J’aimerais vous faire comprendre la distance qu’il y a entre Spinoza et Aristote. Il n’y a pas de « catégories de l’être » chez Spinoza. Les cartésiens ne se préoccupent déjà plus de ces notions qui ont mené à la querelle des universaux (ni même les pré-cartésiens comme La Ramée : exit Porphyre). Comme le montrent Robinet et Marion, l’épistémologie cartésienne des natures simples n’est pas issue des Catégories ni même des Analytiques mais des Topiques. La nature simple cartésienne n’est ni un genre, ni une catégorie. La Mathesis universalis des Régulae a une toute autre source que la « signification » aristotélicienne. Certes, le problème perdure, parce que Descartes ne fait que déplacer un mur. Le paradoxe perdure puisqu’il est issu de la seule nécessité d’assigner un sujet (un « quelque chose », fut-il = x ) à un attribut. Et certes, les notions communes sont fondées sur une valeur sémantique immédiate (voir les Principes), mais il ne s’agit plus de la sémantique aristotélicienne. Le problème perdure entre autre dans l’auto-affection de l’ « ego » ou du « sum ». Je dis « autoaffection » plutôt que « réflexivité » pour suivre l’interprétation de Marion, mais cela ne change : cette autoffection est fondée sur un opérateur verbal ayant fonction de déictique (comme « j e », « tu », « ici », « maintenant ») et donc sur la réflexivité linguistique (selon moi). Pour Spinoza, Aristote comme Descartes ont mal distingué les mots, les images et les idées (II 49s). Mais Spinoza fait bien partie des métacartésiens et l’on ne saurait interpréter le spinozisme comme un retour à la sémantique d’Aristote.
Il n’y a plus ni catégorie ni genre. Les seuls usages de « predicare » (kategorein) dans l’Ethique concernent les images communes, à savoir les universaux et notions générales comme le genre et l’espèce, qui sont versés au compte de l’imagination (par ex. II 40s1 et II 49s).
La substance n’a plus d’accidents mais des modes, des manières d’être. En ce sens il pourrait y avoir autant de catégories que de modes (une infinité), si les modes étaient des manières de signifier l’être. Mais ce n’est pas le cas. Chaque mode est lui-même un « être ». Car il ne s’agit plus de signifier l’être en autant de significations catégorielles, mais de lui donner un sens. L’être est univoque. Il s’agit non pas de le signifier mais de l’exprimer. Donc : il n’y a plus d’accident. Tous les modes sont nécessaires, y compris dans leurs affections les plus « accidentelles ».
Par conséquent une chose peut être même et autre en même temps.
Imaginons un cavalier (cheval + homme). Pour Aristote, l’homme sur le cheval demeure défini comme un homme : disons « animal rationnel ». Le fait qu’il cavale demeure un accident pour ce noyau substantiel répondant au « ti esti ?» (qu’est-ce ?). L’homme est homme, et s’il est encore autre chose qui n’est pas homme (blanc, petit, chauffeur de bus ou cavalier), c’est par accident. Pour Spinoza, à l’inverse, le fait de cavaler est compris comme une aptitude inhérente à l’essence de l’homme (les dragueurs ne me contrediront pas

Le « cavaler » (le mouvement commun qui permet le cavalier), dans la mesure où il est saisi adéquatement, c’est à dire dans la pratique (l’ « usage ») du cavalier comme affect actif, constitue bien l’essence de l’homme et du cheval simultanément. Et ce n’est pas le genre. Ce n’est pas parce qu’ils sont tous deux « animal » (ce qu’ Aristote nomme la « synonymie »). C’est un mouvement qui appartient au cheval aussi bien qu’à l’homme en tant que cheval et en tant qu’homme : en tant que choses singulières. Il y a donc dans l’essence de l’homme (ou plutôt dans son être) une partie constituante qui est « chevaline » sans être seulement « animale ». Et cette partie doit être contenue dans la définition de l’homme puisque, suite à une définition de l’essence (II D2) qui n’est plus ni aristotélicienne, ni cartésienne, celle-ci est définie génétiquement, à savoir : par la synthèse de ses parties (mouvements) constituantes.
