Libr617 a écrit :(...)
Je ferais juste en passant une remarque en forme de question. Pourquoi diable convoquer la physique quantique, la théorie de la relativité (générale ou restreinte)...etc. alors même que ces théories n'ont pas de lien avec nos débats. A quoi cela peut-il servir ?
Eh bien, simplement parce que j'essaie de m'adapter aux références de mes interlocuteurs.
Si on se fixe sur les sciences pour dire ce qu'est la réalité, si en plus on se sent plutôt matérialiste alors, en principe, on suit les enseignements de la physique, et plus particulièrement la relativité générale pour ce qui est des descriptions cosmologiques.
Seulement, quand on se penche sur la physique contemporaine, on voit qu'elle est extrêmement abstraite, bien loin du matérialisme du XIXe, de celui utilisé pour faire des ordinateurs et autres outils.
La relativité générale est pleine d'infinis "infalsifiables" (toutes les singularités spatio-temporelles), la quantique met à mal notre intuition sensible de la matière, et on peut même dire globalement que la notion de "matière" n'est plus vraiment l'objet de la physique dite "fondamentale".
Donc, mon idée est tout simplement de m'appuyer sur les sciences elles-mêmes pour "créer des problèmes", faire bouger la pensée, éviter d'en rester à des évidences qui ne le sont pas, même en sciences, parce que je vois bien qu'on tournera en rond si on en reste à un "esprit scientifique" alors qu'il faut un esprit philosophique pour comprendre Spinoza. Etre déstabilisé sur les questions scientifiques produit (parfois...) un mouvement vers l'esprit philosophique (cf plus bas, l'exemple d'Einstein, Podolski et Rosen, et pour tout dire, ça a été mon propre parcours de pensée, une sortie du "formatage" scientifique).
Mais bon, quand ça ne marche pas, les problèmes que j'évoque semblent comme des cheveux sur la soupe...
Libr617 a écrit :Je dirais, par ailleurs, que c'est évidemment plus facile pour discuter de procéder à un clivage, à une opposition entre, d'une part, "eux" - les scientifiques - et, d'autre part, "nous" - les philosophes -. Ce type de manichéisme ne fonctionne pas même s'il est rassurant. Je crois - je peux me tromper - qu'il n'y a pas non plus d'un côté, les simples d'esprit qui vivraient heureux, et, de l'autre, les philosophes qui interrogeraient les profondeurs du savoir et questionneraient les évidences.
Ce ne sont pas les scientifiques en tant que personnes, c'est la pratique scientifique dissociée d'une réflexion sur elle-même, c'est-à-dire une science sans, au minimum, une épistémologie.
Et hélas, quand on regarde la place faite à l'épistémologie dans les cursus scientifiques, on comprend que beaucoup de scientifiques n'aient pas de perspective sur leur propre savoir. Ils apprennent les méthodes et les résultats de leur discipline, parfois quelques éléments de son histoire, mais sauf travail personnel, on ne leur donne pas vraiment de recul sur les questions du domaine de validité d'une proposition de science expérimentale, sur les usages éthico-politiques du discours scientifique, sur quel type de réalité est associé à la théorie ou à la pratique etc.
Pour un exemple historique : il a fallut attendre la quantique et le
paradoxe EPR pour que des physiciens soient forcés de se demander ce qu'était un élément de réalité par rapport aux équations.
A nouveau, je prends un élément issu de l'histoire des sciences pour quitter le confort des évidences et, éventuellement, qu'on comprenne que les grandes philosophies à contenu ontologique, dont celle de Spinoza, sont celles qui donnent une conception de choses aussi fondamentales que de savoir ce qu'on va appeler une réalité. Quand Einstein, Podolski et Rosen se demandent ce qu'est un élément de réalité, ils passent du côté de l'ontologie, du côté de questions philosophiques qui ne se tranchent pas par la méthode des sciences expérimentales.
Ou pour le dire autrement : on ne peut pas aborder les aspects ontologiques de l'oeuvre de Spinoza comme si il s'agissait de sciences, on ne peut pas en juger par les critères scientifiques, ce sont d'autres méthodes, d'autres manières de penser.
Et au passage, c'est le genre de choses qui semblaient échapper à Bricmont et Sokal, ce qui est normal vu leur incompétence en la matière. J.-M. Lévy-Leblond, avec une double compétence scientifique et épistémologico-philosophique, s'est d'ailleurs permis de le dire :
"La paille des philosophes et la poutre des physiciens", La Recherche, juin 1997 et
"Le cow-boy et l'apothicaire", La Recherche, nov. 1997.
Extrait du premier article :
J.-M. Lévy-Leblond a écrit :Mais la désinvolture épistémologique de la science moderne ne permet guère à ses praticiens de procéder à l'indispensable élucidation (auto)critique de leurs formulations et de leurs conceptions. Car leur ingénuité philosophique n'a d'égale que leur présomption. Quand on voit les meilleurs physiciens du siècle, avec le plus grand sérieux, disqualifier Spinoza au motif qu'ils n'y comprennent rien (Feynman), affirmer qu'est en vue la compréhension ultime de l'Univers et donc des intentions divines (Hawking) ou se figer dans un réductionnisme physicaliste sans nuance (Weinberg), on peut retourner à ceux qui prétendent exercer sur la philosophie une sourcilleuse censure, la vieille parabole de la paille et de la poutre. C'est la même naïveté dont font preuve Sokal et ses émules à l'égard des études de la moderne sociologie des sciences. Ce « relativisme » qui leur fait si peur n'est qu'un moulin à vent qu'ils prennent pour un géant. Aucun des critiques sérieux de la science contemporaine, et surtout pas Feyerabend, ne revendique les positions caricaturales selon lesquelles une théorie scientifique serait « une pure production de l'idéologie » comme l'a prétendu le romancier Michel Rio dans Le Monde . Mais ce qui est si difficile à admettre pour les néo-scientistes, c'est qu'une telle théorie ne saurait pas plus être une production de la raison.
Inutile de préciser que je suis en accord avec J.-M. Lévy-Leblond, et que j'ai hélas le sentiment que vous fonctionnez vis-à-vis de Spinoza comme pouvait le faire Feynmann : "je ne comprends pas donc ça ne veut rien dire".