Il est entendu que Kant n'a pas cherché à détruire la croyance en Dieu mais la possibilité pour la raison d'en parler théoriquement :
Kant, dans la préface de la Critique de la raison pure a écrit :« Je ne saurais donc admettre Dieu, la liberté et l'immortalité selon le besoin qu'en a ma raison dans son usage pratique nécessaire, sans repousser en même temps les prétentions de la raison pure à des vues transcendantes, car, pour atteindre à ces vues, il lui faut se servir de principes qui ne s'étendent en réalité qu'à des objets de l'expérience possible et qui, si on les applique à une chose qui ne peut être objet d'une expérience, la transforment réellement et toujours en phénomène, et déclarent ainsi impossible toute extension pratique de la raison pure. J'ai donc dû supprimer le savoir pour lui substituer la croyance. Le dogmatisme de la métaphysique, ce préjugé qui consiste à vouloir avancer dans cette science sans commencer par une critique de la raison pure, voilà la véritable source de toute cette incrédulité qui s'oppose à la morale, et qui elle-même est toujours très dogmatique.»
Il faudrait étudier ce texte en détail mais on peut facilement y voir que pour Kant, la critique de la métaphysique dite dogmatique a un enjeu moral : la question de l'existence de Dieu comme celles de l'âme et de la liberté est posée comme objet de croyance pour permettre au final la justification philosophique de la morale protestante : nos actions doivent être libres pour qu'il y ait un choix entre le bien et le mal et dès lors il faut moralement qu'il existe un Dieu susceptible de récompenser les bons choix et punir les mauvais choix dans le règne des fins qui n'est qu'un nom philosophique pour désigner une vie de l'âme de l'être raisonnable après la mort du corps.
Ainsi le fait d'exclure Dieu de la connaissance théorique est un moyen d'éviter la discussion avec la théologie rationnelle qu'on trouve notamment chez Spinoza : en effet, si Dieu n'est pas objet de croyance mais objet de connaissance rationnelle alors il est impossible de croire qu'il est une personne morale qui aurait créé le monde et il n'est pas possible d'en tirer l'idée d'un règne des fins et d'une morale de la culpabilité.
Mais reprenons la discussion de l'existence de Dieu à travers le concept d'idée claire et distincte. Recherche cite l'exemple des anges dont nous pourrions avoir une idée claire et distincte tout en remarquant avec raison qu'on peut douter de leur existence. Kant ne fait pas autre chose avec son exemple de 100 thalers.
Rappelons que le doute est la possibilité de penser une chose aussi bien que son contraire, que la croyance est l'absence de doute sur une pensée dont nous pourrions toutefois douter et que le savoir est l'impossibilité de douter. On peut encore distinguer entre d'une part la croyance raisonnable, celle dont l'objet affirmé est cohérent avec ce que nous savons même si l'objet contraire pourrait être aussi cohérent avec cela, comme par exemple que le soleil se lèvera demain et d'autre part la croyance absurde, celle pour laquelle on ne doute pas de l'existence de quelque chose de pourtant impossible, comme par exemple si je crois que je pourrais trouver un jour une moitié de camembert plus grande que le camembert dont elle a été tirée.
Qu'est-ce donc que Spinoza appelle une idée claire et distincte ? C'est soit une idée dont le contenu peut être compris entièrement à partir de ses principes, que ceux-ci soient externes ou internes. Une idée obscure et confuse est une idée mutilée : elle affirme quelque chose sans qu'on sache clairement pourquoi et distinctement comment elle affirme. Si je dis que pour tout quadrilatère, il existe deux diagonales, ni plus ni moins, c'est une idée claire et distincte car le contraire (une seule ou plus de deux) est impossible sans contradiction interne. Ainsi, je n'ai pas besoin de vérifier empiriquement sur chaque quadrilatère que je peux concevoir (convexe, concave, trapèze, rectangle, losange etc.) qu'il en est bien ainsi. Bien sûr ici, il faut supposer l'existence du quadrilatère pour déduire l'existence nécessaire de ses diagonales mais le nombre de celles-ci est une idée claire et distincte dans le sens où il n'y a pas d'obscurité ni de confusion dans le passage de la considération du principe qui est ici en question, à savoir le quadrilatère, à celle d'une de ses propriétés. Dans ce cadre, il y a savoir et pas de doute possible.
Les figures géométriques demeurent toutefois des êtres forgés, car nous devons les construire à partir de notions que nous trouvons dans notre entendement ou notre mémoire. Seulement à la différence d'un ange ou de 100 thalers, ce sont des notions dont la simplicité permet de déduire en toute clarté les propriétés. Nous pouvons déduire l'existence des diagonales dans le quadrilatère comme propriété de cette figure mais nous ne pouvons déduire l'existence de cette figure d'elle-même parce qu'elle suppose par définition des causes qui la dépassent : un plan, des points, des lignes. Mais comme ces notions à partir desquelles on conçoit les figures géométriques sont simples également, il y a une idée claire et distincte de ces formes comme le quadrilatère à partir de leur principe. Ainsi je peux poser facilement l'existence d'un carré dès lors que j'ai le concept du plan.