C’est que l’homme n’est défini par rien d’autre que ses aptitudes, synthétisées en un rapport de mouvement. Aptitudes ou vertus au sens machiavelien, sans moraline : la Vertu est l’essence de l’homme. Par conséquent l’homme n’est défini par rien d’autre que les parties (notions) communes qu’il a avec toutes les autres choses dont il use. Dans l’infinité et l’éternité de l’attribut, cela veut dire que l’homme est défini par toutes les parties communes (à différents niveaux infinitaires) qu’il a avec une infinité d’autres modes, y compris non-hommes. L’homme n’est rien sans cette communauté infinie et éternelle précisément parce qu’il n’est qu’un mode et non une substance.
Par conséquent un homme est un homme parce qu’il est composé de non-hommes. Il n’est pas seulement défini par l’animalité qui synonymise l’homme et le cheval, ni même par l’étendue « comme par un genre » (cf. PM : cela c’est plutôt Descartes), parce que, évidemment, animal et étendu, pour la sémantique aristotélicienne, c’est aussi « homme ». Non. Il est défini par la synthèse de ses parties communes aux autres choses, donc aussi par une propriété (un mouvement) du cheval, de la mouche, de la plante, de la pierre et du reste. Des mouvements, des affects : pas des catégories ou des genres. Des mouvement et donc des individus qui ne sont pas lui puisque tout individu est défini comme mouvement. Aussi bien : l’homme ne saurait être un homme sans être simultanément non-homme : à savoir les mouvements (les propres communs) qu’il est parce qu’il les produit et qui constituent des productions qu’il n’est pas.
L’essence de l’homme ne précède pas les « accidents » de l’homme. Exit la contingence. L’essence de l’homme ne précède pas ses affections. C’est à travers ses affections que l’essence de l’homme se constitue et plus précisément à travers ses affects actifs par lesquels il produit quelque chose qu’il n’est pas (puisque c’est une autre chose que lui) et est pourtant (puisqu’il est défini par cette production qui alors non seulement constitue mais « appartient » à son essence). Donc l’homme est à la fois le même et l’autre. Et sans « dialectique » !
C’est ce que je voulais signifier lorsque j’ai dit que les paradoxes de la physique quantique étaient explicables par le spinozisme. Alors : évidemment, cela n’a plus rien à voir avec Aristote mais bien plutôt avec ces philosophes qu’Aristote voit comme les alliés des sophistes, à savoir Anaxagore, Démocrite ou Héraclite (voir Métaphysique gamma). L’un des arguments d’Aristote, qui sera aussi plus tard l’argument contre la méréologie néo-platonicienne, c’est que le prédicat d’un sujet-essence (ousia) ne peuvent être ses parties, sinon tout serait homonyme. Mais on voit bien que la nouvelle définition spinozienne de l’essence (II D2), qui permet la définition génétique, est solidaire de l’identification de tout individu (donc également de toute partie individuelle) comme communication et rapport de mouvement. Les choses ne sont pas plus des morceaux de matière que des morceaux d’idées. Et c’est cela (parce qu’il n’y a plus d’accident mais seulement des modes) qui permet à Spinoza de refuser la sémantique aristotélicienne (grâce à Descartes mais autrement que Descartes).
Notez qu’il y a un nom pour cette contestation spécifiquement spinozienne du principe aristotélicien. On appelle cela « exprimer » : être affecté dans autre chose : ce n’est qu’ainsi qu’on est (devient) ce qu’on est. Il me semble que toute personne qui s’investit un minimum dans son travail (au sens le plus large de ce terme et bien entendu : comme l’a vu Leibniz, l’expression se manifeste au mieux dans le travail « artistique ». J’entends par « travail » tout échange avec la nature) – que toute personne donc peut comprendre cela (enfin : pourvu qu’il soit un minimum « pervers », c’est à dire un minimum « productif », de sorte qu’il jouisse d’un affect actif même s’il est payé pour s’emmerder).
