Ethique I définition II

 

Voici un début de réflexion sur la deuxième définition de l'Ethique :

1. Texte

II. Ea res dicitur in suo genere finita quæ alia ejusdem naturæ terminari potest. Exempli gratia corpus dicitur finitum quia aliud semper majus concipimus. Sic cogitatio alia cogitatione terminatur. At corpus non terminatur cogitatione nec cogitatio corpore.

(Saisset) II. Une chose est dite finie en son genre quand elle peut être bornée par une autre chose de même nature. Par exemple, un corps est dit chose finie, parce que nous concevons toujours un corps plus grand ; de même, une pensée est bornée par une autre pensée ; mais le corps n'est pas borné par la pensée, ni la pensée par le corps.

(Pautrat) II. Est dite finie en son genre, la chose qui peut être bornée par une autre de même nature. Par ex., un corps est dit fini, parce que nous en concevons toujours un autre plus grand. De même, une pensée est bornée par une autre pensée. Mais un corps n'est pas borné par une pensée, ni une pensée par un corps.


2. Termes

Res (chose) : un être singulier, une réalité unique. Dieu est également "res" en ce sens : chose libre et éternelle (D7 et 8, chose étendue et pensante P14, cor. etc.) bien que D6 utilise le terme "ens" (étant, être singulier).

Finitus (fini) : limité par des bornes. La chose "est dite" finie : c'est un mode de la chose, ou pour parler comme Aristote, un "attribut" qualifiant le sujet, non le sujet lui même. Ce n'est pas LE Fini qui est abordé ici, ce qui supposerait qu'il existe à titre de substance et dans le langage à titre de substantif. La définition ici proposée montre que parler DU Fini reviendrait à rendre celui-ci impensable : ce serait non une chose finie "en son genre" mais absolument, c'est-à-dire comme négation pure et simple. D'autre part, nous sommes ici dans le langage : la "chose finie" est d'abord spécifiée comme un effet de langage plus que comme une réalité réellement concrète.

In suo genere (en son genre) : en rapport avec une nature qui l'enveloppe et en détermine l'essence. S'oppose à "absolument". Une chose "finie en son genre" signifie qu'elle est limitée par d'autres choses de même nature, donc relativement à ces choses. Une chose "absolument finie" serait une chose qui se limite elle-même, au lieu d'être limitée par d'autres choses de même nature. Ce serait donc une "substance" pouvant se concevoir en soi, mais dont précisément la nature serait de ne pas exister puisque se limitant absolument, elle ne serait rien. Mais parler de "chose" qui n'est pas, c'est précisément parler de quelque chose d'impensable (adéquatement ou inadéquatement).

Terminari (borné, limité) : la chose finie n'est telle qu'en tant qu'elle est comme "bordée" par d'autres choses qui en définissent les limites. Sans ces autres choses extérieures, pas de vraies limites : si l'univers se réduisait à une balle de ping pong, son être resterait infini car rien n'existant en dehors de la balle de ping pong, rien ne le limiterait. "Terminare" est très proche de "determinare" : c'est la suite qui précisera que toute chose est finie en tant que déterminée par d'autres choses finies (E1P28) : à ce stade, les définitions se présentent comme des outils grossiers, les plus simples que la nature nous donne, et que l'usage rendra de plus en plus fins et efficaces, selon le modèle proposé par le TIE.

Potest (peut) : le pouvoir d'être "borné" peut sembler paradoxal : il s'agirait plutôt d'une impuissance. Mais supposer une chose *finie* qui ne peut être bornée, c'est soit la poser en réalité comme infinie, soit la poser comme inexistante. La suite parlera d'affection : la puissance de la substance est de s'auto-affecter, la puissance du mode est à la fois d'être affecté (un mode qui ne serait affecté par rien serait complètement impuissant en tant que mode : sa finitude le rendrait totalement inopérant) soit autoaffecté quand il s'élève à la pensée de la substance.

3. Lecture

Cette définition apparaît de façon abrupte après celle de la cause de soi, les deux semblent en totale opposition. On comprend d'emblée que si la chose finie s'explique à partir d'autres choses finies, elle ne sera pas cause de soi, que son essence n'enveloppera pas l'existence (quoique celui qui comprend cela "d'emblée" a soit déjà pas mal lu l'Ethique, soit une idée intuitive de ces notions en allant de A à D, sans passer par B et C). Cette opposition permet sans doute de mieux mettre en évidence les deux types de choses (causée par soi ou par autre chose) par un effet de contraste.

