Enegoid a écrit :Puissance, c’est d’abord puissance d’exister. Je note l’exemple savoureux tiré des définitions sur le présent site : la moule, dans l’eau de mer, a plus de puissance d’exister que nous. Et j’ajoute : le jeune de banlieue (puisque nous sommes un peu partis de là) a plus de puissance d’exister au pieds de son escalier que vous, si vous ne faites pas partie du paysage. La puissance dépend du contexte.
Le degré de puissance qui caractérise une chose singulière étant lui aussi singulier, correspondant à l'essence singulière de cette chose, je vois mal comment la puissance d'une chose pourrait dépendre du contexte, au sens où une seule et même chose pourrait être moins ou plus puissante qu'elle-même, en fonction du contexte dans lequel elle se trouve.
D'ailleurs ce que Spinoza dit en E1.11, c'est que non posse existere impotentia est, & contra posse existere potentia est. Autrement dit: ne pas pouvoir exister est une impuissance, pouvoir exister est une puissance. Le scolie précise que plus "il appartient de la réalité à la nature d'une chose, plus elle a de forces (vis) par soi pour exister". Mais il y ajoute immédiatement qu'ici il ne parle que des seules substances, et non pas des choses qui se font par des causes extérieures (les modes donc, ou les êtres finis). Car tout ce que celles-ci ont de perfection ou de réalité (il dira au début de l'E2 que c'est la même chose), elles le doivent tout à la vertu de la cause extérieure, "et par suite leur existence naît de la seule perfection de la cause extérieure, et non de la leur propre". En effet, le premier axiome de l'E2 confirmera que "l'essence de l'homme n'enveloppe pas l'existence nécessaire, c'est-à-dire, selon l'ordre de la nature il peut aussi bien se faire que tel ou tel home existe, ou bien qu'il n'existe pas".
Jusqu'ici, on dirait donc que seul Dieu a une puissance, tandis que l'homme est impuissant. Or on sait que par après, Spinoza va définir l'essence singulière d'une chose par un degré de puissance. A mon sens il faut en conclure que le passage cité ci-dessus ne donne pas vraiment de "définition" de ce que c'est qu'une puissance. Il ne reprend que le sens habituel (en philosophie à son époque) du mot puissance (d'ailleurs il y ajoute le fameux ut per se notum est. On ne peut donc tirer une définition proprement spinoziste de ce que c'est que d'être un degré de puissance pour une chose finie de ce passage.
Enfin, à mon avis et jusqu'à preuve du contraire, Spinoza n'utilise jamais l'expression "puissance d'exister". Une chose finie peut avoir plus ou moins de puissance qu'une autre chose, mais l'exister ne dépend pas de sa puissance, le persévérer dans l'existence ou l'être dépend de la rencontre fortuite avec le monde, et n'est pas déductible de son essence ou degré de puissance.
Sinon - chose que je n'avais pas encore remarquée - la notion de puissance est tout à fait absente de l'E2, hormis une mention de la puissance de Dieu (n'étant rien d'autre que son essence agissante) au début, et une deuxième dans le tout dernier scolie (la puissance d'affirmer vrai ce qui est vrai comparée à la puissance nécessaire pour affirmer vrai ce qui est faux).
La première véritable "définition" de la puissance d'une chose finie se trouve, si je ne m'abuse, dans la démonstration de l'E3P7, celle qui définit le conatus. On y voit que la puissance d'une chose n'est rien d'autre que l'EFFORT par lequel elle fait quelque chose (quidquam agit, ou s'efforce de faire quelque chose (agere). Enfin Spinoza y utilise la formule potentia sive conatus, quo in suo esse perseverare conatur, la puissance étant donc l'effort par lequel la chose s'efforce de persévérer dans son être. A mon sens cela confirme ce que je viens de dire au début: le degré de puissance n'est PAS la puissance d'exister ou d'être d'une chose, il désigne seulement l'effort que cette chose fait pour exister, sachant que l'existence lui est toujours "donnée", ne lui appartient jamais en propre, et donc, en fin de compte, ne dépend PAS d'elle (sinon on pourrait déduire la durée d'une chose de son essence, ce qui n'est pas possible). Enfin, Spinoza y ajoute que la puissance d'une chose n'est donc rien d'autre que son essence actuelle.
Nous obtenons donc:
CONATUS (in suo esse perseverare) = ESSENTIA ACTUALIS = POTENTIA.
Enegoid a écrit :
Ensuite puissance d’agir. De l’âme et ou du corps ? Les deux sont liés, mais distincts.
E3P11: "Toute chose qui augmente ou diminue, aide ou contrairie, la puissance d'agir de notre Corps, l'idée de cette même chose augmente ou diminue, aide ou contrarie, la puissance penser de notre Esprit".
Puissance de penser et puissance d'agir de notre Corps ne sont donc qu'une seule et même chose, considérée tantôt sous l'attribut de la Pensée, tantôt sous l'attribut de l'Etendue.
enegoid a écrit : Et agir est le contraire de pâtir. Agir c’est être une cause adéquate. (ET3 Def 2). Mais si l’on conçoit bien la capacité de l’âme à être active, par la réflexion, la capacité du corps à être actif me parait moins claire. A moins qu’il ne soit toujours actif (cause adéquate) ? A moins qu’il ne soit actif qu’en relation avec une âme aux idée adéquates ?
je me demande s'il ne faut pas dire que pour l'Esprit, agir c'est penser, tandis que penser c'est produire des idées adéquates (ce n'est qu'une hypothèse, sans plus). L'embêtant c'est que la 3e définition de l'E2 dit qu'il n'appelle "idée" que ce qui est activement produit par l'Esprit, tandis qu'il appelle "perception" ce qui se passe quand l'Esprit pâtit. Or on sait que quand l'Esprit a une idée inadéquate, il pâtit. Pourquoi parler ici d'idée, si l'idée n'est que ce que l'Esprit produit activement ... ?
