet que la véritable utilité des hommes. D’ailleurs il n’est personne qui ne désire vivre en sécurité et à l’abri de la crainte, autant qu’il est possible ; or cette situation est impossible tant que chacun peut tout faire à son gré, et qu’il n’accorde pas plus d’empire à la raison qu’à la haine et à la colère ; car chacun vit avec anxiété au sein des inimitiés, des haines, des ruses et des fureurs de ses semblables, et fait tous ses efforts pour les éviter. Que si nous remarquons ensuite que les hommes privés de secours mutuels et ne cultivant pas la raison mènent nécessairement une vie très-malheureuse, comme nous l’avons prouvé dans le chapitre V, nous verrons clairement que, pour mener une vie heureuse et remplie de sécurité, les hommes ont dû s’entendre mutuellement et faire en sorte de posséder en commun ce droit sur toutes choses que chacun avait reçu de la nature ; ils ont dû renoncer à suivre la violence de leurs appétits individuels, et se conformer de préférence à la volonté et au pouvoir de tous les hommes réunis. Ils auraient vainement essayé ce nouveau genre de vie, s’ils n’étaient obstinés à suivre les seuls instincts de l’appétit (car chacun est entraîné diversement par les lois de l’appétit) ; ils ont donc dû par conséquent convenir ensemble de ne prendre conseil que de la raison (à laquelle personne n’ose ouvertement résister, pour ne pas sembler insensé), de dompter l’appétit, en tant qu’il conseille quelque chose de funeste au prochain, de ne faire à personne ce qu’ils ne voudraient pas qu’on leur fît, et de défendre les droits d’autrui comme leurs propres droits. Mais comment devait être conclu ce pacte pour qu’il fût solide et valable ? Voilà le point qu’il faut maintenant éclaircir. C’est une loi universelle de la nature humaine de ne négliger ce qu’elle juge être un bien que dans l’espoir d’un bien plus grand, ou dans la crainte d’un mal plus grand que la privation du bien dédaigné, et de ne souffrir un mal que pour en éviter un plus grand, ou dans l’espoir d’un bien supérieur à la privation du mal éprouvé : en d’autres termes, de deux biens nous choisissons celui qui nous semble le plus grand, et de deux maux celui qui nous semble le plus petit. Je dis qui nous semble, car ce n’est pas une nécessité que la chose soit telle que nous la jugeons. Or cette loi est si profondément gravée dans la nature humaine qu’il faut la placer au nombre des vérités éternelles que personne ne peut ignorer. Mais de cette loi il résulte nécessairement que personne ne promettra sincèrement de renoncer au droit naturel qu’il a sur toutes choses[1], et ne restera inviolablement ferme en ses promesses, à moins qu’il n’y soit déterminé par la crainte d’un plus grand mal ou l’espoir d’un bien plus grand. Pour mieux faire comprendre cette vérité, supposons qu’un voleur me fasse promettre de lui donner mes biens quand il les voudra. Mon droit naturel, comme je l’ai déjà démontré, n’étant déterminé que par le degré de ma force personnelle, il est certain que, si je puis par ruse échapper à ce voleur en lui promettant tout ce qu’il voudra, il m’est permis, en vertu du droit naturel, d’en user ainsi et de consentir frauduleusement à tous les pactes qu’il voudra m’imposer. Ou bien supposez que j’aie promis de bonne foi à quelqu’un de ne point goûter pendant vingt jours ni nourriture ni aucun aliment, et qu’ensuite j’aie vu que j’avais fait une sotte promesse et que je ne puis, sans un grand préjudice, y rester fidèle, puisque selon le droit naturel, de deux maux je dois choisir le moindre, j’ai le droit incontestable de me dégager de la parole que j’ai donnée et de la regarder comme non avenue. Je dis que cela m’est permis en vertu de mon droit naturel, soit que j’agisse d’après une raison vraie et certaine, ou seulement d’après une opinion bien ou mal fondée ; car, que ce soit à tort ou à raison, il est de fait que je redoute un très-grand mal ; et partant je dois, puisque c’est une loi de la nature, chercher de toute manière à y échapper. D’où nous concluons qu’aucun pacte n’a de valeur qu’en raison de son utilité ; si l’utilité disparaît, le pacte s’évanouit avec elle et perd toute son autorité. Il y a donc de la folie à prétendre enchaîner à tout jamais quelqu’un à sa parole, à moins qu’on ne fasse en sorte que la rupture du pacte entraîne pour le violateur de ses serments plus de dommage que de profit ; c’est là ce