1. Texte
Texte original : "I. Per causam sui intelligo id cujus essentia involvit
existentiam sive id cujus natura non potest concipi nisi existens."
Trad. Saisset : "I. J'entends par cause de soi ce dont l'essence enveloppe
l'existence, ou ce dont la nature ne peut être conçue que comme existante."
Trad. Misrahi : "Par cause de soi j'entends ce dont l'essence enveloppe
l'existence, c'est-à-dire ce dont la nature ne peut être conçue que
comme existante".
2. Termes utilisés
"Cause" : ce qui produit un effet (et se prolonge en lui). La cause
nous renvoie à l'être, tandis que le "principe" renvoie plutôt à la
connaissance - mais Spinoza semble poser d'emblée une identité de l'être
et du connaître dans cette définition. Si l'on se réfère à la théorie
des 4 causes d'Aristote, il n'y a pas encore ici de précision : il peut
ici s'agir à la fois d'une cause matérielle (ex. statue : le bronze),
formelle (la figure de la statue : Apollon, son essence), efficiente
(le sculpteur), finale (la beauté...). La suite de l'Ethique montrera
cependant que Spinoza rejette la cause finale comme absurdité, consistant
en quelque sorte à faire passer la charrue avant les boeufs. La cause
matérielle sera identifiée à la cause formelle : l'essence d'un corps,
c'est ce corps lui-même. Et la cause formelle sera identifiée à la cause
efficiente : la cause du fait que la somme des angles d'un triangle
égale deux droits, c'est l'essence même du triangle.
Essence : Spinoza apportera une définition génétique de l'essence dans
E2D2, mais à ce stade, nous devons en rester à une simple définition
nominale : ce qui fait qu'une chose est ce qu'elle est, ce qu'elle est
fondamentalement - pour un entendement comme en elle-même. Les Pensées
Métaphysiques font dépendre la notion d'essence de celle d'attribut,
on verra en effet ensuite que l'essence concrète de Dieu, ce sont ses
attributs. Mais ici l'angle d'attaque est différent, l'attribut est
une essence et en dépend donc en ce qui concerne la chronologie du mode
d'exposition.
Existence : non pas ce qu'est une chose, mais le fait qu'elle soit,
qu'elle ait de l'être en dehors d'un entendement.
Envelopper : englober, comme lorsque qqch recouvre autre chose, comme
lorsqu'une partie est englobée dans un tout. Si l'essence enveloppe
l'existence, cela signifie qu'il n'y a d'existence qu'à l'intérieur
de l'essence et que l'existence fait partie de l'essence. Spinoza choisit
le terme "envelopper" parce qu'il traduit mieux que celui "d'impliquer"
l'immanence d'un effet dans sa cause. Impliquer renvoie plus facilement
à une cause transitive, où effet et cause constituent deux réalités
ontologiquement distinctes. A ce titre, il est plus adéquat de dire
qu'une figure à trois côtés enveloppe une somme de ses angles comme
égale à 180°, plutôt qu'elle ne l'implique.
Sive id (autrement dit, c'est-à-dire) : "soit", équivalence
logique.
Nature : dans ce contexte, "essence", mais avec cette précision que
nous avons affaire à quelque chose de vivant, cf. déf. aristotélicienne
de la nature : "ce qui contient en soi le principe de son propre mouvement",
opposé à artefact ou artifice. Etymologiquement, en grec, physis vient
de physein qui signifie "croître" par opposition à ce qu'on fait croître,
par une action extérieure. Pour Lalande d'ailleurs, les différents sens
de "nature" rayonnent tous à partir de l'idée primitive de "développement
spontané des êtres vivants suivant un type déterminé". En posant une
équivalence logique entre "essence" et "nature", Spinoza corrige le
sens qu'on pourrait donner à essence : ce n'est pas d'une abstraction
qu'il s'agit ici, pas ce qui est contenu verbalement dans une définition
mais d'un être qui a son autonomie en dehors de l'entendement, autrement
dit sa vie propre.
Concevoir : à distinguer dans l'usage d'imaginer. Une imagination est
une idée de quelque chose de possible : on se représente un effet sans
pouvoir se représenter sa cause prochaine, on peut donc penser autrement.
Un concept au contraire, dans une démarche géométrique est une pensée
qui s'impose nécessairement à l'esprit. A ce titre, concevoir les propriétés
d'une figure, c'est en penser la nécessité, s'il n'y a pas de nécessité,
c'est qu'il n'y avait pas vraiment de concept abouti, mais simplement
une idée partielle, autrement dit une abstraction, qui ne saurait en
elle-même suffire à contenir le moindre effet nécessaire. Aussi, concevoir
une chose comme non existante, c'est soit ne se représenter qu'une image
tronquée, soit concevoir l'insuffisance nécessaire d'une idée pour qu'elle
soit conforme avec son objet.
J'entends : Spinoza parle en première personne de ce qu'il comprend
sous ce terme de "cause de soi". Il indique par là que pour le comprendre,
il ne faut rien ajouter à ce qu'il pose dans ses définitions, ni *retrancher*.
