Libr617 a écrit :Je suis d’accord sur le manque de cohérence. Je suis, par exemple, frappé par la forme qu’il utilise et qu’il veut pure quand, ça et là, ses démonstrations n’atteignent pas leur objectif à savoir démontrer les propositions auxquelles elles se rapportent. J’imagine que je ne suis pas le seul à l’avoir remarqué.
* Si on prend, par exemple, la première démonstration de la fameuse proposition 11, on s'aperçoit que Spinoza ne démontre pas que Dieu - tel qu'il le définit existe – existe mais qu'une substance existe.
Prop. 11 : "Dieu, c'est-à-dire une substance constituée par une infinité d'attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie, existe nécessairement". En plus résumé, cette proposition dit qu'il existe une substance possédant certaines propriétés (P), substance qu'il appelle Dieu.
1ère démonstration : "[s]i on le nie, que l'on conçoive, s'il se peut, Dieu comme n'existant pas. Par suite (Ax. 7), son essence n'implique pas son existence, mais (Prop. 7) cela est absurde : Dieu existe donc nécessairement".
Toutefois : l'axiome 7 et la proposition 7 auxquels Spinoza renvoie, ne parle pas d'une substance possédant les propriétés (P) (qui ferait d'elle ce qu'il appelle Dieu) mais d’une substance tout court.
Autrement dit, sa démonstration ne fait que démontrer l’existence d’une substance ce que nous savions déjà par simple combinaison des définitions I et III. Sa démonstration est vraie mais insuffisante à prouver la proposition 7.
* Autre exemple qui tient à sa méthodologie. Spinoza donne des définitions, proches du sens commun comme il le dit lui-même, et à partir desquelles il démontre des propositions qui paraissent capitales – l’existence de Dieu ! – dès lors qu’on perd de vue les définitions en question.
Toujours avec l’exemple de Dieu. Il définit Dieu à partir de ses attributs infinis…etc. c’est-à-dire d’une façon qui ne correspond absolument pas à ce que le commun entend habituellement par Dieu. Ensuite, il « démontre » (quoique sa démonstration me paraisse discutable comme je l’ai dit plus haut) que « Dieu existe ».
Tout cela est totalement artificiel. Il aurait parfaitement pu remplacer le mot « Dieu » par « Salade ». Mais, évidemment, montrer que la Salade existe, aurait paru totalement saugrenu.
Je devine que Spinoza, par ce moyen, a tenté de satisfaire les théologiens de son époque. C’était très certainement son objectif avec la proposition 11 car il n’était pas sot. Ce faisant, il trompe un peu son monde puisqu’il ne fait que tenter de démontrer l’existence d’un Dieu qui n’a rien à voir avec le Dieu des théologiens qui lui sont contemporains.
Cela me rappelle ces querelles universitaires où les protagonistes se battent, par articles interposés, avec une ferveur inégalée sans se rendre compte qu’ils sont parfaitement d’accord sur ce dont ils débattent. Très souvent, ce qui les sépare est le sens initial qu’ils prêtent aux mots. S’ils s’accordaient sur ce sens initial, leur querelle n’aurait plus aucun intérêt.
Vous reprochez à Spinoza de ne pas démontrer la totalité de sa proposition, à savoir, Dieu comme substance composée d'une infinité d'attributs existe, mais seulement qu'une substance existe.
Mais c'est comme si je vous disais que Paul pense, après que j'ai posé en axiome ou en proposition que "l'homme pense" et défini Paul comme un homme plein d'ambition. Si pour démontrer cela, Paul pense, je combinais l'axiome et la définition, vous viendriez me dire "ah mais non, vous n'avez pas prouvé que Paul pense effectivement, mais seulement que Paul est un homme, ce qu'on savait déjà. Je vous répondrais que cela s'appelle tout bonnement une déduction. S'il est un homme, qu'il soit plein d'ambition ou pas, il pense.
J'ajoute encore un exemple. J'affirme que Mélenchon, qui est un homme politique, va mourir un jour, autrement dit que la destruction de son corps existe à titre de nécessité naturelle, même si le moment de cette destruction ne peut être déterminé précisément. J'affirme donc quelque chose que je ne vois pas, puisqu'il est actuellement vivant. Comment ? Je le déduis du simple fait qu'il est un homme, c'est-à-dire un être vivant composé de plusieurs parties appelées à se décomposer sous la pression des autres corps. Ainsi, la mortalité existe nécessairement pour lui. Mais irez vous me dire que ma déduction est incomplète du fait que je n'ai pas tenu compte du fait que c'était un homme, certes, mais plus particulièrement un être conscient de ses désirs et par ailleurs politique ?