qui doit arriver particulièrement dans la formation d’un État. Si tous les hommes pouvaient facilement se laisser conduire par la raison et reconnaître combien le choix d’un tel guide importerait à l’utilité et à l’intérêt de l’État, non-seulement chacun aurait la fourbe en horreur, mais tous, animés du désir sincère de réaliser ce grand objet, savoir, la conservation de la république, resteraient fidèles à leurs conventions et garderaient par-dessus toutes choses la bonne foi, ce rempart de l’État. Mais tant s’en faut que tous les hommes se laissent toujours guider facilement par la raison que chacun au contraire est entraîné par son désir, et que l’avarice, la gloire, l’envie, la colère, etc., occupent souvent l’esprit de telle manière qu’il ne reste aucune place à la raison ; aussi on a beau vous promettre avec toutes les marques de sincérité et s’engager à garder sa parole, vous ne pouvez cependant y avoir une confiance entière, à moins qu’il ne se joigne à cette promesse quelque autre gage de sécurité, puisqu’en vertu du droit naturel chacun est tenu d’user de ruse et dispensé de garder ses promesses, si ce n’est dans l’espoir d’un plus grand bien ou dans la crainte d’un plus grand mal. Mais puisque nous avons déjà fait voir que le droit naturel n’est déterminé que par la puissance de chacun, il s’ensuit qu’autant on cède à un autre de cette puissance, soit par force, soit volontairement, autant on lui cède nécessairement de son droit, et par conséquent que celui-là dispose d’un souverain droit sur tous qui a un souverain pouvoir pour les contraindre par la force et pour les retenir par la crainte du dernier supplice si universellement redouté : ce droit il le gardera tant qu’il aura le pouvoir d’exécuter ses volontés ; autrement son autorité sera précaire, et quiconque sera plus fort que lui ne sera pas tenu, à moins qu’il ne le veuille bien, de lui garder obéissance.


Voici donc de quelle manière peut s’établir une société et se maintenir l’inviolabilité du pacte commun, sans blesser aucunement le droit naturel : c’est que chacun transfère tout le pouvoir qu’il a à la société, laquelle par cela même aura seule sur toutes choses le droit absolu de la nature, c’est-à-dire la souveraineté, de sorte que chacun sera obligé de lui obéir, soit librement, soit dans la crainte du dernier supplice. La société où domine ce droit s’appelle démocratie, laquelle est pour cette raison définie : une assemblée générale qui possède en commun un droit souverain sur tout ce qui tombe en sa puissance. Il s’ensuit que le souverain n’est limité par aucune loi, et que tous sont tenus de lui obéir en toutes choses ; car c’est ce dont ils ont tous dû demeurer d’accord, soit tacitement, soit expressément, lorsqu’ils lui ont transféré tout leur pouvoir de se défendre, c’est-à-dire tout leur droit. Car s’ils avaient voulu se réserver quelque droit, ils auraient dû prendre leurs précautions pour pouvoir le défendre et le garantir ; mais comme ils ne l’ont pas fait, et que d’ailleurs ils n’auraient pu le faire sans diviser l’État, et conséquemment sans le ruiner, ils se sont par cela même soumis absolument à la volonté du souverain ; puisqu’ils l’ont fait absolument, et cela, comme nous l’avons déjà prouvé, aussi bien par la force de la nécessité que par les conseils de la raison, il s’ensuit qu’à moins de vouloir être ennemis de l’État et d’agir contre la raison, qui nous engage à le défendre de toutes nos forces, nous sommes obligés absolument d’exécuter tous les ordres du souverain, même les plus absurdes ; car la raison nous prescrit entre deux maux de choisir le moindre. Ajoutez que si l’on agissait autrement, chacun ne serait pas moins facilement exposé au péril de se soumettre absolument au pouvoir arbitraire d’un autre ; car, ainsi que nous l’avons prouvé, ce droit de commander tout ce qui leur plaît n’appartient aux souverains que pendant qu’ils ont un absolu pouvoir : s’ils perdent ce pouvoir, ils perdent en même temps le droit de commander, et ce droit tombe entre les mains de ceux qui l’ont acquis ou qui peuvent le garder. C’est pourquoi on ne voit que fort rarement les souverains donner des ordres absurdes ; car il leur importe surtout, dans leur intérêt à venir et pour garder le pouvoir, de veiller au bien public et de ne se diriger dans leur commandement que par les conseils de la raison. Les pouvoirs violents, comme