Ah, le goût de la singularité !
La singularité placée en préalable, avec un T-shirt "Belongs to God" glissé dessus… Rien de plus commun... ni de plus opposé à la Sagesse, et donc à l'esprit de Spinoza. Le faux-moi mentalisé, l'ego, ne déteste rien plus que la communauté d'être, le commun, le "rien de spécial" et recherche au contraire - à l'être surtout - le particulier exceptionnel...
La Sagesse, elle, commence à s'exprimer seulement quand on est allé au bout de la vanité de cette quête, pour admettre, par abandon pur et non par résignation, qu'on n'est rien de particulier, rien du tout au sens de l'ego. Et c'est alors, et
alors seulement, qu'on se révèle tout ou presque, en communauté avec les autres hommes et tout ce qui est – et donc infiniment plus que cette misérable fiction – : du Dieu éternel…
Note : bien évidemment, il n'y a pas « soit les choses, soit Dieu », ce qui est l'opposé absolu de l'esprit de Spinoza, mais les choses en Dieu, les choses dont l'essence est "partie" de l'essence de Dieu.
Corrélativement, recollant à un autre fil (
E5P40S : signification ?), il n’y a pas multiplication de « l’esprit en tant qu’il est intelligent, qu’il comprend clairement et distinctement, etc. » mais un seul, commun à tous les hommes.
Spinoza a écrit :E1P17S : … un homme est cause de l’existence d’un autre homme, non de son essence. Cette essence, en effet, est une vérité éternelle, et c’est pourquoi ces deux hommes peuvent se ressembler sous le rapport de l’essence ; mais ils doivent différer sous le rapport de l’existence, et de là vient que, si l’existence de l’un d’eux est détruite, celle de l’autre ne cessera pas nécessairement. Mais si l’essence de l’un d’eux pouvait être détruite et devenir fausse, l’essence de l’autre périrait en même temps. …
E2P18S : ... cet autre enchaînement des idées qui se produit suivant l’ordre de l’entendement, d’une manière identique pour tous les hommes, et par lequel nous percevons les choses dans leurs causes premières. ....
E3P55S : Lors donc que nous avons dit, dans le Schol. de la Propos. 52, partie 3, que notre vénération pour un homme vient de ce que nous admirons sa prudence, sa force d’âme, etc., il est bien entendu (et cela résulte de la Propos. elle-même) que nous nous représentons alors ces vertus, non pas comme communes à l’espèce humaine, mais comme des qualités exclusivement propres à celui que nous vénérons ; et de là vient que nous ne les lui envions pas plus que nous ne faisons la hauteur aux arbres et la force aux lions.
E4P36 : Le bien suprême de ceux qui pratiquent la vertu leur est commun à tous, et ainsi tous en peuvent également jouir.
Démonstration : Agir par vertu, c’est agir sous la conduite de la raison (par la Propos. 24, part. 4), et tout l’effort des actions que la raison dirige ne va qu’à un seul objet qui est de comprendre (par la Propos. 26, part. 4), et conséquemment (par la propos. 28, part. 4), le bien suprême de ceux qui pratiquent la vertu c’est de connaître Dieu, c’est-à-dire (par la Propos. 47, part. 2, et son Schol.) un bien qui est commun à tous les hommes, et que tous, en tant qu’ils ont même nature, peuvent également posséder.
Scholie : On m’adressera peut-être cette question : Si le souverain bien de ceux qui suivent la vertu n’était pas commun à tous, ne s’ensuivrait-il pas, comme plus haut (par la Propos. 25, part. 4), que les hommes, en tant qu’ils vivent suivant la raison, c’est-à-dire (par la Propos. 35, part. 4), en tant qu’ils sont en conformité parfaite de nature, sont contraires les uns aux autres ? Je réponds à cela que ce n’est point par accident, mais par la nature même de la raison, que le souverain bien des hommes leur est commun à tous. Le souverain bien, en effet, est de l’essence même de l’homme en tant que raisonnable, et l’homme ne pourrait exister ni être conçu s’il n’avait pas la puissance de jouir de ce bien souverain, puisqu’il appartient à l’essence de l’âme humaine (par la Propos. 47, Part. 2) d’avoir une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu.
E5P20 : Cet amour de Dieu ne peut être souillé par aucun sentiment d’envie ni de jalousie, et il est entretenu en nous avec d’autant plus de force que nous nous représentons un plus grand nombre d’hommes comme unis avec Dieu de ce même lien d’amour.
Démonstration : Cet amour de Dieu est le bien le plus élevé que puisse désirer une âme que la raison gouverne (par la Propos. 28, part. 4) ; il est commun à tous les hommes (par la Propos. 36, part. 4), et nous désirons que tous nos semblables en jouissent (par la Propos. 37, part. 4) ; par conséquent (en vertu de la Défin. 23 des passions), il ne peut être souillé d’aucun mélange d’envie ni de jalousie (par la Propos. 18, part. 5, et la Défin. de la jalousie qui se trouve au Schol. de la Propos. 35, part. 3) ; au contraire (par la Propos. 31, part. 3), cet amour de Dieu doit être entretenu en nous avec d’autant plus de force, que nous imaginons un plus grand nombre d’hommes jouissant du bonheur qu’il procure. C. Q. F. D.
