A toutes fins utiles, je donne, à nouveau, un extrait de la présentation, par Pierre Macherey, du livre de Pascal Sévérac « Le devenir actif chez Spinoza » que l’on trouve en :
http://stl.recherche.univ-lille3.fr/sem ... cipal.htmlCet extrait nous montre ce qu’il faut entendre par devenir ou être libre dans un cadre spinoziste où le libre arbitre est exclu.
« Sous une forme très simplifiée, le problème éthique peut donc être posé de la façon suivante : comment devenir libre, alors que tout paraît devoir s’y opposer, et que l’idée même du devenir est un produit, non de la raison, mais de l’imagination, qui, à la fois, espère et craint le changement dans un monde tellement massifié par la soumission à des lois, à ses propres lois, que par définition rien n’y bouge ? La réponse que propose Spinoza à cette question est on ne peut plus paradoxale, et étonnante de la part d’un penseur de l’époque classique, ce qui justifie qu’il ait été par la suite considéré comme un moderne, très en avance sur son temps : elle consiste à dire que, devenir libres, sans aucun doute nous le pouvons, tout simplement parce que nous le sommes déjà de toute éternité, hors de toute considération temporelle, sans toutefois nous en rendre compte, sinon sous la forme confuse d’une aspiration inassouvie, donc sans parvenir à tirer toutes les conséquences de cette situation effective, que cette incapacité à en percevoir les tenants et les aboutissants due à l’ignorance convertit en son contraire, c’est-à-dire en cause de servitude. Sur ce point, s’applique à plein la fameuse formule du Zarathoustra de Nietzsche : « Deviens ce que tu es ! ». C’est-à-dire que le secret de la libération consiste à exploiter des virtualités que le réel, bien loin d’en constituer l’émanation, projette en avant de lui, restant cependant à restituer toute leur plénitude à ces virtualités on ne peut plus réelles ou inscrites dans la réalité, ce qui est précisément le programme imparti à un devenir actif.
Pascal Sévérac explique en conséquence, et c’est sans doute ce qui constitue le thème directeur de sa réflexion, que ce devenir s’effectue dans la forme de la persévérance, sur le modèle d’un retour aux sources et non d’une transformation ou d’un changement de nature. Pour le comprendre, il faut s’extraire d’une logique de l’altérité, au sens d’une altérité vécue comme contrainte, ou comme un rapport en extériorité, du type de celui qui lie entre elles les choses finies (E I proposition 28), et s’efforcer de penser selon une logique intégrée de la communauté, qui rend compte, sub specie aeternitatis, de la relation que chaque être fini entretient, en tant que mode, avec Dieu qui est cause en dernière instance à la fois de son essence et de son existence. A travers cette communauté se donne à concevoir une toute nouvelle figure de l’altérité, altérité intériorisée n’impliquant nulle contrainte : pour un mode fini, qui « est en autre chose » (in alio est, E I définition 5), parce que son existence ne se conclut pas directement de son essence, ce qui est seulement le cas de la substance, cet Autre en lequel il est, et par lequel il est conçu, Dieu ou la Nature, ne se présente pas vis-à-vis de lui comme une réalité surplombante avec laquelle il entretiendrait un rapport de forces et pourrait entrer en conflit, comme c’est le cas des autres choses finies dont le réseau le conditionne à la fois en tant que cause et en tant qu’effet, ce qui a pour conséquence qu’il n’agit dans le cadre propre à ce réseau que parce qu’il est déterminé à le faire ; mais il représente la puissance à laquelle, sans avoir à entrer avec elle dans une relation d’échange, il participe intimement : elle lui communique l’élan qui le pousse à persévérer dans son être, la part de l’infini divin qui est tout au fond de lui, comme une source d’activité qui ne peut tarir, dans laquelle il lui faut replonger pour se relancer dans le sens du passage à une perfection plus grande, dont l’autre nom est l’amour de Dieu, au sens, non de l’amour qu’on porterait à Dieu comme à un être extérieur et transcendant, mais de l’amour qui vient de Dieu, amour que Dieu se porte à soi-même en nous ; car si nous ne sommes pas Dieu, en raison de notre condition d’êtres finis, nous n’en sommes pas moins de Dieu, c’est-à-dire à la fois produits par lui et produits en lui, n’y ayant rien qui puisse être extérieur à sa nature. Ceci constitue le thème central d’une philosophie de l’immanence, au point de vue de laquelle la liberté est en conséquence l’élément naturel dans lequel nous vivons, au sens où l’eau est l’élément dans lequel vivent les poissons, et non un objectif lointain, un possible abstrait dont nous serions séparés par les obstacles que lui oppose concrètement la nature des choses qui tendrait en permanence à nous ramener au statut d’êtres contraints, que leur finitude condamne à la passivité.