le dit Sénèque, n’ont jamais duré. Ajoutez à cela que dans la démocratie les ordres absurdes sont moins à craindre que dans les autres gouvernements. Il est, en effet, presque impossible que la majorité d’une grande assemblée donne ses voix à une absurdité. D’ailleurs, le fondement et l’objet de ce gouvernement, c’est, comme nous l’avons aussi démontré, d’arrêter les dérèglements de l’appétit et de tenir les hommes, autant que possible, dans les limites de la raison, afin qu’ils vivent ensemble dans la paix et dans la concorde ; que si ce fondement est enlevé, l’édifice tout entier ne peut manquer de s’écrouler. Ainsi donc le soin de veiller aux intérêts de l’État ne regarde que le souverain ; il appartient aux sujets d’exécuter ses ordres et de ne reconnaître d’autre droit que celui qui est marqué par le souverain. Mais on pensera peut-être que nous voulons par ce moyen rendre les sujets esclaves, parce qu’on s’imagine que c’est être esclave que d’obéir et qu’on n’est libre que lorsqu’on vit à sa fantaisie. Il n’en est rien ; car celui-là est réellement esclave qui est asservi à ses passions et qui est incapable de voir et de faire ce qui lui est utile, et il n’y a de libre que celui dont l’âme est saine et qui ne prend d’autre guide que la raison. Sans doute l’action qui résulte d’un ordre, c’est-à-dire l’obéissance, enlève en quelque sorte la liberté ; mais elle ne produit pas pour cela l’esclavage, qui est tout entier dans la manière d’agir. Si ce n’est pas l’intérêt du sujet, mais celui du maître qui est la fin de l’action, il est vrai que le sujet est esclave et inutile à lui-même ; mais dans une république et en général dans un État où le salut de tout le peuple et non de l’individu qui commande est la suprême loi, celui qui obéit en tout au souverain pouvoir ne doit pas être regardé comme un esclave inutile à soi-même, mais comme un sujet ; aussi la république la plus libre est-elle celle dont les lois sont fondées sur la saine raison ; car chacun y peut, quand il le veut, être libre[2], c’est-à-dire suivre dans sa conduite les lois de la raison et de l’équité. De même les enfants, bien qu’ils soient tenus d’obéir à tous les ordres de leurs parents, ne sont pas tenus pour esclaves, parce que les ordres des parents ont surtout pour but l’intérêt des enfants. Nous établissons donc une grande différence entre l’esclave, le fils et le sujet, et l’on peut la définir ainsi : l’esclave est celui qui est obligé d’obéir aux ordres de son maître dans l’intérêt de celui qui les prescrit ; le fils en obéissant à son père n’agit que dans ses propres intérêts ; enfin le sujet fait, par ordre du souverain, ce qui est utile à la communauté, et conséquemment aussi à lui-même. Je pense, par ces explications, avoir montré assez clairement en quoi consistent les fondements de la démocratie ; j’ai mieux aimé traiter de cette forme de gouvernement, parce qu’elle me semblait la plus naturelle et la plus rapprochée de la liberté que la nature donne à tous les hommes. Car dans cet État personne ne transfère à un autre son droit naturel, de telle sorte qu’il ne puisse plus délibérer à l’avenir ; il ne s’en démet qu’en faveur de la majorité de la société tout entière, dont il est l’une des parties. Par ce moyen, tous demeurent égaux, comme auparavant dans l’état naturel. Ensuite, je n’ai voulu parler spécialement que de cette forme de gouvernement, parce que cela entrait tout à fait dans le projet que j’avais de traiter des avantages de la liberté dans une république. Je ne parlerai donc pas des fondements des autres États. On n’a pas besoin, pour connaître leur droit, de constater leur origine, laquelle d’ailleurs résulte clairement de ce que nous avons tout à l’heure expliqué : car quiconque a le souverain pouvoir, qu’il n’y ait qu’un maître, qu’il y en ait plusieurs, ou enfin que tous commandent, a certainement le droit de commander tout ce qu’il veut ; et d’ailleurs quiconque a transféré à un autre, soit volontairement, soit par contrainte, le droit de se défendre, a renoncé tout à fait à son droit naturel, et s’est engagé conséquemment à une obéissance absolue et illimitée envers son souverain, obéissance qu’il doit tenir tant que le roi ou les nobles, ou le peuple, gardent la puissance qu’ils ont eue, laquelle a servi de fondement à la translation des droits de chacun. Il serait donc superflu d’insister sur cette matière[3].

