Oui, tout cela est frappé de bon sens.
Autre illustration, mais vu par le petit bout de la lorgnette : si la pensée est assimilable à un signal électrique, alors tout signal électrique est assimilable à de la pensée (aussi rudimentaire et différente de la nôtre soit-elle), et au-delà toute l'énergie cosmique est assimilable à de la pensée : donc Dieu-Nature pense...
Maintenant, je rappelle le problème tel que personnellement je le pose ici : il ne s'agit plus de "traduire" Spinoza (je pose ici qu'on a préalablement perçu sa vision ; encore que nous ne sommes pas tombés d'accord sur la lecture de la lettre 66...), mais de le critiquer (pour ou contre), et ceci sur un point très particulier, loin de résumer tout Spinoza :
le concept d'attribut de la substance et le parallélisme qui va avec. Ceci ne met pas en cause l' "âme" d'une chose singulière, mais uniquement de faire de la dualité Pensée / Matière la nature même de Dieu-Nature (d'ajouter que c'est en fait la même chose tout en étant totalement distinct n'est pas vraiment recevable), ni même toutes les excellentes raisons qui tendent à poser le parallélisme des attributs (distinction de nature d'être Pensée/Matière claire et distincte, ou du moins très convaincante, unicité de Dieu-Nature posée a priori et incontestable, etc.)
La question que je pose est donc :
est-il légitime de faire des attributs de Dieu-Nature même ce qui apparaît comme des dimensions différentes de l'être à la conscience humaine ?
Et je réponds : non. Outre que je le ressens intuitivement - comme beaucoup d'autres ; voir encore ci-dessous - comme faux, et comme forcé chez Spinoza, je pense avoir relevé plus haut des raisons logiques qui contredisent cette option à partir du texte de Spinoza même.
Note : pour la lettre 66 c'est pour moi très clair : logiquement, il n'y a aucune raison que l’Étendue ait son parallèle objectif la Pensée et que les autres attributs formels n'aient pas de parallèles objectifs eux-mêmes (et ne seraient donc pas dans l'Entendement infini de Dieu) : donc les attributs sont forcément appariés formel-objectif et l'infinité des attributs objectifs constituent l'Entendement infini de Dieu (Spinoza ajoute "entendement
absolument infini" dans la lettre 64, au moins.)
Lettre 4 à Oldenburg : ... Vous paraissez accorder que si la pensée ne se rapporte point à la nature de l’étendue, alors l’étendue ne sera point terminée par la pensée ; car votre doute ne porte que sur cet exemple particulier. Mais remarquez ceci, je vous prie : si quelqu’un vient dire que l’étendue n’est point terminée par l’étendue, mais par la pensée, n’est-ce pas comme s’il disait que l’étendue n’est point infinie absolument, mais seulement infinie sous le point de vue de l’étendue ? En d’autres termes, celui qui parle ainsi ne m’accorde point que l’étendue soit absolument infinie, mais il m’accorde qu’elle l’est sous le point de vue de l’étendue, c’est-à-dire dans son genre. Mais, dites-vous, la pensée est peut-être un acte corporel ? Soit, bien que je reste tout à fait convaincu du contraire ; mais vous ne nierez pas toujours ce point, que l’étendue, en tant qu’étendue, n’est point la pensée ; ce qui suffit pour expliquer ma définition et pour démontrer ma troisième proposition. ...
Lettre 9 à Simon de Vries : ... Vous dites que je ne démontre pas que la substance (ou l’être) puisse avoir plusieurs attributs ; c’est que vous n’avez pas regardé de près mes démonstrations. J’ai donné deux preuves de la proposition que vous contestez : la première, c’est qu’il n’y a rien de plus évident que ce principe, que tout être est conçu par nous sous un certain attribut, et que plus il a de réalité ou d’être, plus il a d’attributs ; d’où il suit que l’être absolument infini doit être défini, etc. Ma seconde preuve et à mon avis la principale, c’est qu’à mesure que j’assigne à une chose un plus grand nombre d’attributs, j’en suis d’autant plus forcé de reconnaître son existence, c’est-à-dire de la concevoir comme vraie. Or, ce serait tout le contraire si j’avais imaginé une chimère ou quelque chose de semblable.