E5P42S : J’ai épuisé tout ce que je m’étais proposé d’expliquer touchant la puissance de l’âme sur ses passions et la liberté de l’homme. Les principes que j’ai établis font voir clairement l’excellence du sage et sa supériorité sur l’ignorant que l’aveugle passion conduit. Celui-ci, outre qu’il est agité en mille sens divers par les causes extérieures, et ne possède jamais la véritable paix de l’âme, vit dans l’oubli de soi-même, et de Dieu, et de toutes choses ; et pour lui, cesser de pâtir, c’est cesser d’être. Au contraire, l’âme du sage peut à peine être troublée. Possédant par une sorte de nécessité éternelle la conscience de soi-même et de Dieu et des choses, jamais il ne cesse d’être ; et la véritable paix de l’âme, il la possède pour toujours. ...
TTP1 : ... les choses que nous savons par la lumière naturelle dépendent entièrement de la connaissance de Dieu et de ses éternels décrets ; mais comme cette connaissance naturelle, appuyée sur les communs fondements de la raison des hommes, leur est commune à tous, le vulgaire en fait moins de cas ; le vulgaire, en effet, court toujours aux choses rares et surnaturelles, et il dédaigne les dons que la nature a faits à tous. ...
Mais quoique l’âme de Dieu et ses éternels desseins soient gravés aussi dans notre âme, et que nous percevions en ce sens l’âme de Dieu (pour parler comme l’Écriture), cependant, comme la connaissance naturelle est commune à tous les hommes, elle a moins de prix à leurs yeux, ainsi que nous l’avons déjà expliqué ; surtout aux yeux des Hébreux, qui se vantaient d’être au-dessus du reste des mortels, et méprisaient, en conséquence, les autres hommes et la science qui leur était commune avec eux. ...
TTP3 : ... Pour cela, je pose en principe que les objets que nous pouvons désirer honnêtement se rapportent à ces trois fondamentaux : connaître les choses par leurs causes premières, dompter nos passions ou acquérir l’habitude de la vertu, vivre en sécurité et en bonne santé. Les moyens qui servent directement à obtenir les deux premiers biens, et qui en peuvent être considérés comme les causes prochaines et efficientes, sont contenus dans la nature humaine, de telle sorte que l’acquisition de ces biens dépend principalement de notre seule puissance, je veux dire des seules lois de la nature humaine ; et par cette raison il est clair que ces biens ne sont propres à aucune nation, mais qu’ils sont communs à tout le genre humain, à moins qu’on ne s’imagine que la nature a produit autrefois différentes espèces d’hommes. ...
Si nous considérons maintenant avec attention la nature de la loi divine naturelle, telle que nous l’avons définie tout à l’heure, nous reconnaîtrons : 1° qu’elle est universelle, c’est-à-dire commune à tous les hommes ; nous l’avons déduite en effet de la nature humaine prise dans sa généralité...
Et dans cette fameuse soi-disant précieuse « singularité, » combien relève de ce que Spinoza appelle « passions »… ? Ces passions étant des hybridations floues entre l’individu humain et du singulier connexe, étranger en tant que singulier, où est donc l’entité parfaitement identifiable et singulière, supposée se diriger par elle-même (cela rejoint la problématique du libre arbitre) ?
Dans un contexte d’interdépendance / impermanence globales (très clairement affirmé par Spinoza, et d’une totale évidence en général) que peut bien pouvoir dire « singularité » dans l’absolu ? Quelle est la pertinence de « solidifier » ainsi une entité, qui en fait est en interaction - en porosité même - permanente et inévitable (et vitale) avec son environnement ?
Certes, il n’y a pas deux choses rigoureusement identiques dans le monde actualisé. Swâmi Prajnanpad place même cette vérité dans ces premiers « enseignements. » Mais ce qu’il enseigne sur cette base, ce n’est pas que ces différences sont importantes en elles-mêmes, mais qu’il convient de « laisser toute chose être ce qu’elle est », sans faire de jugement de valeur, sans qualifier de bien ou de mal, sans comparer même : tout est neutre, et cela est sacré (car c’est le fait même, le ce-qui-est même, l’être même, en général, autrement dit Dieu.)
Ce qui rassemble les hommes (l’essence commune, dite « de genre, » Homme) est-il anéanti par des différences de détail, périphériques (si oui, il est interdit de parler d’homme, d’ailleurs, puisque le singulier prétendu « absolutisé » ne supporte évidemment pas d’être associé à autre chose que lui-même) ?
L’exemple « type » (et tout à fait pertinent) est celui de jumeaux homozygotes. Certes, ils ne sont jamais absolument identiques, dans le contexte d’interdépendance généralisée (il suffit que, ne pouvant se trouver à la même place, l’un prenne plus le soleil que l’autre ; encore une fois, si un prend un seul photon que l’autre ne prend pas, ils sont différents vus comme singuliers « solidifiés »…) Mais il est évident (et l’examen scientifique le montre : ils meurent généralement en même temps, sauf accident, etc.) qu’ils manifestent la même nature, la même essence (qui ne peut pas se concevoir véritablement comme singulière « solidifiée » : c’est dans l’essence de la nature, l’essence divine, qui est continuum.) L’essence dans le singulier n’est pas par tout ou rien. Dans tous les hommes, la part commune d’essence (la vision de laquelle seule autorise à les appeler par ce terme générique d’« hommes »), est bien clairement l’essentiel comparé à la captation d’un photon ou non… Et il en est de même pour des détails moins « périphériques » (ce n’est qu’une question de degré, pas de principe.)
Oui, il n’y a pas deux « choses » (qu’on pose artificiellement comme identifiables en propre) identiques dans la Nature, mais la richesse n’est pas tant là-dedans que dans la compréhension que c’est l’expression, plus ou moins dans le détail, du Mouvement dans l’Étendue, qui est éternel.
Connais-toi toi-même.