Après avoir montré les fondements et le droit de l’État, il sera facile de déterminer ce que sont, dans l’ordre civil, le droit civil privé, le dommage, la justice et l’injustice ; ensuite, dans l’ordre politique, ce que c’est qu’un allié, un ennemi, et enfin un criminel de lèse-majesté. Par le droit civil privé nous ne pouvons entendre que la liberté qu’a chacun de se conserver en son état, liberté déterminée par les édits du souverain, en même temps qu’elle est garantie par son autorité ; car, lorsque nous avons transféré à un autre le droit que nous possédons de vivre à notre gré, lequel n’est déterminé pour chacun de nous que par le degré de puissance qui lui appartient, en d’autres termes, lorsque nous avons remis à un autre la liberté et le pouvoir de nous défendre, nous ne dépendons plus que de sa volonté et nous n’avons plus que sa force pour nous protéger. - Il y a dommage lorsqu’un citoyen ou un sujet est forcé de subir quelque tort de la part d’un autre, au mépris du droit civil ou de l’édit du souverain. Le dommage ne peut se concevoir que dans l’ordre civil ; mais il ne peut provenir du souverain, qui a le droit de tout faire à l’égard de ses sujets : il ne peut donc avoir lieu que de la part des particuliers, qui sont obligés par le droit de se respecter les uns les autres. - La justice est la ferme résolution de rendre à chacun ce qui lui est dû d’après le droit civil ; l’injustice consiste à ôter à quelqu’un, sous prétexte de droit, ce qui lui est dû d’après une interprétation légitime des lois. On donne aussi à la justice et à l’injustice les noms d’équité et d’iniquité, parce que ceux qui sont chargés de juger les procès ne doivent avoir aucun égard pour les personnes, les tenir pour égales, et défendre également leurs droits, sans envier la fortune du riche et sans mépriser le pauvre. - Les alliés sont les hommes de deux cités différentes qui, pour échapper aux dangers des hasards de la guerre ou pour toute autre raison d’intérêt, conviennent ensemble de ne pas se nuire les uns aux autres, et tout au contraire, de se prêter secours en cas de nécessité ; bien entendu que chacun continue de garder respectivement ses droits et son autorité. Ce contrat sera valide tant que subsistera ce qui en a été le fondement, savoir, un motif de danger ou d’intérêt ; car personne ne fait alliance et n’est tenu au respect de ses conventions, si ce n’est dans l’espoir de quelque bien ou dans l’appréhension de quelque mal : ôtez ce fondement, et l’alliance croule d’elle-même. C’est aussi ce que l’expérience démontre surabondamment ; car des États différents ont beau se jurer une assistance mutuelle, ils n’en font pas moins tous leurs efforts pour s’empêcher réciproquement d’étendre leurs limites, et ils n’ont confiance dans leurs paroles qu’autant qu’ils sont bien convaincus de l’intérêt que l’alliance offre à chacune des parties ; autrement ils craignent d’être trompés, et ce n’est pas sans raison. Peut-on, en effet, à moins d’être insensé et d’ignorer le droit de la souveraineté, se fier aux paroles et aux promesses de celui qui a le droit et le pouvoir de tout faire, et pour qui le salut et l’intérêt de son empire sont la loi suprême ? Mais écartons ces considérations, et consultons la religion et la piété ; elles nous diront que celui qui est dépositaire du pouvoir ne peut sans crime garder ses promesses, si leur accomplissement doit entraîner la ruine de l’État ; car, quelque engagement qu’il ait pris, du moment que l’intérêt de l’État peut en souffrir, il n’est plus tenu d’y être fidèle ; autrement il viole son premier devoir et ses sentiments les plus sacrés en trahissant la foi qu’il a donnée à ses sujets. - L’ennemi est celui qui vit en dehors de l’État et n’en reconnaît point l’autorité, ni comme sujet, ni comme allié ; car ce n’est pas la haine qui fait un ennemi de l’État, mais c’est le droit, le droit de l’État, qui est le même contre celui qui ne reconnaît le pouvoir de l’État par aucun contrat et contre celui qui lui a fait quelque dommage ; aussi l’État a-t-il le droit de forcer le premier par tous les moyens, ou de se soumettre, ou de contracter