Citation annexe : Lettre 56 à Boxel :
« L’autorité de Platon, d’Aristote, etc. n’a pas grand poids pour moi ».
A Joske :
Sans doute s’agit-il, comme tu dis, d’un malentendu sur les mots, en effet. Le paradoxe est bien sûr logique au sens où il est ce à quoi aboutit toute logique. Mais il dépasse également toute logique en tant que paradoxe. Sinon on n’aurait rien de transcendantal : pas un paradoxe mais seulement un principe de base comme la « non contradiction » aristotélicienne. Mais ce paradoxe se distingue également du transcendantal moderne dans la mesure où la question du pré-réflexif ne se pose pas chez Spinoza puisque toute réflexion opère dans la simultanéité. En ce sens évidemment la substance n’est pas « antérieur à ses affections » d’une façon temporelle. Elle est antérieure « par nature » à ses affections (I 1). C’est précisément une antériorité toute logique de l’ « en-soi » sur l’ « en autre chose » (I D5 : on est donc bien affecté « dans autre chose »). Mais bien sûr Dieu est toujours en acte. Il n’a pas commencé à être affecté. En ce sens il est « simultané » à ses affections tout autant que le mode.
Par ailleurs, si Spinoza passe d’une idée à une autre idée, ce n’est pas à partir du contenu représentatif de ces idées qu’il enchaîne (cela c’est Descartes), mais dans le domaine formel du logico-affectif. C’est la puissance de l’idée qui importe, que celle-ci soit adéquate ou non. Ce n’est pas par son caractère « vrai » ou « adéquat » qu’une idée peut vaincre l’ignorance mais par sa seule force affective (Ethique partie 4). Par sa puissance d’exprimer. Aussi comprend-t-on l’effacement du contenu affectif dans les œuvres suivantes de Spinoza. C’est manifeste dans le passage du TTP (où il s’agit encore du type d’affects) au TP (où il ne s’agit plus que des forces respectives des « conatus »). Si l’épistémologie spinozienne passe par les affects, c’est précisément parce qu’il n’est pas adéquat de passer simplement représentativement d’une idée à une autre. Cela, c’est l’opération de l’imagination. L’idée adéquate, précisément, n’est pas une signification. L’idée adéquate n’est pas un mot ni le signifié d’un mot. C’est une expression (une affection) comme une autre. Comme toute modification, elle exprime ou indique ou dit (lorsque l’expression est discursive) un sens. Non une signification. L’expression n’est bien sûr pas nécessairement discursive. Et « adequatio », au sens propre, ce n’est pas adéquation du sujet et de l’objet (cela c’est la « vérité ») ni du sujet et du prédicat (cela c’est la signification), mais de façon beaucoup plus praxique (sinon poïétique) c’est l’ « ajustement ».
Quant aux Hébreux, c'était il est vrai une sorte de provocation de ma part pour contrer le reproche que font les juifs religieux d'un manque de "métaphysique du sens" chez Spinoza (voir la conférence d'Abecassis sur ce site). Je crois qu'il y a bien une métaphysique du sens chez Spinoza, même si ce n'est pas celle des talmudistes. Mais je ne crois pas que le monothéisme soit une nécessité logique.
Quant à Nietzsche, il s'y connaissait en paradoxe transcendantal. L'éternel retour est à ce point paradoxal qu'il est le comble de l'impensable. Du reste, je pense que cette notion demeure pourtant tout-à-fait compatible avec l'éternité spinozienne. L'ER, c'est le comble de l'éternité qui pousse à agir. Il en va de même, je crois, de l'éternité et de l'indivisibilité de la substance spinozienne.
Bon voilà : je crois que cela suffit pour ce sujet pour l’instant. Je voulais juste indiquer ce vers quoi je fais effort (comme on dit).
A+
MIam