Sinon je ne crois pas que Spinoza parle d'une quelconque capacité du Corps à être actif ou passif. Le Corps est une puissance d'agir, tout court. Cela veut dire qu'il produit sans cesse des effets, qu'il est "productif". Hormis cela il peut également être affecté ou affecter lui-même. Tandis que l'Esprit aussi a sa propre "puissance d'agir", qui elle consiste effectivement à produire des idées adéquates.
Enegoid a écrit :L’âme est active en tant qu’elle a des idées adéquates. Sa puissance est augmentée si elle a l’idée d’une chose qui augmente la puissance d’agir de notre corps (Et 3 p 11).
(C’est pourquoi je maintiens que l’idée de faire du sport n’est pas si a-spinoziste que cela. Voir également les grecs ! Mens sana etc.)
E3P11 dit plus précisément que la puissance de penser de l'Esprit est augmentée quand l'Esprit IMAGINE une chose qui affecte notre Corps d'une telle façon que sa puissance d'agir en est augmentée. En imaginant cette chose, nous ressentons de l'Amour par rapport à cette chose. Si l'on imagine au contraire une chose qui en affectant notre Corps en diminue la puissance, la puissance de l'Esprit par là même diminuera aussi, et nous aurons cette chose en Haine.
Or en tant que nous imaginons, nous sommes dans le premier genre de connaissance, pas dans les idées adéquates. Il s'agit ici donc de Joies et de Tristesses ou d'Affects PASSIFS. Par conséquent, quand l'Esprit imagine une chose qui affecte positivement la puissance d'agir de notre Corps, il pâtit, même si cela augmente sa puissance de penser.
Inversement, je ne suis pas certaine que l'on peut déduire de cette proposition que faire du sport augmente nécessairement la puissance d'agir du Corps et la puissance de penser de l'Esprit. Soigner son Corps pour qu'il soit en bonne forme, c'est simplement ce qu'il faut faire pour conserver sa santé, je ne crois pas que cela en tant que telle AUGMENTE déjà notre puissance. Car si c'était le cas, Spinoza aurait dû nous dire que celui qui a la plus grande puissance de penser, c'est l'athlète, ce qui est manifestement faux (raison pour laquelle il dit au contraire que la puissance du Corps ne se mesure pas à la force physique).
Alors que pourrait être plus précisément la puissance d'agir d'un Corps? Je crois toujours que le scolie de l'E2P13 peut en donner une indication: en parlant de deux choses différentes, Spinoza y dit "et pourtant nous ne pouvons pas nier non plus que les idées diffèrent entre elles comme leurs objets, et que l'une l'emporte sur l'autre, et contient plus de réalité, dans la mesure où l'objet de l'une l'emporte sur l'objet de l'autre, et contient plus de réalité; et c'est pourquoi, pour déterminer en quoi l'Esprit humain diffère des autres, et l'emporte sur les autres, il nous est nécessaire de connaître, comme nous l'avons dit, la nature de son objet, c'est-à-dire le Corps humain. (...) Je dis pourtant, de manière générale, que plus un Corps l'emporte sur les autres par son aptitude à agir et pâtir de plus de manières à la fois, plus son Esprit l'emporte sur les autres part son aptitude à percevoir plus de choses à la fois; et plus les actions d'un corps dépendent de lui seul, et moins il y a de corps qui concourent avec lui pour agir, plus son esprit et apte à comprendre de manière distincte. Et c'est par là que nous pouvons connaître la supériorité d'un esprit sur les autres (...)".
C'est notamment ce passage qui me fait penser que par "puissance d'agir" du Corps, il faut avant tout entendre "aptitude à agir et pâtir de plus de manières à la fois". Un champion de la natation sait certes très bien nager, mais cela, ce n'est qu'une seule chose, cela ne prouve en rien qu'il a augmenté l'aptitude à agir (ET pâtir) de plus de manières à la fois. Quelqu'un qui sait écouter une symphonie classique, et sait en même temps entendre les différents accords et leurs liens entre eux, les différents motifs de la symphonie, les différentes parties, les différentes instruments, et qui sait être ému par telle ou telle note, ne montrerait-il pas une plus grande puissance corporelle que celui qui fait preuve d'une grande force musculaire, sans plus (je fais un instant abstraction de toutes les exigences "spirituelles" et autres propre à une activité sportive de haut niveau)?
Enegoid a écrit :Mais si l’âme est active, est-elle puissante ?
si l'essence actuelle se définit uniquement par les idées adéquates et non pas par les idées inadéquates, alors oui, la puissance de penser de l'Esprit se définit par la mesure dans laquelle il est actif.
'Enegoid a écrit :Spinoza parle de la puissance d’agir du corps. Il parle de l’activité ou de la passivité de l’âme. Il ne parle pas de la puissance de l’âme (sauf en relation avec une diminution de la puissance du corps Et3 p13).
si il en parle. Il parle même de la puissance d'agir de l'Esprit (voir par exemple E3P53-55) - d'ailleurs il parle aussi d'une puissance d'imaginer de l'Esprit (je ne retrouve pas la référence pour l'instant). Bien sûr, en vertu du parallélisme la puissance de l'Esprit est toujours relatée et même égale à la puissance du Corps.
Sinon je crois qu'effectivement, il nous faudrait essayer de préciser l'usage du mot "agir". Quand le Corps agit, l'Esprit a-t-il toujours une idée adéquate ou non? Cela ne m'est pas encore très clair.