bardamu a écrit :E4 déf.8 : Vertu et puissance, à mes yeux, c'est tout un ; en d'autres termes (par la Propos. 7, part. 3), la vertu, c'est l'essence même ou la nature de l'homme, en tant qu'il a la puissance de faire certaines choses qui se peuvent concevoir par les seules lois de sa nature elle-même
E5p23 scolie : Cette idée qui exprime l'essence du corps sous le caractère de l'éternité est, comme nous l'avons dit, un mode déterminé de la pensée qui se rapporte à l'essence de l'âme et qui est nécessairement éternel.
Traité Politique, chap. 2 : chaque être a naturellement autant de droit qu’il a de puissance pour exister et pour agir. En effet, cette puissance n’est autre que la puissance même de Dieu, laquelle est absolument libre.
Salut,
Sur le premier passage, ce qui me semble très important de distinguer c'est le "
qui se peuvent concevoir par les seules lois de sa nature elle-même." Il y a d'autres formulations qui précisent la même chose : "notre Mental,
en tant qu'il est intelligent, ...", etc. Par rapport à ce que nous concevons confusément comme étant un homme, il s'agit d'une sévère restriction, laquelle s'applique par la même occasion à ce que nous pouvons appeler "le vrai Moi" (car seul quelque chose qui est vu clairement et distinctement peut être appelé ainsi.) Ce qui se comprend par l'essence même de l'homme, c'est ce qu'il peut voir clairement et distinctement, et l'imagination est d'une puissance telle que la réalisation de ceci est très rare dans les faits, comme le dit Spinoza en toute dernière fin de l'
Ethique. Spinoza glisse de la puissance de l'homme en général (qui comprend une part pâtissant), à la puissance de l'homme
en propre, c'est-à-dire cette part seulement se comprenant par elle-même et pas par autre chose. La puissance propre de l'homme n'est jamais là où son Mental s'exprime sous l'action d'une puissance tierce (ce qui inclut la remémoration et l’imagination.) Ceci c'est la passion, et donc la confusion. Ce qui se peut voir clairement et distinctement ne constitue l'essence d'aucune chose singulière et est commun à tous les hommes. C'est là que "le vrai Moi" doit nécessairement se trouver. Dans ces conditions il ne peut s’agir d’un Moi étriqué d’un individu se voyant séparé du reste. Il s’agit certes d’une puissance pure exprimée individuellement et qui se perçoit telle, avec l’amour, la paix, la vigueur, la générosité qui l’accompagnent, mais elle est vision de l’universel, elle est commune à tous les sages : ce n’est pas le petit Moi individualiste, séparé de l’Autre, qui lui, au contraire, au-delà des belles formules pompeuses démenties par les actes l’instant d’après, est le plus parfait représentant de ce que Spinoza désigne comme « vulgaire. »
Sur le deuxième passage, il faut voir me semble-t-il que les idées claires et distinctes doivent en toute logique être appelées des modes, puisqu’en tant qu’idées précises elles sont particulières ; toutefois elles ne sont pas des idées de corps ; au contraire elles sont représentatives de ce que les corps – ou une partie d’entre eux : « essence de genre » – ont en commun. Elles sont une partie de l’entendement infini de Dieu et ne représentent l’essence d’aucune chose particulière. Le scholie contient en outre : « … L’âme en effet, ne sent pas moins les choses qu’elle conçoit par l’entendement que celles qu’elle a dans la mémoire. Les yeux de l’âme, ces yeux qui lui font
voir et observer les choses, ce sont
les démonstrations. … » Les démonstrations ne portent pas sur du singulier en tant que singulier.
