Bardamu a écrit :Bonjour Louisa,
pour reprendre la question du "potentiel" en restant dans la question d'origine, toute la problématique que je voulais illustrer se résume à :
Spinoza parle d'une "potentia intellectus" qui est l'instrument de libération, ce qui permet de passer de l'ignorance à la sagesse. Son système n'acceptant pas de "en puissance", le terme de "potentia" a chez lui un sens différent de la scolastique ce qui ne l'empêche pas pour autant d'utiliser le terme.
L'illustration que je donnais par le ressort correspondait donc à une chose simple (j'espère...) : j'appelle "potentiel" ce que Spinoza appelle "potentia" dans le cadre de l'application de la potentia intellectus à la liberté humaine, ce potentiel-potentia est une puissance de libération en acte qui s'exprime comme effort (dans la durée) et mène certaines personnes à la sagesse.
C'est par l'exploitation de cette puissance qu'on avance dans la voie que Spinoza propose aux hommes et ceux qui réussissent sont ceux qui expriment cette puissance. On ne sait pas si en jouant on va gagner mais on sait que tous les gagnants ont joué.
Si "certains sont arrivés" comme dit Acta93 c'est qu'ils ont exprimé leur "potentia intellectus".
Et lorsqu'il demande si il y a des signes de progression et au bout de combien de temps, je répondrais simplement que les signes (ou symptômes ?) ne sont que la joie qui se manifeste à chaque idée adéquate obtenue, que ce n'est pas au bout d'un certain temps mais dès le départ.
En fait, pour savoir si nous divergeons vraiment il suffirait peut-être que tu développes ce que tu disais plus haut : "Pour Spinoza (tel que je le lis), tout homme désire sans cesse de se transformer, et d'acquérir une "nature supérieure" à celle qu'il a".
Quel est ce désir ? Comment a-t-on l'idée d'une "nature supérieure" ? Cette idée n'est-elle pas celle nous faisant voir qu'on a une puissance considérée en tant qu'elle mène à un mieux, en tant qu'elle mène à la plus grande expression de notre nature, une puissance que j'appelle "potentiel" sous ce point de vue ? Comment expliquerais-tu ou illustrerais-tu (un exemple vaut souvent mieux que beaucoup de théorie...) la nature de ce désir de se transformer et d'acquérir une "nature supérieure" ?
P.S. : pour ce qui est du mot "potentiel", peu m'importe. Si cela sonne mal à tes oreilles, je peux en rester à une périphrase du genre "puissance de l'entendement en tant qu'elle permet à l'homme de passer de l'ignorance à la sagesse" ou plus généralement "puissance de l'homme en tant qu'elle lui permet d'aller vers un "mieux"".
Bonjour Bardamu,
à mon sens, ce n'est pas juste une question de mots. La façon dont tu utilises ci-dessus le mot "potentiel" me semble correspondre à ce qu'on entend d'habitude par là, et ensuite tu appliques cette idée au spinozisme, pour essayer de penser un potentiel dans des termes proprement spinozistes. Or passer de l'ignorance à la sagesse ce n'est pas, chez Spinoza, une actualisation de ce qui n'est que potentiel, ce n'est pas une "expression" de ce qui est déjà là mais pas encore actualisé/exprimé. Passer de l'ignorance à la sagesse c'est
changer de puissance. Non pas exprimer ou réaliser, mais carrément changer.
Personnellement, je n'ai aucun problème avec le mot "potentiel", ni avec le sens qu'il revêt couramment. Je me perçois spontanément moi-même comme étant quelqu'un qui "peut mieux faire", c'est-à-dire qui a le potentiel de mieux faire ("plus est en moi"), et cette perception me semble être utile pour réellement pouvoir atteindre une vie meilleure.
Le problème est plutôt: dans quelle mesure y a-t-il un potentiel ou du potentiel chez Spinoza?
Tu dis: il utilise le mot
potentia donc il doit y en avoir. Or le mot
potentia n'est jamais utilisé par lui au sens de "potentiel" ou de "en puissance". Il s'agit simplement d'une force, appelée parfois aussi
vis ou
potestas (lorsqu'il s'agit d'actes singuliers: la force de faire ceci ou cela). A mon sens la puissance chez Spinoza ne désigne donc rien d'autre que l'ensemble de tout ce qu'on sait faire
ici et maintenant. C'est pourquoi il peut identifier puissance et essence.
