Bardamu a écrit :Ensuite, concernant le rôle d'une image ou d'un être de raison.
Bonjour Bardamu,
quelques réflexions par rapport à la deuxième partie de ton dernier message.
Bardamu a écrit :Ces idées ont un effet comme n'importe quelle chose qui nous touche.
oui, tout à fait d'accord.
Bardamu a écrit :Les êtres de raison sont des auxiliaires de l'imagination et on sait combien Spinoza les utilise.
là par contre je vois moins à quoi tu réfères. S'agit-il de l'imagination au sens spinoziste du terme? Si oui, en quoi un être de raison pourrait-il "aider" l'imagination (= l'idée d'une affection du Corps)?
Bardamu a écrit :Il n'y a pas besoin de leur reconnaître plus de vérité que n'en ont ces outils de pensée.
et quel est selon toi le "degré" de vérité contenu par une image? Je dirais: zéro, puisqu'une image est une affection du Corps, et la vérité ne concerne que les idées, chez Spinoza (les modes de la Pensée, et non pas les modes de l'Etendue), qui plus est, elle ne concerne que les idées du deuxième et troisième genre de connaissance, donc pas celles du première genre, c'est-à-dire, justement, ce que Spinoza appelle les "imaginations".
Identifierais-tu "image" et "être de raison" ou faudrait-il les distinguer?
Je crois qu'il faut les distinguer (chez Spinoza, bien sûr). Comme déjà dit, l'une est une affection du Corps, l'autre une idée. Mais la manière dont ils sont produits me semble être très différent aussi: une image est produite par quelque chose qui affecte mon Corps (ou, dans le cas d'une image dite "commune", par un certain nombre de choses qui affectent mon Corps), un être de raison est produit, comme le dit son nom, par la raison. Un être de raison c'est une idée, qui en l'occurrence peut être vraie (entièrement vraie je dirais, pas vraie en un certain degré).
Puis la question est donc de savoir quelle vérité vous accordez à l'idée de potentiel, d'un point de vue spinoziste. S'agit-il d'une idée purement imaginaire, pour Spinoza, ou plutôt d'un être de raison? A mon sens, le fait même qu'il n'y a rien qui est "en puissance", dans l'ontologie spinoziste, oblige à dire qu'il s'agit d'une idée imaginaire, donc ni vraie ni fausse mais seule source d'idées inadéquates. C'est parce que le remède spinoziste aux Affects passe nécessairement par la vérité et donc par les idées adéquates que je ne vois pas comment accepter une idée (dont par ailleurs on peut démontrer qu'à l'intérieur du spinozisme elle est fausse) en tant qu'outil dans ce type de remède.
Bardamu a écrit :J'ai le sentiment que pour toi on y croit ou pas, que c'est du tout ou rien, et pas la prise en compte de ce qu'il y a de positif dans une idée, d'un usage conscient de celle-ci en tenant compte de sa nature.
je ne vois pas comment il pourrait y avoir quelque chose de positif dans une idée autrement qu'en disant que l'idée en question est confuse et qu'en l'étudiant de plus près, on peut découvrir au moins une idée claire et distincte donc vraie, là-dedans. Lorsqu'une idée est inadéquate, Spinoza dit qu'il se peut qu'on y adhère néanmoins. Mais une fois qu'on sait qu'elle appartient au premier genre de connaissance, on sait aussi qu'elle est ni vraie ni fausse (donc on ne peut plus y adhérer). Et une fois qu'on sait qu'elle est fausse, en effet, je ne vois pas comment encore continuer d'y croire ou de s'en servir dans le cadre d'une recherche du bonheur.
Bardamu a écrit :En l'occurrence, le modèle de sage ou le modèle d'homme de Spinoza m'apparaissent comme des êtres de raison permettant de mieux concevoir toutes ses explications sur la mécanique des affects et l'exploitation de la potentia de l'intellect.
oui. Mais dire qu'il s'agit d'un être de raison, ce n'est pas dire qu'il s'agit de quelque chose d'imaginaire. Les êtres de raison sont vrais, à partir du moment où l'on les considère ainsi et non pas comme des idées qui correspondent à quelque chose hors de l'entendement. Or justement, l'être de raison qu'est l'
Ethique montre qu'il est faux de dire qu'il y a dans l'ontologie spinoziste des choses qui sont mais qui ne sont qu'"en puissance". L'être de raison qu'est l'
Ethique implique donc (du moins si l'on en reconnaît la vérité) qu'on rejette comme fausse l'idée d'un potentiel.