Si une seule chose doit être retenue dans l’œuvre de Spinoza c’est ceci :
Toute essence actuelle, qu’on la saisisse clairement - par hypothèse - dans sa singularité ou pas, doit être vue, perçue, conçue clairement (donc non confusément et verbalement, mais purement et intuitivement, en toute circonstance, sans jamais l’oublier) comme s’appartenant non à elle-même mais à l’essence de Dieu.Tous les autres passages directement afférents (je ne rappelle pas par exemple E2P23 à 29, en particulier en regard de E2P47) vont dans ce sens, selon moi (il ne s’agit en aucune façon de voir clairement une essence singulière – ce qui n’est pas possible – et en plus de la rattacher à Dieu : il s’agit de tout voir en Dieu, point.) Je mets en gras les termes qui me semblent particulièrement importants (mais le tout bien pensé l’est en fait) :
Spinoza a écrit :E2P45 : Toute idée d’un corps ou d’une chose particulière quelconque existant en acte enveloppe nécessairement l’essence éternelle et infinie de Dieu.
Démonstration : L’idée d’une chose particulière et qui existe en acte enveloppe nécessairement tant l’essence que l’existence de cette chose (par le Corollaire de la Propos. 8, partie 2). Or les choses particulières (par la Propos. 15, partie 1) ne peuvent être conçues sans Dieu ; et comme elles ont Dieu pour cause (par la Propos. 6, partie 2), en tant que Dieu est considéré sous le point de vue de l’attribut dont elles sont les modes, l’idée de ces mêmes choses (par l’Axiome 4, partie 1) doit envelopper le concept de l’attribut auquel elles se rapportent, et par conséquent (en vertu de la Déf. 6, partie 1) l’essence infinie et éternelle de Dieu. C. Q. F. D.
Scholie : Je n’entends pas ici par existence la durée, c’est-à-dire l’existence conçue d’une manière abstraite, comme une forme de la quantité. Je parle de la nature même de l’existence qu’on attribue aux choses particulières, à cause qu’elles découlent en nombre infini et avec une infinité de modifications de la nécessité éternelle de la nature de Dieu (voir la Propos. 16, partie 1). Je parle, dis-je, de l’existence même des choses particulières, en tant qu’elles sont en Dieu. Car, quoique chacune d’elles soit déterminée par une autre d’exister d’une certaine manière, la force par laquelle elle persévère dans l’être suit de l’éternelle nécessité de la nature de Dieu. (Sur ce point, voyez le Corollaire de la Propos. 24, partie 1.).
E2P46 : La connaissance de l’essence éternelle et infinie de Dieu que toute idée enveloppe est adéquate et parfaite.
Démonstration : La démonstration de la précédente proposition est générale ; et soit que l’on considère une chose comme partie ou comme tout, l’idée de cette chose, idée d’une partie ou d’un tout, peu importe, enveloppera l’essence éternelle et infinie de Dieu. Par conséquent, ce qui donne la connaissance de l’infinie et éternelle essence de Dieu est commun à toutes choses, et se trouve également dans la partie et dans le tout : d’où il suit (par la Propos. 38, partie 2) que cette connaissance est adéquate. C. Q. F. D.
E2P47 : L’âme humaine a une connaissance adéquate de l’infinie et éternelle essence de Dieu.
Démonstration : L’âme humaine a des idées (par la Propos. 22, partie 2) par lesquelles (en vertu de la Propos. 23, partie 2) elle se connaît elle-même ainsi que son corps (par la Propos. 19, partie 2), et les corps extérieurs (par le Corollaire de la Propos. 16 et par la Propos. 17, partie 2), le tout comme existant en acte. Donc (par les Propos. 45 et 46, partie 2), elle a une connaissance adéquate de l’infinie et éternelle essence de Dieu.
