symbiose a écrit :Merci pour tes commentaires très enrichissants, et désolé de ma méconnaissance de certaines subtilités du corpus spinoziste. Je crois en saisir l'esprit, mais certains liens conceptuels m'échappent.
merci à toi aussi de tes commentaires!
Quant à des liens conceptuels qui nous échappent ... je pense que cela vaut pour nous tous.
symbiose a écrit :Tu me dis "Dans ce cas, tout devenir est devenir autre"
Mais Devenir quoi? Un autre attribut? Donc une autre essence éternelle et infinie, "toujours déjà là" pour reprendre tes mots? Nous passerions d'une perfection à une autre? Ou plutôt un autre mode? La perfection passerait alors d'un mode à un autre? C'est ça?
un autre mode en effet, puisque toute chose particulière est un mode, c'est-à-dire une modification d'un ou plusieurs attributs, et certainement pas l'attribut lui-même, qui lui a une essence immuable. Toi et moi, nous sommes des hommes, donc des modes, pas des attributs. Devenir autre pour nous signifier devenir d'autres modes, pas nous transformer de mode en attribut.
symbiose a écrit :Sinon, comment conclus-tu que "la nature naturée est l'ensemble de modifications ou modes de ces attributs" en lisant: "Et par naturée, j'entends tout ce qui suit de la nécessité de la nature de Dieu, autrement dit de chacun des attributs de Dieu, c'est-à-dire toutes les manières des attributs de Dieu, en tant qu'on les considère comme des choses qui sont en Dieu, et qui sans Dieu ne peuvent ni être ni se concevoir"?"
"Tout ce qui suit de la nécessité de Dieu" et "toutes les manières des attributs" auraient donc un rapport avec la définition spinoziste du mot mode:"Par mode, j'entends les affections de la substance, autrement dit ce qui est en autre chose. Par quoi il est aussi conçu."
Je n'arrive pas à faire le lien, sauf à peut-être considérer le mode comme un effet à l'attribut, attribut qui serait donc la cause du mode, et mode qui ne serait que l'affection de l'attribut. Me trompé-je?
non je pense que c'est tout à fait ça. Reprenons la définition du mode:
E1 DEF 5:
"
Par mode/manière, j'entends les affections d'une substance, autrement dit, ce qui est en autre chose, et se conçoit aussi par cette autre chose."
et E1P16:
"
De la nécessité de la nature divine doivent suivre une infinité de choses d'une infinité de manières/modes (c'est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un intellect infini)."
symbiose a écrit :louisa a écrit :l'essentiel, me semble-t-il, c'est de tenir compte du fait que chez Spinoza, toute chose, tout mode ou "manière", a une essence singulière, et cette essence singulière est un degré de puissance précis, expression déterminée de la puissance infinie de l'attribut dont il est l'une des modifications infinies.
L'essence singulière d'un mode serait un degré de puissance précis, ainsi un mode serait l'expression déterminée de la puissance infinie d'un attribut tout en étant une de ses modifications infinies.
que comprends-tu par "modification infinie"?
Je n'arrive pas à me faire une idée de ce que peut-être "l'expression déterminée de la puissance infinie d'un attribut" surtout si l'on envisage qu'elle soit une modification. Qu'entends-tu pas déterminé? Qu'entends-tu par modification?
Je pense que c'est Henrique, fondateur de ce site, qui un jour a donné l'analogie suivante.
Si je marche, mes jambes ne seront plus dans le même état que si je suis assis, au repos. Les muscles de mes jambes modifieront l'état de mes jambes (= différents modes de mes jambes), alors que mes jambes restent bel et bien mes jambes, et ne changent pas "essentiellement". Telle ou telle promenade est simplement une expression déterminée des deux seules et mêmes jambes.
En fait, le terme
modus, qu'on peut traduire par "mode" ou "manière", a remplacé au XVIIe siècle (du moins chez Descartes et Spinoza) le terme de "qualité" ou "accident". C'est traditionellement ce qui arrive à une essence/substance, sans que celle-ci en soit modifiée. Exemple: en théorie on peut avoir des cheveux blancs au lieu d'avoir de cheveux noirs, sont que notre "essence" en soit modifiée. La couleur de nos cheveux est traditionellement (= au moins depuis Socrate) considérée un "accident", et non pas quelque chose qui définit notre essence. On peut changer de couleur de cheveux, mais on est censé rester le même Socrate ou symbiose.