C’est pourquoi le problème éthique doit être posé dans les termes de l’activité et de la passivité, qui constituent ses enjeux véritables. Etre libre, c’est être actif, en exploitant au maximum la disposition à agir, la « vertu » (virtus, en un sens voisin de la virtù machiavélienne) qui résulte de la participation à la puissance infinie de Dieu. Or celle-ci doit elle-même être comprise comme une puissance agissante, produisant tous les effets qu’il est dans sa nature de produire, et ceci sans résidu, donc sans que puisse s’instaurer aucune distance entre le possible et le réel, qui est tout ce qu’il peut être, c’est-à-dire parfait. Pour nous, être actifs, c’est adhérer autant que nous en sommes capables, corporellement et mentalement, à cette activité fondamentale dans la dynamique de laquelle nous sommes de toute façon engagés. Et en conséquence, être passifs, c’est-à-dire soumis à une contrainte, c’est encore prendre part à cette activité, mais au minimum de ce à quoi elle nous dispose, par exemple en menant une existence de somnambules, qui accomplissent des gestes qu’ils ne maîtrisent pas, et qui n’ont pas pleinement conscience de ce qu’ils font.
Qu’est-ce qui décide alors du sens dans lequel s’oriente notre vie, en l’inclinant soit du côté de l’activité soit de celui de la passivité, qui est une activité minimale et non le contraire absolu ou l’absence totale d’activité, qui serait la mort ? Etre actif, avons-nous dit, c’est entrer dans l’amour de Dieu en participant à son élan : or cet amour, comme son nom l’indique, présente une composante affective, par laquelle ses impulsions s’inscrivent nécessairement au plus profond de notre être ; mais il est aussi, condition suffisante de son efficacité, un amour intellectuel, qui entraîne la raison en même temps qu’il est entraîné par elle, ce qui permet à l’être qui y est en proie d’adhérer pleinement à son propre concept en exploitant toutes les virtualités données réellement dans sa nature. Spinoza développe par ailleurs, dans la troisième partie de l’Ethique, une conception tout à fait originale de l’amour, très différente en particulier de celle de Descartes : celui-ci n’est pas, selon lui, un désir, par lequel nous tendrions à nous approprier quelque chose que nous n’avons pas ; mais il est une joie, à travers laquelle nous exprimons notre propre puissance d’être en conférant à cette expression son degré maximal. C’est pourquoi ce que nous aimons, nous l’aimons toujours en nous-mêmes, en tant qu’il représente notre puissance d’être et d’agir, qui est notre propriété la plus proche et la plus incontestable : et en conséquence, comme nous l’avons dit, aimer Dieu corps et âme, c’est aimer Dieu en nous, ou encore aimer Dieu qui lui-même s’aime en nous, en jouissant de la plénitude de son être, qu’il possède en totalité, au sens où précisément on jouit de ce qu’on possède. Etre libre, c’est jouir et se réjouir de sa propre nature, en en éprouvant sans retenue, sans rien en distraire, la dimension active, qui vient de Dieu et témoigne de la présence indéfectible du divin tout au fond de nous, présence que nous ressentons de façon plus ou moins claire, selon le degré auquel « nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels » (sentimus experimurque nos aeternos esse, E V, scolie de la proposition 23). »