Il y a donc deux niveaux d'analyse différents: un niveau où l'on détermine le statut d'une idée, et un niveau où l'on se demande ce qui suit nécessairement de cette idée. L'
Ethique est une idée composée qui a pour statut d'être un être de raison. Cela signifie qu'avoir une idée vraie de l'
Ethique, c'est reconnaître que rien ne correspond à elle en dehors de l'entendement. Puis (deuxième niveau) on peut se demander ce qui est vraie, selon l'
Ethique, et alors il faut dire que l'idée d'un potentiel est fausse. Par conséquent, on peut ou bien suivre l'
Ethique (mais alors on ne peut plus penser le bonheur en termes de potentiel), ou bien suivre des idées qui selon l'
Ethique sont fausses (mais alors on ne peut pas dire qu'on est en train de suivre une voie "spinoziste").
Prenons un exemple, celui des mathématiques. On sait que pour Spinoza, les figures géométriques sont des êtres de raison. Le cercle mathématique est un être de raison. Cela n'empêche en rien d'en avoir une idée adéquate, ou une définition vraie, au contraire même. Qui plus est, sur base d'une telle définition on pourra rejeter comme fausse l'idée qui stipule que la circonférence du cercle est égal à dix fois pi fois r.
Idem en ce qui concerne l'idée de potentiel. Que l'
Ethique soit un être de raison ne permet en rien de se servir d'idées qui selon cet être de raison sont fausses (en l'occurrence, l'idée d'un potentiel), au contraire même, c'est parce que d'après l'ontologie de ce livre rien n'est en puissance qu'on doit rejeter l'idée de potentiel si l'on veut diriger sa vie en se basant sur l'être de raison qu'est l'
Ethique.
Bardamu a écrit :Mais bien entendu, ces modèles doivent avoir un minimum de rapport à l'expérience commune pour agir, une certaine vérité, et pour ce qui est du sage sans doute un rapport à l'expérience particulière de Spinoza auquel on doit accorder crédit pour que son modèle ait un effet.
en tout respect, pour moi cette idée est totalement inacceptable (par "en tout respect" je veux dire: en appréciant ta manière de penser, ton intelligence etc., bref en rappelant le fait que mon rejet de l'idée n'a rien à voir avec un rejet d'ordre personnel).
Le spinozisme serait un rationalisme absolu, mais qui néanmoins ne pourrait fonctionner que si l'on est prêt à s'imaginer Spinoza comme étant l'un ou l'autre saint ou prophète (au sens spinoziste des termes) ... ? On aurait besoin de se baser sur la personne même de Baruch de Espinosa avant que son livre ne puisse avoir un quelconque effet ... ? Pour moi, c'est absurde. Un livre qui démontre les choses
more geometrico SE DEFINIT par le fait qu'il est autonome, et qu'il a la capacité de convaincre
uniquement en se basant sur la raison et quelques expériences communes,
sans devoir se référer à la personne ou à la vie même de son auteur.
D'abord, je peux t'assurer que ma lecture du spinozisme a déjà eu un effet positif sur ma vie concrète et cela sans que j'aie fait attention à la biographie de Spinoza, et encore moins en me basant quelque part sur l'idée que "si Spinoza l'a dit, ça doit être vraie", ou il y a une chance que ce soit vrai.
Mais puis surtout il y va ici de la distinction tout à fait fondamentale entre la philosophie et la religion. La religion se base sur une conversion, un premier acte de foi, une croyance. La philosophie, en revanche, se situe dans un
tout autre registre. Elle n'a absolument pas besoin d'une croyance, au contraire même, elle rejette toute croyance, elle a été inventée précisément pour pouvoir offrir quelque chose de meilleur, où l'on n'a plus du tout besoin de croyance mais où l'on peut se baser que sur ce qui est démontré rationnellement. Elle appelle "opinion" tout ce qui relève de la croyance c'est-à-dire tout ce qui est indémontrable (sauf pour ce qui concerne quelques axiomes, dont le nombre est fort limité).
