Nepart a écrit :Cher Louisa,
Je ne culpabilise pas d'être la raison de la misère humaine. C'est juste que je pense que la nature à fait des êtres humains qui ont par nature, une pensée pour les autres, et que cela a certainement permis leur avancée actuelle, mais que cela crée fatalement une source de peine.
En quelque sorte c'est une source impure de plaisir car elle emmènerai forcement avec elle une source de peine.
Bien que la prise de conscience du déterminisme relativise cette peine, elle n'en reste pas moins grande, et je remarque que les seuls moments de grande joie que j'ai dans ma vie, c'est quand le niveau de conscience de tout ça est faible.
Tu es certainement en dessacord avec moi car tu défends l'idée qu'il n'y a pas plusieurs niveau de conscience.
Je suis d'accord avec ça quand il s'agit d'une informations.
J'ai conscience que si je meurt le monde ne va pas s'arreter.
Mais quand il s'agit de ressenti, de sensations et de sentiments, il y a plusieurs niveaux.
Si tu dois tuer quelqu'un de tes propres mains et si tu dois ordonner à quelqu'un de tuer quelqu'un pour toi, tu ne seras pas autant touché dans les 2 cas.
Donc non je ne pense pas que je sous estime l'imagination. Je m'imaginerai sans doute la scène si j'ai envoyé quelqu'un, mais rien n'est aussi réaliste que la réalité.
Nepart a écrit :Si toi qui fait un travail dans le but de ne plus souffrir à la pensée des souffrances des autres, n'y arrive pas, je ne vois pas comment moi y arriverai.
Cher Nepart,
si en gros je suis assez d'accord avec ce que vient d'écrire Sescho quant à la solution proprement "spinoziste" au problème que tu poses, je crois qu'effectivement, ce problème comporte pour ainsi dire deux "volets": d'abord il s'agit de trouver le point de vue ou l'idée du monde nécessaire à ce genre de solution, mais ensuite il faut encore trouver un moyen pour pouvoir utiliser cette idée réellement dans la vie quotidienne afin de concrètement ne plus (ou disons moins; ce serait déjà ça) souffrir à la pensée des souffrances des autres.
Or ce que tu dis dans le dernier message adressé à moi traitait assez explicitement de ce deuxième volet, et à raison, car je ne l'avais pas encore très bien développé dans mon dernier message ci-dessus. J'y avais seulement dit que pour Spinoza, une idée adéquate (produite par la raison) n'affecte pas moins notre Esprit que n'importe quelle autre affection ou image. Voici donc l'une des façons dont on pourrait comprendre cela.
C'est que pour Spinoza, imaginer quelque chose, c'est l'avoir présent à l'Esprit. C'est la faculté de "temporalisation", si l'on veut, la faculté qui nous fait vivre les choses dans le temps, dans une succession de moments. La vérité, en revanche, est "éternelle", c'est-à-dire a quelque part un côté "hors temps". Et alors en effet, on pourrait se demander comment une vérité en tant que telle pourrait nous affecter. A mon sens, Spinoza répond en soulignant deux choses:
1. D'abord notre idée vraie, elle se produit bel et bien dans notre Esprit à un moment précis. Si aujourd'hui j'ai compris une démonstration d'un théorème en mathématiques, on ne peut pas dire que j'avais déjà cette idée vraie dans mon Esprit hier. Puis souvent avoir compris quelque chose procure une Joie. Cela prouve qu'une idée vraie nous affecte réellement.
2. Or on pourrait se dire que cette affection, aussi vraie soit-elle, ne nous affecte tout de même pas très durablement, au sens où il suffit que juste après nous entendons une mauvaise nouvelle pour que notre Joie aura déjà disparu et fera place à une Tristesse. Donc en ce sens on pourrait certes dire que l'image de quelque chose qu'on voit présent ici et maintenant nous affecte plus que juste savoir que ceci ou cela est vrai, sans plus. Et en ce sens, effectivement, juste sauver 10 personnes mais en les voyant devant soi nous affectera davantage, spontanément, qu'en sauver 10.000 mais sans jamais les voir. Or c'est précisément à ce niveau-ci qu'il me semble que la solution spinoziste est assez originale et vaut la peine d'être "testée" dans la vie réelle. Dire qu'une idée vraie ou un produit de la raison nous affecte, c'est déjà abandonner la séparation classique entre raison et sentiment, mais la façon dont Spinoza suggère de résoudre ce deuxième aspect (une image présente nous affecte plus qu'une idée vraie, en tant que simple connaissance logique) est à mon sens plus originale encore. Tentative de l'expliquer.