A cela tu sembles répondre: oui mais identifier puissance et essence, c'est juste dire que toute puissance est toujours en acte, sinon elle ne peut rien "réaliser" (ou comme tu le dis ci-dessus, elle ne peut pas "s'exprimer"). On est bien d'accord pour dire que lorsqu'il y a du potentiel, il faut quelque chose qui sait actualiser ce qui pour l'instant n'est qu'en puissance ou potentiel. Mais justement, ce qui n'est qu'en puissance ou potentiel se caractérise par le fait de ne pas encore être/exister. Le problème, comme j'ai déjà essayé d'expliquer ci-dessus, c'est que lorsque tu dis que pour avoir une chose "en puissance", il faut une "puissance" qui elle-même est en acte, puissance dont l'acte est capable d'actualiser la chose qui pour l'instant n'est qu'"en puissance", tu admets l'idée que certaines choses ne soient qu'"en puissance". Or, comme tu le dis ci-dessus, rien n'est "en puissance", chez Spinoza. Raison pour laquelle on ne peut pas lire la
potentia spinoziste comme ce qui actualise ce qui n'est qu'"en puissance". La puissance spinoziste n'actualise plus rien, elle est, tout simplement, au sens où elle définit une essence. Et tout ce qui existe a une essence, on ne peut pas en partie être séparé de sa propre essence, ou ne pas l'exprimer. On exprime toujours déjà entièrement sa propre essence singulière (c'est grâce à cette "expression" qu'on peut être dit "exister en acte", dans les deux sens que Spinoza donne à cela).
La puissance spinoziste est moins un instrument (en vue d'un but), qu'une réalité en tant que telle. Mon degré de puissance, c'est qui je suis,
ici et maintenant, et non pas un simple outil pour devenir autre. Bien sûr, je serai autre dans quelques instants, mais rien ne garantit que j'aurai davantage d'idées adéquates donc une plus grande puissance, je peux tout aussi bien avoir davantage d'idées inadéquates, et alors ma puissance préalable n'était qu'une cause parmi tant d'autres de m'avoir déterminé de devenir ceci et non pas cela. Dire que je suis "en puissance" celui qui aura davantage d'idées adéquates dans un instant n'a aucun sens, d'un point de vue spinoziste, puisque je ne peux pas savoir dans quelle direction le degré de puissance qui me définit maintenant sera déterminé à évoluer.
Par conséquent, je suis toujours aussi sage que mon degré de puissance le permet, j'exprime toujours pleinement ma puissance à moi, sans reste (la béatitude consiste à prendre conscience de ce fait!). Et ma puissance, c'est l'ensemble des idées adéquates que j'ai
ici et maintenant, c'est donc ma liberté à moi. Par conséquent, augmenter sa puissance c'est passer à un plus grand degré de liberté/réalité encore. Mais pour y arriver il faut non pas parvenir à "exprimer" "son" essence toujours déjà là, il faut changer d'essence, il faut passer à une essence plus forte.
Le bébé, par exemple, ne désire être libre que dans la mesure où sa puissance le lui permet, c'est-à-dire très peu, puisqu'il n'a quasiment aucune idée de ce que c'est qu'être libre. Or, lorsque ce bébé est devenu adulte, il a acquis, dit Spinoza, une autre nature, une nature beaucoup plus puissante, c'est-à-dire il a changé de degré de puissance, et donc d'essence. Il aura une essence beaucoup plus parfaite/libre. Que dans son Esprit sa mémoire contienne encore des traces de l'essence qu'il était en tant que bébé, n'y change rien. Ces idées sont devenues peu importantes, tenu compte de toutes les idées adéquates (et inadéquates) qu'il a entre-temps pu ajouter à l'essence du bébé qu'il était. Il ne s'est donc pas "libéré de" l'essence du bébé, il (et son environnement) y a plutôt ajouté un tas de choses!
Bref, je dirais que Spinoza lui-même donne le meilleur exemple possible pour illustrer l'absence d'un potentiel dans son éthique.