On pourrait tout aussi bien mettre autre chose derrière ce terme de
"cause de soi", il s'agit d'une convention qui indique que le système
a une dimension hypothético-déductive. Mais l'idée dont il part doit
cependant avoir une évidence intrinsèque : il s'agit d'entendre et non
simplement de dire. Je ne peux pas dire par exemple "par X, j'entends
un cercle carré". La convention porte sur le terme qui sert à désigner
l'idée, non sur l'idée elle-même. Mais la première personne indique
que Spinoza se situe d'emblée dans une perspective de communication
: ce qu'il entend ainsi, nous devons pouvoir l'entendre également comme
évidence première (puisqu'il ne s'agit pas d'une proposition). Le système
spinoziste ne se présente pas ainsi comme une parole divine que seuls
quelques initiés pourraient comprendre, comme une parole se plaçant
d'emblée en surplomb de l'humanité. Il s'agit de partir d'idées claires
et distinctes et de les nommer par le mot qui dans l'usage est le plus
proche de cette idée. Aussi, si Spinoza choisit certains mots, ce n'est
pas innocent ni même purement abstrait par rapport aux conventions antérieures.
En posant des idées claires et distinctes, Spinoza propose d'en venir
à la vérité même de la notion de cause, de fini, de substance etc.
3. Ma lecture
Il faut, pour comprendre cette définition qui se veut génétique (voir
mon message sur les définitions), déterminer d'abord ce qu'on peut entendre
nominalement par "cause de soi" : quelque chose dont l'effet est contenu
dans la cause d'une part, et puisqu'il s'agit de poser un être ("soi")
quelque chose dont l'existence vient de soi-même. "Cause de soi" à ce
titre s'oppose à "causé par autre chose" et à "cause d'autre chose".
Or qu'est-ce qu'être causé par autre chose ? C'est tenir son existence
(l'effet réel) de *l'existence* d'autre chose. En ce sens, un être qui
serait "cause de soi" ne doit pas tenir son *existence* de l'existence
de quoique ce soit d'autre, hors de soi ou même en soi, si tant est
qu'on peut poser qu'en un même être il peut y avoir plusieurs parties
qui suivent les unes des autres. Ainsi, un être cause de soi ne doit
pas tenir son existence d'une autre existence mais d'une essence. Cette
essence ne peut être extérieure, sinon il n'est plus cause "de soi",
il doit donc s'agir de l'essence même de cet être, à savoir ce qu'il
est fondamentalement.
Qu'est donc fondamentalement un être cause de soi ? Toute l'Ethique
va s'attacher à le préciser. Mais d'emblée, il apparaît que l'essence
de cet être est justement d'exister : d'affirmer son être. Comme l'effet
d'une cause de soi ne saurait être extérieur à la cause elle-même (il
ne s'agit pas de la "cause d'autre chose"), son essence "enveloppe l'existence"
au lieu de l'impliquer de façon transitive [Ici, on peut voir par ex.
que le triangle n'est pas cause de soi, car son essence n'enveloppe
que ses propriétés, son existence suit de l'existence de l'étendue,
des lignes et de "trois"].
La deuxième partie de la définition donne le pendant épistémologique
de cette évidence ontologique : si un être dispose d'une essence enveloppant
son existence et est donc "cause de soi" plutôt que "causé par autre
chose", alors sa nature, autrement dit sa vie propre et fondamentale,
ne peut être "conçue" autrement que comme existante. Si on peut concevoir
un être comme n'existant pas, alors c'est qu'il n'est pas cause de soi
(ex. Se représenter Dieu comme un Roi, pourquoi ne serait-il pas un
prince ou un mendiant ? Le fait qu'on puisse l'imaginer autrement indique
que nous ne sommes pas ici dans un véritable concept, qu'il n'y a pas
impossibilité de penser autrement et donc pas de nécessité de penser
ainsi. Si cet être qu'on peut concevoir autrement n'est pas nécessaire,
c'est qu'il tient son existence, non de lui-même, mais en l'occurrence
de l'esprit des hommes qui le forgent à l'image de leurs désirs).
Il y a ici une équivalence entre l'être et le connaître qui peut poser
problème si on la généralise. Je ne suis pas ce triangle que je connais,
il semble plutôt y avoir disjonction entre être et connaître. Mais on
part dans cet exemple de quelque chose que nous connaissons d'abord
et dont nous déterminons l'être ensuite. Spinoza inverse les choses
: ce qui se détermine soi-même à exister, nous ne pouvons le concevoir,
si nous le concevons bien, c'est-à-dire conformément à cet être,
autrement que comme existant. L'équivalence entre être et connaître
n'est pas ici interchangeable : on part d'abord de ce qui doit être,
pour déterminer le principe du connaître. Mais finalement, peut-on faire
autrement que de poser qu'une chose soit, avant de la concevoir - au
sens explicité plus haut ?
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