On notera également qu'il n'y a pas de définition de l'infini, alors qu'il y en a une du fini. Et pour cause dira-t-on, définir l'infini serait une contradiction dans les termes. Il y a cependant une distinction entre l'infini en son genre et l'absolument infini selon D6. Une droite A est infinie en son genre mais *n'est pas* la droite B, elle enveloppe donc une *négation*. De même tel attribut de la substance est également infini en son genre mais n'est pas tel autre attribut. On peut donc "définir" certaines choses par leur être propre, en tant que celui-ci n'est pas tel autre être.

Mais l'absolument infini reste non-défini, non qu'il s'agisse là d'une impuissance mais au contraire d'une puissance absolue, car toute définition implique une limitation et partant toute "détermination est une négation". Autrement dit, l'être absolument infini est affirmation pure (et nous sommes ici à la fois dans une affirmation pensée et une affirmation complètement concrète, comme tel individu s'affirme en s'efforçant de conserver son être). Et dire de l'être absolument infini qu'il est affirmation pure, ce n'est que dire la même chose en d'autres termes, non la définir. Il est inutile de définir l'infini parce que "verbum sat sapienti" (un seul mot suffit à celui qui sait : TTP, ch. 7).

Avant d'approfondir cette idée comme nous aurons à le faire avec D6, on voit par là que c'est la notion de chose finie qui doit être clarifiée par une définition, non l'infini, ce qui signifie que cette notion n'est pas aussi immédiatement claire et distincte que celle de la chose infinie. On voit également que ce qui caractérise en ce sens le fini, c'est la négation : le fait d'être borné par telle autre chose, cela signifie ne pas être cette chose. Mais la négation n'est pas une "négativité" au sens hégélien, ce qui reviendrait à substantialiser la négation. La négation ne produit rien en tant que telle, elle n'a pas d'effectivité. C'est simplement le fait par exemple que des corps se limitent entre eux qui produit de la négation et celle-ci se réduit au fait que tel corps n'est pas tel autre corps.

Et cette négation qu'est la limite n'a de valeur qu'au sein du "genre" auquel appartient la chose finie. Mais le "genre" ne doit pas être pris ici au sens aristotélicien d'idée générale, englobant un certain nombre d'espèces distinctes (à ce titre l'être n'est pas plus un genre chez Spinoza que chez Aristote) mais au sens de ce qui "génère" de façon dynamique et concrète. La suite précisera : non pas ce qui génère directement son existence mais son essence. Ainsi, la nature d'une chose finie fera que celle-ci ne peut être limitée que par une autre chose de même nature. D'où l'exemple du corps qui peut être limité par un autre corps et non par une pensée et inversement.

Dans cette compréhension que je propose il y a un point de difficulté : pourquoi Spinoza parle d'un corps "plus grand" pour limiter un autre corps et non pas simplement d'un autre corps, qui quelle que soit sa taille limitera l'autre par sa seule co-présence ? On remarquera qu'il n'est pas question de parler d'une pensée "plus grande" pour limiter une autre pensée. Il semble qu'ici, Spinoza a voulu, par souci pédagogique, rejoindre l'idée commune du fini en tant qu'il s'oppose à l'infini. L'infini est spontanément imaginé (inadéquatement bien sûr) comme immense plutôt que comme infiniment petit par exemple. Le corps fini est alors ce qui peut être pensé comme étant plus petit que tel autre corps (ex. la Terre par rapport à Jupiter). Mais il semble que cet aspect de l'exemple tend à limiter en fait la compréhension plus qu'il ne l'ouvre : c'est la relation à un autre être qui suffit à définir la chose finie, non uniquement la relation à un autre être plus grand - ce qui par ailleurs pose un problème de quantité qui n'est pas facile à traiter dans le cadre de l'Ethique.

Notons pour finir que cette définition sera peu utilisée dans la suite de l'Ethique :
E1P8 : Toute substance est nécessairement infinie.
E1P21 : Tout ce qui découle de la nature absolue d'un attribut de Dieu doit être éternel et infini, en d'autres termes, doit posséder par son rapport à cet attribut l'éternité et l'infinité.
E1P22 : Quand une chose découle de quelque attribut divin, en tant qu'il est affecté d'une certaine modification dont l'existence est par cet attribut même nécessaire et infinie, cette chose doit être aussi nécessaire et infinie dans son existence.


Mais toutes les propositions qui parleront des choses finies s'appuieront de loin en loin sur cette définition, en passant par E1P21 ou 22 ; en particulier la très importante P28 qui démontre que l'existence et l'action des choses finies s'expliquent uniquement par l'existence et l'action d'autres choses finies (et non directement par la substance). Dans ces usages, la chose finie ne sera plus désignée comme "ce qui est plus petit qu'une autre chose" mais comme ce qui est déterminé d'une certaine façon à exister et agir par autre chose que soi.

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