alliance. - Enfin le crime de lèse-majesté n’a lieu que chez les sujets, lesquels, par un pacte tacite ou exprès, ont transféré tous leurs droits à l’État ; on dit qu’un sujet a commis ce crime, lorsqu’il a cherché par une raison quelconque à s’approprier le droit absolu du souverain, ou à le faire passer en d’autres mains. Je dis il a cherché ; car si l’on ne devait punir le coupable qu’après l’accomplissement de l’acte, on s’y prendrait souvent trop tard, et lorsque l’autorité souveraine aurait été déjà usurpée ou transférée dans d’autres mains. Je dis ensuite, absolument, celui qui par une raison quelconque a cherché à s’approprier le droit absolu du souverain ; car je n’admets aucune distinction dans son action, soit qu’il en résulte pour l’État un accroissement considérable ou un grand dommage. Car, de quelque manière qu’il ait fait cette tentative, il a attenté à la majesté du souverain et il doit être condamné ; c’est ce que tout le monde reconnaît pour juste et pour excellent dans la guerre : par exemple, si quelqu’un déserte son poste et qu’à l’insu de son général il attaque l’ennemi, l’eût-il fait avec une bonne intention, eût-il battu l’ennemi, si cette action ne lui a pas été commandée, il est mis justement à mort pour avoir violé le serment qu’il avait fait à son général. Mais on ne voit pas avec la même clarté que tous les citoyens soient également obligés à cette obéissance ; et cependant c’est la même raison qui leur en fait une loi. Car puisque la république doit être conservée et dirigée par la seule autorité du souverain, et qu’on est convenu absolument qu’à lui seul appartenait ce droit, si quelqu’un venait, de son propre mouvement et à l’insu des chefs de l’État, à entreprendre une affaire qui touchât aux intérêts de la société, dût l’État retirer, comme nous l’avons dit, de cette entreprise un notable avantage, il n’en aurait pas moins violé le droit souverain, et ce serait à bon droit qu’on le punirait comme coupable de lèse-majesté.

Il nous reste, pour écarter tout scrupule, à voir si ce que nous avons affirmé plus haut, à savoir : que quiconque n’a point l’usage de la raison dans l’état naturel peut vivre, en vertu du droit naturel, d’après les lois de l’appétit, si cette proposition, dis-je, ne répugne pas visiblement au droit divin révélé. Car tous les hommes indistinctement (qu’ils aient ou qu’ils n’aient pas l’usage de la raison) étant également tenus, en vertu du précepte divin, d’aimer leur prochain comme eux-mêmes, on en conclut qu’ils ne peuvent sans injustice faire tort à autrui et vivre d’après les seules lois de l’appétit. Mais il nous est facile de répondre à cette objection, si nous ne considérons que l’état naturel, lequel a sur la religion une priorité de nature et de temps. Car la nature n’a appris à personne qu’il doive à Dieu quelque obéissance [4] ; personne même ne peut arriver à cette idée par la raison ; on ne peut y parvenir que par une révélation confirmée par des signes. Ainsi, avant la révélation, personne n’est tenu d’obéir au droit divin, qu’il ne peut pas ne pas ignorer. Il ne faut donc aucunement confondre l’état naturel et l’état de religion ; il faut concevoir le premier sans religion et sans loi, et conséquemment sans péché et sans injustice, comme nous l’avons déjà fait voir en confirmant notre doctrine par l’autorité de Paul. Ce n’est pas seulement à cause de notre primitive ignorance que nous concevons que l’état naturel a précédé le droit divin révélé, mais aussi à cause de l’état de liberté où naissent tous les hommes. En effet, si les hommes étaient tenus naturellement d’obéir au droit divin, ou si le droit divin était un droit naturel, il eût été superflu que Dieu fît alliance avec les hommes et les liât par un pacte et par un serment.

Il faut donc admettre absolument que le droit divin a commencé dès le moment où les hommes ont promis d’obéir à Dieu en toutes choses, et s’y sont engagés par un pacte exprès, par lequel ils ont renoncé à leur liberté naturelle, et transféré leur droit à Dieu, à peu près comme il arrive dans l’état civil ; mais c’est un point que je traiterai plus amplement dans la suite.