Chez Spinoza, ce qui reste immuable c'est l'attribut. La qualité est devenue un mode de l'attribut, et surtout - innovation totale - les choses singulières sont devenues des modes, et non plus des substances.
symbiose a écrit :"Un degré de puissance précis" est-il envisageable dans un système de "puissance infinie" dans lequel il ne parait pas y avoir d'échelle de valeur (degré) puisque tout est perfection?
oui parce que l'imperfection n'existant pas, tout "degré" de perfection est parfait en soi, au sens où il ne pourrait être autre qu'il n'est, et exprime de toute éternité une modification particulière de l'essence divine. Ou comme le disait Bernard Pautrat: toute chose singulière, tout homme, toute femme est "du Dieu".
La totalité ou "nature" est l'ensemble de tous les degrés de perfection, mais un "degré de perfection" réfère moins à un manque qu'à une "quantité" d'existence et d'essence, de puissance précise.
symbiose a écrit :Le mode serait-il alors "une pure idée existant dans l'esprit de l'être humain", tout comme la notion de perfection? Qu'entends-tu par réduire la notion de perfection à un être de raison? Quel est le lien entre "perfection" et "raison"? Est-ce le simple fait que le raisonnement spontané de humain l'induit à penser en terme perfection et à seulement comparer les différents modes de l'attribut?
Pourquoi le mode ne serait-il qu'une pure idée?
La notion de perfection telle qu'on l'entend habituellement n'est qu'une pure idée, pas la notion de perfection telle que décide de l'utiliser Spinoza (du moins d'un point de vue spinoziste).
Ce qu'on entend habituellement par "perfection", explique Spinoza dans la préface de l'E4, c'est une "norme", un "idéal", auquel nous espérons que les choses correspondront. Lorsque c'est le cas, on les appelle "parfaites", sinon imparfaites. Ici la "mesure" de la perfection, c'est notre idée de ce que
devraient être les choses.
Spinoza remplace cela par ce que les choses
sont. Chaque chose correspond
toujours à ce qu'elle devrait être. Si on la veut autrement, il va falloir la
changer, au lieu d'essayer d'actualiser l'un ou l'autre "potentiel" que l'on s'imagine qu'elle a.
symbiose a écrit :Le mode serait-il un effet trompeur de l'attribut? Notre esprit étant amené à considérer le mode, ce qui en quelque sorte nous affecte précisément, plutôt que d'en saisir l'attribut, c'est à dire la puissance infinie en jeu?
Dans ce cas là nous ne serions que des modes d'attributs infinis, affectés par les modifications de puissances qui nous traversent. Et la pensée des prêtres serait de chercher à juger les modifications tristes (les pertes de puissance) comme un Mal intrinsèque à notre nature humaine, et à condamner tout gain de puissance, toute joie, comme responsable du Mal sur Terre. La recherche du Bien s'apparenterait à un aveux impuissance totale en entretenant les passions tristes. Ai-je bien compris?
je ne suis pas certaine de bien comprendre ce que tu veux dire. En attendant, je dirais qu'en effet, les prêtres cultivent les "passions tristes" puisqu'ils s'imaginent que les défauts des gens sont des "péchés de la nature", et qu'en se concentrant sur ces défauts et en les désignant sans cesse comme défauts, ils vont disparaître. Alors que pour Spinoza - tel que je le comprends pour l'instant - les défauts n'existent que dans la tête de tel ou tel homme, donc aller à la chasse des défauts est absurde, la seule chose que l'on peut faire c'est d'essayer de
renforcer la puissance de tel ou tel homme, d'augmenter sa puissance en le rendant plus Joyeux et plus Actif, ce qui ne peut jamais se faire en lui rendant responsable de ses défauts, puisque le manque n'est rien, n'a pas de consistance propre, et n'est surtout pas l'effet d'une essence singulière.