2) Examen détaillé de E1P22 :
Spinoza a écrit :E1P22 : Tout ce qui suit d'un attribut de Dieu, en tant qu'il a été modifié d'une telle modification, qui, par cet attribut, existe nécessairement et comme infinie, doit aussi exister nécessairement et comme infini.
DÉMONSTRATION : La démonstration de cette Proposition procède de la même manière que la démonstration de la précédente.
A) Analyse de la proposition
Très similaire à E1P21 et supposée être démontrée de même, au rang près, son libellé naturel devrait être en première approche : « Tout ce qui suit de la nature absolue d'un
mode éternel et infini a dû exister toujours et être infini, autrement dit est, par
ce mode éternel et infini, éternel et infini. »
Ce n’est pourtant pas le cas. Spinoza veut manifestement partir de l’attribut, qui est Dieu même, … ce qui en retour complique les choses dans l’analogie entre E1P22 et E1P21. On peut légitimement supposer qu’en outre et conjointement il ne concède l’adjectif « absolu » qu’à l’attribut lui-même, et donc n’en fait référence qu’au premier rang (et seul rang, en fait, mais nous n’en savons rien à ce moment), « immédiat, » de filiation par un mode infini. Faisant les corrections allant dans ce sens, nous obtenons dans un premier temps :
« Tout ce qui suit
nécessairement d'un mode éternel et infini a dû exister toujours et être infini, autrement dit est (, par ce mode éternel et infini,) éternel et infini. »
Cette formulation est de loin la plus simple. Mais manifestement ce n’était pas assez juste pour Spinoza… On peut supposer en particulier que pour lui les modes n’ont pas à proprement parler eux-mêmes de modes, mais que seuls les attributs – Dieu – sont réputés en avoir. De plus, si l’on veut remonter à l’attribut suivant la formulation de Spinoza, le « nécessairement » qui vient d’être substitué trouve mal sa place (un « nécessairement » étant porté en conclusion, en particulier…) :
« Tout ce qui suit
nécessairement d'un attribut de Dieu, en tant qu'il a été modifié d'une telle modification, qui, par cet attribut, existe nécessairement et comme infinie, doit aussi exister nécessairement et comme infini. »
Bien sûr on peut choisir pour son confort personnel d’affirmer qu’il n’y a rien à changer du tout, que tout ce qui suit d’un mode éternel et infini est éternel et infini (soit la formulation la plus simple ci-dessus, en ôtant le « nécessairement » et la parenthèse ; ce que n’a donc pas voulu non plus Spinoza, par la même remontée à l’attribut), etc.
Sauf… que cela est démenti par tout le reste : sans compter tous les extraits produits en tête de fil : par les usages de « suivre » dont il a été question plus haut, qui incluent les choses singulières suivant des modes infinis, et la démonstration et l’usage de E1P22, ce que nous allons voir maintenant…
B) Analyse de la démonstration
Comme déjà dit, ce n’est pas parce que Spinoza renvoie sommairement à une démonstration similaire en tout point à celle de E1P21 que cela autorise à la passer par pertes et profits : honnêteté élémentaire dans le
more geometrico demonstrata, chacun utilisant cette proposition est supposé pouvoir établir sans problème cette démonstration sur la base de la précédente…
Nous allons le tenter ici. Toutefois, en partant de l’attribut, ce qui ne faisait que compliquer la proposition même devient quasiment inextricable au niveau de la démonstration. Nous allons donc nous autoriser (ce que les puristes ne voudront sans doute pas faire afin d’expliciter le plus proprement du monde la démonstration de E1P22) en utilisant le libellé supposé équivalent mais simplifié :
« Tout ce qui suit d'un mode éternel et infini a dû exister toujours et être infini, autrement dit est éternel et infini. »
DÉMONSTRATION : Conçois […] que dans un
mode éternel et infini de Dieu il suive [[de sa nature absolue]] quelque chose de fini, et ayant une existence ou durée déterminée, par ex.
A dans
l’idée de Dieu.