En tout cas, en ce qui me concerne je ne suis certainement pas prête à entrer dans le système spinoziste (ou dans n'importe quel autre système philosophique) en me disant que la personne même de l'auteur doit avoir eu un quelconque mérite (autre que d'avoir écrit un grand livre de philosophie). Pour moi c'est vraiment le monde à l'envers. Faut-il connaître les mérites personnels d'Euclide pour pouvoir appliquer ses théorèmes et en éprouver l'efficacité? Absolument pas.
Exactement la même chose vaut en philosophie, plus même, sans cela on ne philosophe pas, on développe une pensée religieuse.
Bardamu a écrit :Comme je le disais il y a bien longtemps, dans une discussion avec Serge, nous ne sommes pas a priori touchés par un modèle, il n'y a pas d'évidence à ce qu'on se sente concerné par le sage "à la Spinoza" pas plus que par un Platon, un Descartes ou autre. Le modèle de Spinoza est même un repoussoir pour certains.
en effet. Je dirais donc: on ne peut être touché positivement par une philosophie (n'importe quelle philosophie) que si l'on a appris une méthode proprement philosophique d'aborder l'oeuvre que tel ou tel philosophe a écrit. Je dis bien "positivement", car il est clair qu'on peut détester une philosophie
sans l'avoir étudiée ou lue en détail, alors que la Haine est tout autant un Affect que la Joie (on peut même la détester au nom d'un certain Amour de la vie, donc au nom d'une joie, comme c'était le cas chez Korto). Tout comme on peut être touché par un Affect d'Amour passive
sans l'avoir lu de manière philosophique (et alors on s'en tient aux effets agréables de "reconnaître" certaines de ses propres idées dans le spinozisme, ou dans ce qu'en dit tel ou tel commentateur ou membre d'un forum, sans vraiment aborder tout ce qui est nouveau ou révolutionnaire par rapport à ce qu'on pense déjà soi-même).
Bardamu a écrit :Néanmoins, cette description d'un être ayant conscience de lui-même, des choses et de Dieu, vivant dans l'acquiescentia, appelant son état du terme "béatitude", est de toute évidence efficace pour un grand nombre de personne et favorise un mouvement vers la raison. Sans doute Spinoza touche-t-il là à quelque chose de profondément humain.
Efficace pour un grand nombre de personnes ... ? Tu connais vraiment "beaucoup" de gens qui ont lu Spinoza, qui prétendent l'avoir compris, et qui disent que cette lecture était très efficace en ce qui concerne leur propre bonheur? Je n'exclus pas du tout la possibilité, je me demande juste sur quoi tu te bases pour dire cela, au sens où moi-même pour l'instant j'ai l'impression qu'il s'agit d'un nombre très limité de gens, et que sans doute beaucoup parmi eux n'avaient qu'une compréhension assez "tronquée" du spinozisme.
Quant à "un mouvement vers la raison": si tu veux dire par là vers une conduite plus rationnelle ... disons que pour moi ce forum a montré qu'on peut à la fois fort aimer Spinoza et ne pas se comporter de manière très rationnelle ... . On pourrait objecter que ce n'est qu'un mouvement vers, sans plus. Dans ce cas: ok, c'est bien possible, mais je ne me sens pas à même de "mesurer" le mouvement que telle ou telle personne a fait dans sa vie personnelle vers la raison en ne lisant que des messages sur ce forum, et je connais trop peu de gens qui ont étudié
et appliqué le spinozisme dans leur propre vie pour pouvoir en juger.
Bardamu a écrit :Il ne s'agit donc pas de viser à se conformer au modèle proposé mais de reconnaître que quelque chose nous touche dans ce qu'il nous communique, qu'on se reconnaît en partie dans sa description de la dynamique de la connaissance et qu'on est ainsi poussé mécaniquement vers cette voie qui donnera plus de raison, plus de sagesse sans qu'on sache quelle forme spécifique elle aura pour nous.