On élèvera peut-être ici une objection : on dira que les souverains et les sujets sont également obligés par ce droit divin ; et cependant nous avons dit que les souverains retiennent le droit naturel, et qu’ils ont le droit de faire tout ce qu’il leur plaît. Pour écarter cette difficulté, qui vient moins de l’état de nature que du droit naturel, je réponds que chacun, dans l’état de nature, est obligé d’obéir au droit révélé de la même manière qu’il est tenu de vivre selon les préceptes de la saine raison, c’est-à-dire parce que cela est plus utile et nécessaire au salut ; que si on ne voulait pas agir ainsi, on pourrait le faire à ses risques et périls. On pourrait alors vivre à son gré sans se soumettre à la volonté d’autrui, sans reconnaître aucun mortel pour juge, ni personne à qui on fût soumis par droit de religion. Et c’est là, à mon avis, le droit dont jouit le souverain, qui peut, il est vrai, consulter les hommes, mais qui n’est tenu de reconnaître d’autre arbitre du droit que le prophète expressément envoyé par Dieu et qui aura prouvé sa mission par des signes indubitables. Or, dans cette circonstance, ce n’est pas un homme, mais Dieu lui-même, qu’il est obligé de reconnaître pour arbitre. Que si le souverain refuse d’obéir à Dieu et de reconnaître le droit révélé, il le peut à ses risques et périls, sans qu’aucun droit civil ou naturel s’y oppose. Le droit civil ne dépend en effet que du décret du souverain. Mais le droit naturel dépend des lois de la nature, lesquelles, loin d’être bornées à la religion, qui ne se propose que l’utilité du genre humain, embrassent l’ordre de la nature entière, c’est-à-dire sont fixées par un décret éternel de Dieu qui nous est inconnu. C’est ce que semblent avoir obscurément aperçu ceux qui ont pensé que l’homme peut bien pécher contre la volonté de Dieu qui nous est révélée, mais non contre le décret éternel par lequel il a prédéterminé toutes choses. Si l’on nous demandait maintenant ce qu’il faudrait faire dans le cas où le souverain nous donnerait un commandement contraire à la religion et à l’obéissance que nous avons promise à Dieu, que répondrions-nous ? faudrait-il obéir à la volonté de Dieu ou à celle des hommes ? Voulant plus tard approfondir cette matière, je me bornerai à répondre ici en peu de mots que nous devons avant tout obéir à Dieu, lorsque nous avons une révélation certaine et indubitable de sa volonté. Mais comme en fait de religion, les hommes tombent ordinairement dans de grandes erreurs, et que selon la diversité de leur génie ils imaginent bien des chimères (l’expérience ne le prouve que trop), il est certain que si personne n’était tenu de droit d’obéir au souverain en ce qu’il croit appartenir à la religion, il en résulterait que le droit public dépendrait du jugement et de la fantaisie de chacun : nul en effet ne serait obligé de se soumettre à un droit qu’il jugerait établi contre sa foi et sa superstition, et chacun conséquemment en prendrait prétexte pour tout se permettre. Or une telle licence devant amener la ruine entière du droit public, il s’ensuit que le souverain, à qui seul il appartient, tant au nom du droit divin qu’au nom du droit naturel, de conserver et de protéger les droits de l’État, a aussi le droit absolu de statuer en matière de religion tout ce qu’il juge convenable, et que tout le monde est tenu d’obéir à ses ordres et à ses décrets, d’après la foi qui a été jurée et à laquelle Dieu prescrit de rester inviolablement fidèle. Maintenant, si ceux qui ont en main le souverain pouvoir sont païens, ou bien il ne faut former avec eux aucun contrat, ou bien il faut être décidé à souffrir les dernières extrémités plutôt que de mettre son droit naturel entre leurs mains, ou enfin, si l’on a formé avec eux un contrat, si on leur a transféré son droit, puisqu’on s’est dépouillé du droit de se défendre soi-même et sa religion, on est tenu alors de leur obéir et de leur garder parole ; on peut même y être légitimement contraint, excepté les cas où Dieu, par des révélations certaines, promet un secours particulier contre le tyran et dispense expressément de l’obéissance. Ainsi nous voyons que de tant de Juifs qui étaient à Babylone, trois jeunes gens seulement, qui ne doutaient nullement de l’assistance de Dieu, refusèrent d’obéir à Nabucadnézor ; mais tous les autres, excepté Daniel, que le roi lui-même avait adoré, furent forcés bien légitimement à l’obéissance, et peut-être se disaient-ils qu’ils étaient soumis au roi d’après un ordre divin, et que c’était au nom de Dieu que le roi avait et conservait le souverain pouvoir. Éléazar, au contraire, pendant que sa patrie était encore debout, à quelque triste état qu’elle fût réduite, voulut donner à ses compatriotes un modèle de fermeté, afin qu’à son exemple ils souffrissent tout plutôt que de laisser passer leur droit et leur pouvoir entre les mains des Grecs, et pour qu’ils bravassent tous les tourments plutôt que de prêter serment à des païens.