Scholie : Nous voyons par là que l’essence infinie de Dieu et son éternité sont choses connues de tous les hommes. Or, comme toutes choses sont en Dieu et se conçoivent par Dieu, il s’ensuit que nous pouvons de cette connaissance en déduire beaucoup d’autres qui sont adéquates de leur nature, et former ainsi ce troisième genre de connaissance dont nous avons parlé (dans le Schol. 2 de la Propos. 40, partie 2), et dont vous aurons à montrer dans la partie cinquième la supériorité et l’utilité. Mais comme tous les hommes n’ont pas une connaissance également claire de Dieu et des notions communes, il arrive qu’ils ne peuvent imaginer Dieu comme ils font les corps, et qu’ils ont uni le nom de Dieu aux images des choses que leurs yeux ont coutume de voir, et c’est là une chose que les hommes ne peuvent guère éviter, parce qu’ils sont continuellement affectés par les corps extérieurs. …
E5P29Dm : L’âme, en tant qu’elle conçoit l’existence présente du corps, conçoit la durée, laquelle se détermine dans le temps, et elle n’a, par conséquent, que le pouvoir de concevoir les choses en relation avec le temps (par la Propos. 21, part. 5 et la Propos. 26, part. 2). Or, l’éternité ne peut se déterminer par la durée (en vertu de la Déf. 8, part. 1 et de l’Explication qui la suit). Donc l’âme, sous ce point de vue, n’a pas le pouvoir de concevoir les choses sous le caractère de l’éternité ; mais comme il est de la nature de la raison de concevoir les choses sous le caractère de l’éternité (par le Coroll. 2 de la Propos. 44, part. 2), et qu’il appartient aussi à la nature de l’âme de concevoir l’essence du corps sous le caractère de l’éternité (par la Propos. 23, part. 5), et comme enfin, hormis ces deux choses, rien de plus n’appartient à l’essence de l’âme (par la Propos. 13, part. 2), il s’ensuit que cette puissance de concevoir les choses sous le caractère de l’éternité n’appartient à l’âme qu’en tant qu’elle conçoit l’essence du corps sous le caractère de l’éternité. C. Q. F. D.
Scholie : Nous concevons les choses comme actuelles de deux manières : ou bien en tant que nous les concevons avec une relation à un temps ou un lieu déterminés, ou bien en tant que nous les concevons comme contenues en Dieu et résultant de la nécessité de la nature divine. Celles que nous concevons de cette seconde façon comme vraies ou comme réelles, nous les concevons sous le caractère de l’éternité, et leurs idées enveloppent l’essence éternelle et infinie de Dieu, ainsi que nous l’avons montré dans la Propos. 45, part. 2 ; voyez aussi le Scholie de cette Proposition.
E5P30 : Notre âme, en tant qu’elle connaît son corps et soi-même sous le caractère de l’éternité, possède nécessairement la connaissance de Dieu, et sait qu’elle est en Dieu et est conçue par Dieu.
Démonstration : L’éternité est l’essence même de Dieu, en tant que cette essence enveloppe l’existence nécessaire (par la Déf. 8, part. 1). Par conséquent, concevoir les choses sous le caractère de l’éternité, c’est concevoir les choses en tant qu’elles se rapportent, comme êtres réels, à l’essence de Dieu, en d’autres termes, en tant que par l’essence de Dieu elles enveloppent l’existence. Ainsi donc notre âme, en tant qu’elle connaît son corps et soi-même sous le caractère de l’éternité, possède nécessairement la connaissance de Dieu et sait, etc. C. Q. F. D.
E5P31 : La connaissance du troisième genre dépend de l’âme comme de sa cause formelle, en tant que l’âme elle-même est éternelle.
Démonstration : L’âme ne conçoit rien sous le caractère de l’éternité qu’en tant qu’elle conçoit l’essence de son corps sous le caractère de l’éternité (par la Propos. 29, part. 5), c’est-à-dire (par les Propos. 21 et 23, part. 5) en tant qu’elle est éternelle ; par conséquent (en vertu de la Propos. précéd.), en tant que l’âme est éternelle, elle possède la connaissance de Dieu, et cette connaissance est nécessairement adéquate (par la Propos. 46, part. 2) ; d’où il suit que l’âme, en tant qu’éternelle, est propre à connaître toutes les choses qui résultent de cette même connaissance (par la Propos. 40, part. 2), c’est-à-dire à connaître les choses d’une connaissance du troisième genre (voyez-en la Déf. au Schol. 2 de la Propos. 40, part. 2), et ainsi (par la Déf. 1, part. 3) c’est l’âme en tant qu’éternelle qui est la cause adéquate ou formelle de cette connaissance. C. Q. F. D.
E5P36S : … bien que j’aie montré dans la première partie d’une manière générale que toutes choses (et par conséquent aussi l’âme humaine) dépendent de Dieu dans leur essence et dans leur existence, cette démonstration, si solide et si parfaitement certaine qu’elle soit, frappe cependant notre âme beaucoup moins qu’une preuve tirée de l’essence de chaque chose particulière et aboutissant pour chacune en particulier à la même conclusion.