Je ne peux que te dire que pour moi ceci est beaucoup trop peu ambitieux. La philosophie a dès le début eu une ambition beaucoup plus grande: améliorer la vie des gens en
bouleversant leur manière habituelle de penser, et surtout pas en disant en des mots plus érudits ce qu'ils pensent déjà, ce qu'ils peuvent reconnaître. Le pari de la philosophie consiste à dire que c'est précisement en changeant radicalement de manière de penser, en abandonnant ne fût-ce que temporairement les idées qu'on a déjà, qu'on obtient une vie meilleure, qu'on devient plus heureux. C'est le contraire d'aller chercher chez tel ou tel philosophe ce qu'on peut "reconnaître". C'est accepter de se laisser interroger par une philosophie dans ce qu'on pense être le plus évident et le plus fondamental. Ou comme le dit Monique Dixsaut en citant Platon: la philosophie consiste à faire bouger la pensée. Penser, au sens philosophique du terme, ce n'est pas s'en tenir à ce qui nous touche et ce qu'on reconnaît, c'est apprendre une méthode pour laisser derrière soi tout ça, pour pouvoir devenir sensible à des idées qui de prime abord ne nous disent rien ou nous choquent.
Bardamu a écrit :Donc :
- je ne parle pas de possible, je parle d'une puissance en acte, moteur d'un développement
d'accord, mais dès le début de cette discussion, nous sommes d'accord pour dire qu'une puissance, comprise au sens de ce qui sait agir et produire des effets, doit être elle-même en acte. Dire qu'il n'y a rien qui est "en puissance" chez Spinoza, c'est dire tout autre chose, c'est dire qu'il n'y a rien qui est à actualiser, même pas l'effet qu'une puissance en acte va produire dans 5 minutes et qui pour l'instant n'existe pas encore dans le temps. C'est donner un tout autre statut à ce qui n'est pas encore que le statut d'une chose "potentielle" ou d'une chose qui est l'effet d'un simple "développement" de ce qui est déjà en acte.
Bardamu a écrit :- les modèles sont des stimulations, des outils de communication qui toucheront leur cible pour autant qu'ils ne seront pas trop faux, qu'on s'y reconnaitra
comment définir ce "pas trop faux" ... ? Par le fait que certains s'y reconnaissent .. ? Reconnaître une idée n'est en rien une garantie de sa vérité. Lorsqu'on pense que le soleil tourne autour de la terre, on peut facilement reconnaître cette idée dans les écrits de certains siècles, cela ne dit strictement rien de la vérité de cette idée.
Un être de raison ou
exemplar n'est donc à mon sens pas un outil de communication, c'est une
idée, qui ensuite est communiquée par le seul moyen de communication dont disposent les philosophes: la parole, les mots, les livres, les sons, bref les signes. Puis c'est une idée
vraie, et c'est parce qu'elle est vraie qu'elle peut avoir un effet bénéfique sur celui qui l'a compris. Or pour pouvoir en comprendre la vérité il faut pas mal d'efforts, ce n'est pas une simple question de "reconnaissance" (précisément parce qu'il y a trop de choses nouvelles pour pouvoir réellement s'y "reconnaître").
Bardamu a écrit :- le modèle n'est pas une forme à atteindre, il ne s'agit pas de faire de l'idolâtrie, de se dire "ah, je vais devenir un Sage" comme on dirait "ah, voici une pierre".
pour moi dire qu'on a besoin de s'imaginer que Spinoza a eu une vie d'un Sage avant de pouvoir être touché par l'
Ethique ou d'essayer de la mettre à l'épreuve dans sa vie quotidienne, c'est déjà virer dans l'idolâtrie.
Bardamu a écrit :On ne vise pas une image, une Idée Idéale, une Forme Parfaite, on comprend que ce modèle exprime quelque chose d'humain, qu'il est un effort pour communiquer le résultat d'un mouvement de la raison, en l'occurrence celui de Spinoza. C'est le doigt qu'il faut regarder, le mouvement vers... et pas l'image de Lune. Ou plutôt, la Lune pour chacun c'est le mouvement lui-même.
je ne suis pas certaine d'avoir bien compris ce que tu veux dire par là. Pourrais-tu reformuler autrement?
Bardamu a écrit :Un dernier point, tu dis : "Bref, ce que vous (= tous ceux qui ci-dessus disent que potentiel et aptitude spinoziste, cela doit être la même chose) à mon sens me dites c'est que le spinozisme offrirait un type de bonheur où l'imagination devient plus important que la vérité."