Notons au passage que Kant reconnaît pour la géométrie une possibilité de connaître "sous l'aspect de l'éternité", ce qui selon lui viendrait de ce que le jugement synthétique a priori est possible à partir d'une supposée forme pure de la sensibilité que serait l'espace. Dès lors, cela resterait certes une connaissance de la chose pour nous dans le cadre de notre subjectivité et non comme chose en soi mais il y aurait en droit une vérité absolue possible et non pas celle qui est entachée par la particularité et la contingence de toute "intuition" sensible. Vérité qui qui pourrait correspondre à la connaissance même qu'un être omniscient pourrait avoir des mêmes objets. Quoique par manque de chance, la certitude théorique qu'il voit seulement dans les mathématiques et la physique repose sur une notion newtonienne de l'espace et du temps qui sera réfutée dans ses négations (l'espace et le temps ne peuvent être étendus ou contractés) par les mathématiques et la physique contemporaine.
En revanche, quand je forge un concept à partir d'éléments eux-mêmes complexes comme l'esprit dont j'ai immédiatement l'idée mais sans pouvoir la séparer de mon corps, et que je pose l'idée d'un esprit qui existerait sans corps, comme un fantôme ou un ange, je n'ai pas du tout une idée claire et distincte. De même, je peux essayer de concevoir le partenaire amoureux idéal : je prendrai dans ma mémoire certains éléments épars, tirés par hasard de mes rencontres agréables et soustrait aux rencontres désagréables. Mais, malgré mes efforts d'imagination, il s'agira en fait d'une idée obscure et confuse du point de vue de l'entendement car je ne saurai pas ici à partir de quoi l'existence d'une telle personne pourrait être nécessaire. A la limite, un boulanger qui connaît les ingrédients et les techniques pour faire un pain plaisant à la plupart de ses clients peut être dit avoir une idée à peu près claire et distincte de ce que c'est qu'un bon pain, il sait ce qui peut produire un bon pain comme il sait ce qui peut l'empêcher d'exister, tandis que les clients eux n'en auront qu'une idée mutilée : ils connaissent l'effet mais pas les causes qui rendent l'effet nécessaire.
En revanche, prenons l'idée de totalité de ce qui a existé, existe et existera, il n'y a donc rien de concevable en dehors d'un tel concept. Je n'ai à l'évidence pas la connaissance sensible d'une telle totalité mais j'en ai une idée claire et distincte : par définition, une telle totalité ne peut être due à autre chose qu'à elle-même puisqu'il n'y a, toujours par définition, rien en dehors d'elle tant pour la produire que pour empêcher son existence. Supposer qu'une telle totalité pourrait ne pas exister, cela reviendrait donc à changer le concept : on imagine par exemple quelque chose en dehors de cette totalité qui aurait été nécessaire pour qu'elle existe ou qui aurait pu empêcher qu'elle existe. Ce serait donc une supposition aussi absurde que celle qui consisterait à admettre qu'on pourrait trouver un demi-cercle plus grand que le cercle dont il est tiré.
Cette totalité nous pourrons donc l'appeler substance au sens de Spinoza puisqu'elle ne dépend que d'elle-même pour exister comme pour être conçue. Et si nous envisageons le concept d'étant absolument infini, c'est-à-dire d'être dont on ne peut absolument rien nier de positif et dont au contraire on doit affirmer tout ce qui peut être positif, nous y trouverons le même contenu que dans le concept précédent de totalité universelle : ce sera un étant donc le concept même implique l'existence puisqu'il ne pourra être que cause de soi.
Ce que Kant omet donc, c'est ce que signifie réellement la notion d'idée claire et distincte en ne voyant dans tout concept que la représentation d'une existence possible. Il confond en fait concept clair et distinct qui implique toujours une existence nécessaire (soit par soi, soit par autre chose) et abstraction tirée d'éléments épars de notre imagination et de notre mémoire qui en effet ne peuvent donner lieu qu'à des croyances raisonnables ou absurdes. Il y a l'inconcevable, il y a ce qui est concevable obscurément et confusément comme la plupart des êtres forgés par imagination ou tirés de notre mémoire, et il y a ce qui est concevable clairement et distinctement qu'on peut trouver dans notre entendement sans la médiation de notions a posteriori.
Quant au contenu intuitif de l'idée d'infini comme d'étant, on le trouve immédiatement dans l'entendement et préalablement à toute idée d'objet fini en tant que l'entendement est l'idée même de positivité et d'affirmation qu'il y a dans toute idée particulière. C'est une intuition intellectuelle qui n'a pas comme le croit Kant à produire immédiatement ses objets à partir de rien comme le pourrait un être mystérieux et tout puissant mais seulement à saisir de l'intérieur la nécessité par laquelle ils s'affirment et constituent alors des concepts clairs et distincts.