En fait, Spinoza dit là en substance une seule chose : que notre âme est éternelle en tant qu'elle a une véritable (non verbale), claire, connaissance de Dieu et que tout mode n'existe qu'en lui, autrement dit pas en lui-même ; c'est cela, à la base, la part de l'essence de l'homme qui peut être comprise en elle-même :
avoir pleine conscience de Dieu.
Ceci n'est pas l'achèvement mais le point de départ de la libération par l'entendement clair (c'est pourquoi Spinoza parle de développer
ensuite - E5P31Dm, par exemple - la connaissance par la démonstration suivie de vision intuitive des mêmes conclusions, ceci impliquant d'aller de Dieu vers les choses singulières et non l'inverse.) Spinoza en parle dans E5 par un retour - en totale cohérence performative - sur sa démarche entière qui est l'
Ethique même, mais pesée au plus profond de ses conséquences. C'est pourquoi l'
Ethique tend à être lue en boucle jusqu'à la clarté : la fin souligne le poids du début, et le renforce.
L'erreur faite est toujours la même (qui va bien avec l'esprit individualiste) : partir du singulier existant et le déifier ensuite, ce qui est l'inverse de l'ordre requis pour philosopher, celui du clair entendement. Rapporter toute chose singulière à Dieu - effectivement vue clairement comme existant en acte - n'implique pas de saisir clairement l'essence de cette chose singulière dans sa singularité (ce qui est impossible à la faiblesse humaine) ni
a fortiori de la saisir clairement comme étant en soi. Le fait que la démarche parte de Dieu et du Mouvement, duquel les modes ne peuvent PAS se déduire, interdit d'emblée de descendre aux choses singulières dans leur singularité (c'est le constat d'échec de TRE 102.)
Et encore une fois le Mouvement dans l'Etendue implique l'interdépendance et l'impermanence, car il n'y a pas de vide et donc "tout se tient" et rien n'est sans effet, et selon moi ceci doit être non seulement dans l'existence mais aussi dans l'essence. (
Note : sur ce dernier point, je me réserve d'approfondir sur examen du texte de Spinoza, cependant ; cela dit, le fait que nous sommes
de facto des modes existants en acte soumis à l'interdépendance est déjà suffisant, de même que le fait - qui y est lié dans les deux sens - que nous ne pouvons accéder à une essence singulière dans sa singularité.)
Sur le troisième passage, enfin, il me semble simplement rappeler que tout se produit suivant les lois de la Nature et que donc droit naturel et puissance c’est la même chose, autrement dit puissance de Dieu (et le terme de « droit » est assez décalé ici : il s’agit purement et simplement de l’action réelle – ne prenant pas « puissance » pour « potentiel, » qui ne convient pas à Dieu.) Ceci me semble bien léger pour parler de puissance en soi d’un homme, surtout dans cette acception large.
Spinoza a écrit :TP2Ch2 : 2. … la puissance qui fait être les choses de la nature, et par conséquent celle qui les fait agir, ne peut être autre que l’éternelle puissance de Dieu. Supposez, en effet, que ce fût une autre puissance, une puissance créée, elle ne pourrait se conserver elle-même, ni par conséquent conserver les choses de la nature ; mais elle aurait besoin pour persévérer dans l’être de la même puissance qui aurait été nécessaire pour la créer.
3. Ce point une fois établi, savoir que la puissance des choses de la nature en vertu de laquelle elles existent et agissent est la propre puissance de Dieu, il est aisé de comprendre ce que c’est que le droit naturel. En effet, Dieu ayant droit sur toutes choses, et ce droit de Dieu étant la puissance même de Dieu, en tant qu’elle est considérée comme absolument libre, il suit de là que chaque être a naturellement autant de droit qu’il a de puissance pour exister et pour agir. En effet, cette puissance n’est autre que la puissance même de Dieu, laquelle est absolument libre.
Serge
Connais-toi toi-même.