Je suppose que tu as envisagé l'idée que tu ne comprenais pas bien ce qu'on disait, je suppose que tu ne penses pas sérieusement que quelqu'un ici entend dire que l'imagination est plus importante que la vérité.
tu sais, lorsque j'écris sur ce forum je ne me demande pas vraiment ce que sont les croyances personnelles des autres. Je me demande plutôt quelles pourraient être les présupposés et les conséquences des idées qu'ils proposent. Et là, bien sûr que je puisse me tromper, cela arrive même très régulièrement, et toute l'utilité du forum pour moi se trouve là.
Ainsi, dire qu'une idée X à mon sens mène nécessairement à l'idée Y, dont je sais que mes interlocuteurs ne peuvent pas la considérer comme vraie, c'est simplement montrer qu'à mes yeux, les conséquences implicites de X, conséquences auxquelles il se peut qu'on n'a pas encore pensées (simplement parce qu'on ne peut pas penser à tout, et qu'il se fait que moi je suis en train de réfléchir à cela pour l'instant), sont reconnues comme étant fausses par nous tous, et cela même devrait à mes yeux nous obliger à mettre en question les prémisses (X). Il s'agit simplement d'une démontration par l'absurde. X conduit nécessairement à Y, or vous trouvez que Y est fausse, donc comment alors accepter X, pourquoi (c'est-à-dire par le biais de quels arguments) ne pas accepter ce que je pense moi-même (non X)? Si la question a un sens, c'est parce qu'il se peut, bien sûr, qu'on aille trouver des arguments auxquels je n'ai pas encore pensés et qui rendent caduque ma démonstration par l'absurde. Donc qui pourraient m'obliger de reconsidérer la vérité de X (ou de non X).
Sinon j'envisage toujours la possibilité que je n'ai pas bien compris ce qu'on essaie de me dire, je crois même que sans cela, aucun véritable échange n'est possible (raison pour laquelle d'ailleurs je n'ai strictement rien à répondre au dernier message de Sescho dans le fil qu'il a créé récemment sous mon nom). Enfin "je" ... Socrate l'a déjà dit en son temps, Habermas le reformule aujourd'hui ... je ne crois pas être très innovateur en disant cela ... .
Bardamu a écrit :Je crois que personne ne rêve mais qu'on pense à nos forces propres et à leur développement. Ne fais-tu pas de même ?
pas quand j'essaie de penser de manière spinoziste, non, puisque je ne vois pas comment insérer cette idée d'un "développement" dans l'ontologie spinoziste.
Il va de soi que si je pense "normalement", c'est-à-dire sans tenir compte de tous les aspects du spinozisme, je ne peux que me percevoir comme quelqu'un qui a des forces à développer, et que je me demande comment je vais faire pour les développer. Mais je crois que le spinozisme nous invite à penser une évolution vers un "meilleur" autrement qu'en se basant sur cette idée. D'ailleurs, je viens de tomber sur un passage chez Kant qui me semble correspondre quasiment parfaitement à la manière dont aujourd'hui on a tous tendance à penser cette évolution vers un "meilleur", passage qui à mon sens confirme l'idée qu'une pensée d'un potentiel ou d'un simple développement de ce qui est déjà là est beaucoup plus kantienne (comme pas mal d'autres idées qui appartiennent au sens commun actuel) que spinoziste:
Kant a écrit :C'est un noble idéal que le projet d'une théorie de l'éducation et quand bien même nous ne serions pas en état de le réaliser, il ne saurait être nuisible. On ne doit pas tenir l'Idée pour chimérique et la rejeter comme un beau rêve, même si des obstacles s'opposent à sa réalisation.
Une Idée n'est rien d'autre que le concept d'une perfection, qui ne s'est pas encore rencontrée dans l'expérience. Par exemple l'Idée d'une république parfaite, gouvernée d'après les règles de la justice! Est-elle pour cela impossible? Il suffit d'abord que notre Idée soit correcte pour qu'ensuite elle ne soit pas du tout impossible, en dépit de tous les obstacles qui s'opposent encore à sa réalisation. Si par exemple tout le monde mentait, la franchise serait pour cela une simple chimère? Et l'Idée d'une éducation, qui développe toutes les dispositions naturelles en l'homme, est certes véridique.