Vous dites encore que vous ne concevez la pensée que par les idées, à cause que si l’on ôte les idées, la pensée n’est plus. Cela vient de ce qu’en faisant abstraction des idées, vous qui êtes une chose pensante, vous faites abstraction de toutes vos pensées et de tous vos concepts. Or ce n’est pas merveille qu’après avoir retranché toutes vos pensées, il ne vous reste plus rien à penser ensuite. Mais quant au fond de la chose, je crois avoir démontré, avec toute la clarté et l’évidence désirables, que l’entendement, quoique infini, se rapporte à la nature naturée et non pas à la nature naturante. Du reste, je ne vois pas en quoi tout cela peut servir à l’intelligence de la troisième définition, ni quelle difficulté vous y trouvez. La voici telle que je crois vous l’avoir communiquée : Par substance, j’entends ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce dont le concept n’enveloppe pas le concept d’une autre chose. Par attribut, j’entends exactement la même chose, avec cette seule différence que l’attribut se rapporte à l’entendement, en tant qu’il attribue à la substance telle nature déterminée. Cette définition, je le répète, explique assez clairement ce que je veux entendre par substance et par attribut. Vous désirez toutefois que j’explique par un exemple comment une seule et même chose peut être désignée par deux noms. Pour ne point vous sembler avare, au lieu d’un exemple, je vais vous en donner deux. Je dis d’abord que par Israël j’entends le troisième patriarche ; et je n’entends pas autre chose par le nom de Jacob, ce patriarche ayant été appelé Jacob parce qu’il tenait en naissant le pied de son frère. Secondement, j’entends par plan ce qui réfléchit tous les rayons de la lumière sans aucune altération, et par blanc [n'est sans doute pas la bonne traduction], j’entends la même chose, avec cette différence que le blanc se rapporte à l’homme qui regarde un plan, etc.
Lettre 63 de Meyer à Spinoza : ... Je voudrais savoir, premièrement, si nous pouvons connaître d’autres attributs de Dieu que la pensée et l’étendue. Et sur ce point, veuillez me donner une démonstration directe, et non pas une preuve par l’absurde. Supposé que nous ne connaissions que les deux attributs dont je viens de parler : s’ensuit-il que les créatures qui sont constituées par d’autres attributs ne puissent concevoir aucune étendue ? Il résulterait de là qu’il faudrait admettre autant de mondes qu’il y a d’attributs en Dieu ; et alors, autant notre monde aurait d’étendue, autant on en devrait donner aux autres mondes, constitués par d’autres attributs. Or, de même que nous ne percevons, outre la pensée, que la seule étendue, les créatures de chacun de ces mondes ne percevraient avec la pensée que les attributs de leur monde particulier.
Voici ma seconde difficulté : L’entendement de Dieu différant, selon vous, du nôtre, tant par l’essence que par l’existence, il n’y a donc entre eux rien de commun ; et par conséquent (en vertu de la Propos. 3, part. 1, de l’Éthique) l’entendement de Dieu ne peut être cause du nôtre.
Vous dites (c’est ma troisième objection), dans le Scholie de la Propos. 10 de l’Éthique, part. 1, que s’il y a une chose claire dans la nature, c’est que chaque être se doit concevoir sous un attribut déterminé (jusque-là j’entends parfaitement), et qu’à mesure qu’il a plus de réalité ou d’être, un plus grand nombre d’attributs lui conviennent. II paraît suivre de là qu’il y a des êtres qui possèdent trois, quatre attributs, ou un plus grand nombre ; et cependant on a le droit de conclure des démonstrations qui précèdent que chaque être est constitué par deux attributs seulement, savoir, par un attribut déterminé de Dieu et par l’idée de ce même attribut.
Ma quatrième demande serait d’avoir des exemples de choses produites immédiatement par Dieu, et de choses produites par l’intermédiaire de quelque modification infinie. La pensée et l’étendue, ce me semble, appartiennent à la première catégorie ; l’entendement dans la pensée, le mouvement dans l’étendue, à la seconde.
Lettre 64 à Meyer, en réponse à la précédente : ... Il est donc évident que l’âme humaine, ou l’idée du corps humain, n’enveloppe ni n’exprime d’autres attributs de Dieu que la pensée et l’étendue. Or, de ces deux attributs et de leurs affections, il est impossible (par la Propos. 10, part. 1) de déduire aucun autre attribut. Je conclus donc que l’âme humaine ne peut connaître que les attributs de l’étendue et de la pensée ; ce que je me proposais de démontrer.