Les principes que nous venons de poser sont confirmés par l’expérience de chaque jour. Ainsi les princes chrétiens n’hésitent pas, dans l’intérêt de la sécurité générale, à faire alliance avec des Turcs et les païens ; ils commandent à leurs sujets qui vont habiter au milieu de ces peuples de ne pas prendre dans leur vie spirituelle ou temporelle plus de liberté que ne leur en donnent les traités ou que n’en permettent les lois du pays. Je citerai, par exemple, le traité des Hollandais avec les Japonais dont il a été déjà question.



Notes

  1. Dans l’état social où le droit commun établit ce qui est bien et ce qui est mal, on a raison de distinguer les ruses légitimes de celles qui ne le sont pas. Mais dans l’état naturel, où chacun est à soi-même son juge, et dispose d’un droit absolu pour se donner des lois, pour les interpréter à son gré, ou les abroger s’il le juge convenable, on ne conçoit pas que la ruse puisse être considérée comme coupable.
  2. Dans quelque état social que l’homme puisse se trouver, il peut être libre. L’homme est libre, en effet, en tant qu’il agit selon la raison. Or la raison (remarquez que ce n’est point ici la théorie de Hobbes), la raison, dis-je, conseille à l’homme la paix, et la paix n’est possible que dans l’obéissance au droit commun. En conséquence, plus un homme se gouverne selon la raison, c’est-à-dire plus il est libre et plus il est fidèle au droit commun, plus il se conforme aux ordres du souverain dont il est le sujet
  3. Sur toute cette théorie du droit, voyez l'Éthique, part. IV, défin. VIII, et schol. II de la propos. XXXVII, etc.
  4. Quand Paul nous dit que les hommes n’ont eu eux-mêmes aucun refuge, il parle à la façon des hommes ; car, au chapitre IX de cette même Épître où il tient ce langage, il enseigne expressément que Dieu fait miséricorde à qui il lui plaît, et endurcit à son gré les impies, et que la raison qui rend les hommes inexcusables, ce n’est pas qu’ils aient été avertis d’avance, mais c’est qu’ils sont dans la puissance de Dieu comme l’argile entre les mains du potier, qui tire de la même matière des vases destinés à un noble usage, et d’autres à un usage vulgaire. Pour ce qui est de la loi divine naturelle, dont la substance est, selon moi, qu’il faut aimer Dieu, je lui ai donné le nom de loi, dans le même sens où les philosophes appellent de ce nom les règles universelles selon lesquelles toutes choses se produisent dans la nature. L’amour de Dieu, en effet, ce n’est pas l’obéissance : c’est une vertu que possède nécessairement tout homme qui connaît Dieu. Or l’obéissance a rapport à la volonté de celui qui commande, et non pas à la nécessité et à la vérité des choses. Or, comme, d’une part, nous ne connaissons pas la nature de la volonté de Dieu, et que, de l’autre, nous sommes certains que tout ce qui arrive arrive par la seule puissance de Dieu, il s’ensuit que la révélation seule peut nous dire si Dieu entend recevoir certains honneurs de la part des hommes à titre de souverain. Ajoutez à cela que nous avons démontré que les ordres divins nous apparaissent sous le caractère d’un droit et d’une institution positive tant que nous en ignorons la cause ; mais aussitôt que nous la connaissons, ces ordres, ce droit deviennent pour nous des vérités éternelles, et l’obéissance devient l’amour de Dieu ; amour qui découle de la vraie connaissance de Dieu aussi nécessairement que la lumière émane du soleil. La raison nous apprend donc à aimer Dieu, elle ne peut nous apprendre à lui obéir ; puisque, d’un côté, nous ne pouvons comprendre les commandements de Dieu comme divins tant que nous en ignorons la cause, et que, de l’autre, la raison est incapable de nous faire concevoir Dieu comme un prince qui établit des lois.


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