Si vous savez ce qu'est une déduction, vous ne le ferez pas. De même si Dieu est défini comme substance, qu'elle soit constituée d'une infinité d'attributs ou pas, et que toute substance existe nécessairement, alors Dieu existe.
En réalité, le concept même de substance, de la déf. 3, implique une fois bien compris, qu'on lui rapporte une infinité d'attributs éternels, la déf. 6 n'est ainsi qu'une explicitation de la déf. 3, mais il faut comprendre toute la première partie de l'Ethique pour bien le voir.
Quant à la définition que Spinoza propose de Dieu, c'est exactement ce que toute personne, croyante ou non, qui réfléchit quelques instants à ce qu'on entend en employant ce terme, peut comprendre. Par Dieu en effet, l'usage désigne un être suprême, au dessus duquel il n'en existe aucun. Par la première partie de sa définition, Spinoza ne fait que préciser le sens et le contenu de ce sens usuel : pour être réellement suprême, un être doit avant tout être infini, car le fini étant ce qui est limité par un autre (déf. 2), et il doit l'être absolument, car s'il ne l'est qu'en son genre, il peut encore être limité (explication de la déf. 6).
La seconde partie ne fait que préciser l'idée encore un peu plus : si on peut concevoir deux sortes d'êtres, ceux qui existent par eux-mêmes, les substances, et ceux qui n'existent pas par eux-mêmes mais par autre chose, les modes ou affections des substances, il est évident que l'être suprême doit être substance. Encore peut-on préciser que cet être existant par soi doit posséder une infinité d'attributs ou essences elles-mêmes infinies. Car si l'on n'attribuait à Dieu qu'un nombre limité d'essences, on en ferait encore un être limité. On ne peut donc pas donner de définition plus adéquate, c'est-à-dire plus complète de la nature de Dieu que celle-là.
La démarche de Spinoza n'est donc nullement de poser ici un concept qui n'aurait rien à voir avec ce que le vulgaire entend ordinairement par Dieu, par une ruse qu'il rejette (Ethique IV, prop. 72) mais un concept purifié, amendé (comme dans le Tracatus de emendatione intellectu) de toutes ses scories imaginaires et mutilantes (juge, roi, artisan suprêmes...). Il est vrai qu'il en tire des conséquences logiques loin de complaire au croyant qui, par anthropomorphisme et comparaison entre l'homme et les choses de la nature, voit le fait d'attribuer ses limites à l'être suprême comme une marque de dévotion. Seulement ces conséquences (il n'y a pas de créateur, pas de libre arbitre, pas de finalités supérieures etc.) relèvent de la seule rationalité.
Et comme je ne veux pas terminer ce post sans faire de rapprochement avec le thème lancé par Marcello comme sujet, j'en profiterai pour dire donc que dans mon expérience de la lecture de Spinoza, le concept de Dieu, qui correspond à ce que confusément le sens commun désigne par ce terme sans donc le comprendre clairement et distinctement, est essentiel pour comprendre et vivre libre, heureux et éternel.
Libre et heureux - au moins quand je reste attentif au fait que chaque chose ou idée que je rencontre est une expression d'un des attributs de Dieu - parce qu'en ramenant toute chose à une expression de Dieu, y compris donc mon corps et mon psychisme, je ne veux que ce que la nature rend nécessaire au moment où je le vis, de sorte qu'aucun corps ou idée ne peut m'empêcher ou ne me manque pour faire et obtenir ce que je veux. Et ce "je", je l'identifie à ce que la nature affirme dans mon cas, c'est-à-dire que ce n'est rien d'autre que la totalité de la nature qui s'affirme à travers mon corps, formation de la nature, et l'idée que la substance, la nature ou Dieu en forme dans la pensée. Car en affirmant et finalement en aimant Dieu de cette façon, c'est Dieu ou la nature qui s'affirme et s'aime soi-même. Et tout cela se passe donc dans l'éternité dans le sens où dans la nécessité, cela même qui n'a pas encore commencé de durer ou qui a cessé de le faire, ne cesse pas d'exister, est déjà présent ou l'est encore.
Ainsi le concept de Dieu n'est pas du tout à mes yeux une concession de Spinoza à l'esprit de son temps pour qu'on ne l'embête pas. Et d'ailleurs s'il n'avait pas du tout prétendu pouvoir parler rationnellement de Dieu, mais qu'il n'avait parlé que de la nature en tant que simple somme plus ou moins unifiée de corps, il aurait eu beaucoup moins d'ennuis avec ses contemporains. C'est l'idée même de l'infini sans laquelle aucune liberté, béatitude ou éternité, buts de l'éthique, ne peuvent être vécus pleinement.