Vous demandez s’il faudra reconnaître autant de mondes différents qu’il y a d’attributs de Dieu. Je vous renvoie pour cela au Schol. de la Propos. 7 de l’Éthique, part 2. Du reste, cette proposition pourrait se démontrer plus aisément par l’absurde ; et quand il s’agit d’une proposition négative, je préfère ce genre de démonstration à la preuve directe, comme plus analogue à son objet. Mais puisque vous ne voulez que des démonstrations positives, je n’insiste pas et j’arrive à votre seconde objection.
Vous doutez qu’il soit possible, quand deux choses diffèrent entre elles tant sous le rapport de l’essence que sous celui de l’existence, que l’une d’elles produise l’autre, n’y ayant rien de commun entre des choses si différentes. Mais veuillez remarquer que tous les êtres particuliers, hormis ceux qui sont produits par leurs semblables, diffèrent de leurs causes tant par l’essence que par l’existence ; ce qui ôte tout sujet de doute à cet égard.
Quant au sens précis où j’ai dit que Dieu est la cause efficiente des choses, de leur essence comme de leur existence, je crois m’être suffisamment expliqué dans le Scholie et le Corollaire de la Propos. 25 de l’Éthique, part. 1.
Le principe renfermé dans le Scholie de la Propos. 10, part. 1, est fondé, comme je l’ai dit à la fin de ce même Scholie, sur l’idée que nous avons de l’Être absolument infini, et non point sur ce qu’il y a ou peut y avoir des êtres doués de trois, quatre, cinq attributs.
Voici les exemples que vous me demandez : pour les choses de la première catégorie, je citerai, dans la pensée, l’entendement absolument infini ; dans l’étendue, le mouvement et le repos ; pour celles de la seconde catégorie, la face de l’univers entier, qui reste toujours la même, quoiqu’elle change d’une infinité de façons. Voyez, sur ce point, le Scholie du Lemme 7, avant la Propos. 14, part. 2.
Je crois qu'on peut vraiment dire que cette option tout-à-fait originale de Spinoza ne convient à personne, ou presque... Et les explications de Spinoza ne me semblent guère convaincantes. Je note aussi que ses réponses à Oldenburg et à de Vries - qui avaient donc en main la version de l’
Éthique de 1663 - sont quand-même plutôt "tolérantes" vis-à-vis de l'option alternative d'origine "purement" humaine / modale de la dualité Pensée/Étendue...
Par ailleurs, comme je l'ai déjà dit plus haut, Spinoza ne fait finalement rien de particulier du concept d'attribut et du parallélisme en Dieu-Nature (à part se compliquer un certain nombre de démonstrations) : avec E2P19 et suivantes il "repart" d'une vision purement empirique (sensations) à la base de la connaissance. Ceci combiné aux fortes raisons dites (unicité de Dieu-Nature et dualité Pensée / Matière au niveau de l'entendement humain) ne touche finalement que peu l'ensemble de l’œuvre (même si l'impact psychologique est fort s'agissant des premières définitions et corrélativement de la base ontologique de première importance.)
En tout état de cause, on peut au titre d'exercice - potentiellement fructueux et fort intéressant - voir ce que donnerait l’
Éthique en ôtant le concept d'attribut et le parallélisme...
Il me semblerait en revanche être une trahison de Spinoza (et plus que cela) de repartir d'une optique purement empiriste d'emblée (ce qui a historiquement accompagné la scission Physique / Philosophie, l'accent mis sur l'épistémologie des sciences en Philosophie, etc.) L'enjeu spirituel, bien réel et essentiel, tend dans un tel contexte à passer au second plan, voire à la trappe, et il n'y a pas plus haute trahison. Spinoza ne nie nullement, de mon point de vue, les a priori de la sensibilité et de l'entendement (autrement dit de l'arsenal sensitif et conceptuel inné : la perception selon la durée et l'espace, la nature de l'entendement, etc. ) mais il part en toute logique non de cette décomposition duale mais de ce qui est le plus fondamental : l'idée claire et distincte de Dieu-Nature qui est la synthèse directe et intuitive de tout cela. Et si la substance PenMat est elle-même "en partie" vue par elle-même "en partie", elle reste d'emblée et non par une quelconque déduction le commun cohérent et immédiat à ces "parties" d'elle-même. Un tel fondement ne peut être remis en cause. Mais cela nous renvoie vers beaucoup plus difficile encore : une vision juste autant que possible du monde par l'homme.
Connais-toi toi-même.