Le point crucial, il me semble, consiste dans le fait de commencer à utiliser activement cette faculté qu'est l'imagination. Car si l'idée vraie peut nous affecter de Joie, le problème n'est pas là, le problème est plutôt de savoir comment cette idée pourrait nous affecter sans cesse, de façon durable, et pas juste un instant, là où une image peut nous frapper très fortement et rester présente très longtemps dans l'Esprit, aussi après qu'on ne la voit plus réellement. Le problème est donc: comment faire durer la Joie qu'accompagne une idée vraie?
Réponse de Spinoza: il faut essayer d'enchaîner nos affections/affects/sentiments "selon un ordre pour l'intellect". C'est-à-dire: il faut que nous ayons maximalement ces sentiments présents à l'Esprit qui sont les plus "raisonnables", sachant que le sentiment le plus raisonnable, c'est finalement la Joie la plus intense qui dure le plus longtemps. Comment y arriver?
Il s'agit d'avoir toujours présentes à l'Esprit un certain nombre de "règles de vie". Ces règles sont issues d'idées adéquates (notamment: essayer de "vaincre la Haine par l'Amour ou Générosité et non la compenser par une Haine réciproque", essayer de "cultiver la Fermeté pour déposer la Crainte", "toujours prêter attention à ce qu'il y a de bon dans chaque chose", "contempler le moins possible les vices des hommes", essayer le moins possible de "dénigrer les hommes", ... - toutes les citations viennent de l'Ethique livre 5, proposition 10 scolie). Cela signifie que pour bien comprendre pourquoi elles sont vraies, il faut tout de même d'abord un petit exercice "rationnel". Mais une fois qu'on les a comprises (pour ce faire, on peut lire l'Ethique 3 et 4), il faut donc passer le plus vite possible à la deuxième étape: se les présenter le plus souvent possible à l'Esprit.
Cela signifie qu'on va commencer à utiliser activement notre imagination, cette faculté de rendre présent à l'Esprit, afin de non seulement nous laisser affecter par les images issues de nos "rencontres fortuites avec la nature", mais surtout aussi par les idées adéquates que nous avons déjà eu, et dont on sait qu'elles sont moins trompeurs que les images visuelles (par exemple: sauver 10.000 personnes est certes plus efficace, quand il s'agit de trouver un moyen pour diminuer la souffrance dans le monde, qu'en sauver 10, mais malgré cette vérité on aura tendance à croire l'inverse dès que ces 10.000 on ne les verrait jamais tandis qu'on voit réellement les 10).
Spinoza donne l'exemple de l"offense, donc de la Haine. J'ai l'impression que quelqu'un m'insulte. Spontanément, j'aurai tendance à être Triste, et à vouloir éloigner de moi cette cause extérieure de Tristesse. Je peux ne plus parler à la personne, par exemple, ou même essayer de la faire disparaître de mon monde quotidien à moi, ou même essayer de la détruire donc tuer. Dans tous les cas de figure, je suis en proie à une Haine. Or il est évident que souvent, celui qui a insulté ressent ma Haine, explicitement ou implicitement. Et celui qui se sent haï, aura très vite l'autre en Haine en retour. Il s'employera donc à m'insulter davantage. Ce qui me rendra encore plus Triste, etc. On ne pourra arrêter ce cercle infernal en réagissant à une insulte non pas par la Haine mais par la Générosité et l'Amour. Car quand j'arrive à faire du bien à l'autre, il me détestera un peu moins, et donc sera moins insultant, et ainsi de suite.
Ayant compris ce mécanisme, je peux avoir une idée adéquate de la Haine. Mais ce n'est pas encore pour autant que quand le lendemain quelqu'un m'insulte, je répondrai de façon extrêmement généreuse. Au contraire, la chance est grande que dès que quelqu'un m'insulte, je me sens tout aussi Triste qu'avant. Ce qu'il faut faire, selon Spinoza, pour que dans la vie quotidienne je n'éprouve pas une Tristesse lorsqu'il y a offense, c'est DEJA avoir cette idée adéquate de la Haine PRESENTE à l'Esprit AVANT même que qui que ce soit m'insulte. Cela signifie que "
il faut penser aux offenses que se font couramment les hommes, les méditer souvent, ainsi que la manière et le moyen de les repousser au mieux par la Générosité; car ainsi nous joindrons l'image de l'offense à l'imagination de ce principe, et nous l'aurons toujours sous la main quand on nous fera offense" (même scolie).