Qui ne serait pas
a priori d'accord avec cela, aujourd'hui? Pourtant je crois que d'un point de vue spinoziste on ne peut pas dire que l'Idéal à réaliser consiste en un développement de "dispositions naturelles". Kant poursuit:
Kant a écrit :Dans l'éducation actuelle l'homme n'atteint pas entièrement le but de son existence. (...) Mais nous pouvons travailler au plan d'une éducation conforme au but de l'homme et léguer à la postérité des instructions qu'elle pourra réaliser peu à peu. (...) La nature a donc bien mis en celles-ci des germes et pour les y développer, il ne faut que semer et planter convenablement ces fleurs. Il en est de même pour l'homme!
Il y a beaucoup de germes dans l'humanité et c'est notre tâche que de développer d'une manière proportionnée les dispositions naturelles, que de déployer l'humanité à partir de ses germes, et de faire en sorte que l'homme atteigne sa destination. Les animaux remplissent d'eux-mêmes leur destination et sans la connaître. Seul l'homme doit chercher à l'atteindre et cela ne peut se faire, s'il ne possède pas un concept de sa destination. Chez l'individu l'accomplissement de la destination de l'homme est même entièrement impossible. Si l'on admet un premier couple réellement cultivé, il faut encore savoir comment il a éduqué ses enfants. Les premiers parents donnent déjà à leurs enfants un exemple; les enfants l'imitent et ainsi se développent quelques dispositions naturelles. Mais toutes ne peuvent être cultivées de la sorte, car le plus souvent ce sont de simples circonstances en lesquelles les enfants voient des exemples.
(extrait de
Réflexions sur l'éducation de Kant)
On retrouve tout ce qu'on a pu m'objecter dans cette discussion: l'idée d'un accomplissement, d'un développement, la nécessité d'un "exemple" personnel, l'idée de dispositions naturelles (appelées ci-dessus "potentiel"), l'idée de l'influence des circonstances extérieures sur la possibilité de développer ce potentiel ou non.
Bien sûr, ce n'est pas parce que Kant a pensé tout cela que ce serait contraire au spinozisme. Seulement, ce n'est pas non plus parce qu'aujourd'hui on est spontanément d'accord avec la manière de penser kantienne que Spinoza doit nécessairement avoir pensé la même chose. A mon sens, Sévérac nous montre qu'en fait, Spinoza à ce sujet propose une idée fort différente, et cela non seulement parce qu'on ne trouve point de passages équivalents à ceux-ci dans son oeuvre, mais surtout parce qu'il abolit les causes finales et donc aussi tout ce qui est "en puissance".
Bardamu a écrit :Comment appelles-tu cet effort pour comprendre Spinoza ? Est-ce que ça avance ? Est-ce que tel ou tel commentateur (ou tel membre du forum...) est pour toi un exemple de compréhension supérieure de Spinoza ? Est-ce que tu sens ta raison en exercice te porter plus loin ?
si la question est de savoir comment
moi j'appelle cet effort, je peux te confirmer que je ne l'appellerais pas différemment que ce que tu fais toi. Mais je ne vois pas en quoi ma petite pensée personnelle aurait un quelconque intérêt. Ce dont il s'agit ici pour moi, c'est de savoir comment
Spinoza propose de penser ces choses. Et alors je ne vois pas en quoi on pourrait dire que ce serait spinoziste de prendre un autre penseur comme "exemple" d'une compréhension supérieure.
Quand est-ce que Spinoza dit que pour devenir plus heureux il faut aller chercher des gens et se baser sur l'exemple que nous donne leur vie personnelle? Il en parle, en effet, mais uniquement dans le TTP, et pour dire que le premier genre de connaissance (car penser par
exemplum c'est exactement ce qui caractérise la pensée religieuse) parfois peut avoir quelques effets positifs, non pas en ce qui concerne la connaissance vraie de Dieu ou du monde, mais simplement en ce qui concerne la morale et la paix sociale.
Sinon si j'apprécie les écrits d'un commentateur (pas le commentateur lui-même bien sûr, puisque je ne le connaîtrai probablement jamais personnellement) ou d'un membre de ce forum (idem), c'est à cause de la profondeur de leur analyse, surtout pas en vertu d'un sentiment de penser comme eux. C'est parce que leur interprétation est telle qu'essayer de voir en quoi je pense qu'il s'agit d'une interprétation vraie ou fausse m'oblige à repenser pas mal de choses, à pousser ma connaissance du spinozisme plus loin.
Enfin voilà ...