Il s'agit donc de commencer s'imaginer ACTIVEMENT que je croise quelqu'un qui m'insulte, SANS que ce soit le cas, puis à se demander comment je devrais réagir si je veux réagir par la Générosite et non pas par la Haine. Cela, il faut se l'imaginer LE PLUS CONCRETEMENT possible. Puis on essaie de s'imaginer qu'on réagit réellement de cette façon, on s'imagine les détails de notre réaction: on imagine qu'on se dit que la Haine est une idée inadéquate, et que jamais elle ne peut s'expliquer par qui est l'autre personne réellement. On se dit que donc en tant que cette personne me déteste, elle se trompe, c'est-à-dire elle est passif plutôt que d'être actif, elle subit plutôt que d'agir. Elle n'est elle-même qu'une cause partielle de sa Haine, tandis que ce qu'elle a compris de moi risque d'être complètement à côté de la plaque si elle est sous le sentiment de Haine. Bref, on commence à appliquer tout ce que Spinoza développe en détail dans le livre 3 et 4.
Il est évident que ... ça prend du temps. Or souviens toi que c'était précisément ce qu'on cherchait: comment faire "durer" une idée adéquate, comment en être affecté durablement, dans le temps ... ! Et ainsi on voit que finalement, la solution est tout à fait logique: pour la faire durer il faut ... y penser beaucoup. Pour y penser beaucoup, il faut l'avoir présente à l'Esprit c'est-à-dire l'imaginer souvent, et le plus "distinctement" possible, en imaginant un maximum de détails possibles. Autrement dire, l'Esprit peut tout à fait créer ses PROPRES images. Cela ne se fait pas de façon si immédiate qu'une image visuelle qu'on a quand on regarde la télé ou quand on voit la personne qu'on sauve, bien sûr. Mais ce qui est de prime abord un désavantage peut donc tout aussi bien constituer un avantage: le fait que cela prend plus de temps pour s'imaginer en détail une situation d'insulte qui n'est pas réelle, veut dire aussi qu'il faut s'y employer au début TRES régulièrement. Et une fois qu'on l'aura ainsi "gravée" dans notre imagination, ce sera très difficile de ne pas l'avoir à l'Esprit dès qu'une situation concrète d'offense se présente.
Et ainsi devient-il fort probable que nous ne réagirons plus immédiatement par de la Haine à une Haine, mais que déjà nous avons la solution plus adéquate "prête", plus vite présente à l'Esprit que ce sentiment de Haine même. Ainsi sera-t-il cette idée adéquate même qui déterminera notre réaction, ce qui nous fera réagir spontanément par de la Générosité, sans même plus sentir une Tristesse.
Comme déjà dit, Spinoza développe cette histoire de "règles de vie" dans l'exemple donné, à l'offense donc à l'Haine. Mais il faut bien sûr aussi l'appliquer à la Pitié, donc au problème que tu nous soumets. Sur base de ce que Sescho a écrit de la Pitié, tu pourrais "tester" cette solution spinoziste en te livrant un instant à cet exercice pratique qui consiste à d'abord essayer de bien comprendre en quoi une Pitié est une idée inadéquate (pour y arriver tu peux lire Spinoza, 18e Définition des Affects fin du livre 3, proposition 50 du livre 4, et/ou demander aux participants de ce forum de l'expliciter davantage). Puis tu peux essayer de décrire (aussi sur ce forum, si tu le veux, car cela permettra à nous tous de participer à l'exercice et donc de profiter de l'avantage de le faire) une situation imaginaire où la Pitié te frappe (tu avais déjà commencé à le faire dans tes messages précédents, mais tu pourrais encore beaucoup plus entrer dans les détails, bien sûr). Puis tu essaies de décrire en détail comment tu dois 1) adéquatement comprendre cette situation concrète, et 2) adéquatement réagir à cette situation.
Lorsque tu l'as fait une fois, il suffit de refaire l'exercice pour une autre situation imaginée le plus en détail possible. Après un certain temps (si tu le testes réellement, tu pourras nous dire si c'est vrai ou non), tu ne devrais plus tellement t'occuper de ce genre d'exercices imaginaires, ils auront suffisamment "changé" ton cerveau pour que tu réagisses immédiatement adéquatement. Dans ton cas, cela signifierait par exemple que tu réussis à écouter les infos trois fois par jour sans ne plus sentir aucune Pitié. Selon Spinoza, c'est faisable et je ne peux que te confirmer que dans mon cas, cela marche assez bien (même si je suis loin d'avoir déjà épuisé l'apport de tels remèdes dans ma vie personnelle).
Bon travail ...
L.