[…]
l’idée de Dieu, […] en tant qu'elle a
A, on la suppose finie. Or […] elle ne peut se concevoir comme finie que si elle est bornée par […]
l’idée de Dieu en tant qu'elle ne constitue pas
A, laquelle pourtant […] doit exister nécessairement : Il y a donc
une manière de l’idée de Dieu qui ne constitue pas
A, et c'est pourquoi de sa nature […] ne suit pas
nécessairement A. (On la conçoit en effet comme constituant et ne constituant pas
A.) [[Ce qui est contre l'hypothèse.]] Et donc, si
A dans
l’idée de Dieu, ou quelque chose (il en va de même quoi qu'on prenne, puisque la démonstration est universelle) dans un
mode éternel et infini de Dieu, suit [[de la nécessité absolue de la nature]] de
ce mode éternel et infini, ce quelque chose [[doit être nécessairement infini ; ce qui était le premier point.]]
Ensuite, ce qui suit ainsi [[de la nécessité de nature]] d'un
mode éternel et infini [[ne peut avoir d'existence, autrement dit de durée, déterminée.]] Car, si tu le nies, suppose qu'une chose qui suit [[de la nécessité de nature]] d'un
mode éternel et infini se trouve dans un
mode éternel et infini de Dieu, par ex.
A dans
l’idée de Dieu, et suppose qu'il y ait un temps où elle n'ait pas existé, ou bien aille ne plus exister. […]. Et donc au-delà des limites de la durée de
A (on suppose en effet qu'il y a un temps où elle n'existait pas, ou bien où elle n'existera pas)
l’idée de Dieu devra exister sans
A ; or [[cela est contraire à l'hypothèse ;
on suppose en effet que, étant donné l’idée de Dieu, il en suit nécessairement A]]. Donc
A dans
l’idée de Dieu, ou quelque chose qui suit [[nécessairement de la nature absolue]] d'un
mode éternel et infini de Dieu, [[ne peut avoir de durée déterminée ; mais, par ce
mode éternel et infini, ce quelque chose est éternel, ce qui était le second point.]]
Remarque que l'on doit affirmer la même chose de toute chose qui, dans un
mode éternel et infini de Dieu, suit [[nécessairement de la nature absolue]] de Dieu.
(Entre crochets : A) Avec 3 points : ce qui dans le texte adapté était lié à l’attribut et/ou devenu inutile compte tenu du nouveau contexte. B) Doubles, avec le texte : ce qui fait partie du texte adapté MAIS n’est pas applicable au libellé supposé de la proposition ; est donc supposé barré de fait.)
On voit le plus clairement du monde
que la démonstration ne tient pas du tout si l’on n’ajoute pas un « nécessairement » (en équivalent de « de la nature absolue » dans E1P21)… La phrase la plus claire de la démonstration de E1P21 l’indique directement après transposition à E1P22 :
« on suppose en effet que, étant donné l’idée de Dieu, il en suit nécessairement A… ».
C) Analyse de l’usage
E1P23, E1P28, E1App, E2P11
Dans E1P23 : Comme déjà signalé, le libellé de la proposition place bien un « nécessairement » avant l’objet de E1P22 : « Toute manière qui existe nécessairement et comme infinie a dû suivre
nécessairement, soit […], soit d'un attribut modifié d'une modification qui existe nécessairement et comme infinie. » Troisième confirmation, déjà donnée plusieurs fois antérieurement, de la nécessité de faire cet ajout (rappelons ici ce qui a été signalé précédemment, savoir que, par ailleurs, la dernière phrase de la démonstration de E1P21 généralise les conditions de l'application de cette démonstration, avec un « suivre, dans un attribut de Dieu,
nécessairement de la nature absolue de Dieu… »)
La réécriture de E1P23 en fin de démonstration dit alternativement « une manière qui existe nécessairement et comme infinie a dû suivre
de la nature absolue d’un attribut de Dieu, soit […], soit moyennant une modification qui suit de sa nature absolue, c’est-à-dire (par la Prop. précéd.) qui existe nécessairement et comme infinie. »
En passant, comme déjà signalé, en plus
E1P22 ne dit pas cela… Elle ne parle tout simplement pas de « suivre de la nature absolue », précisément… A moins de l’ajouter quelque part… Quoiqu'il en soit, on gagne là une équivalence, finalement, entre « suivre de la nature absolue de l’attribut » et « exister nécessairement et comme infini. »
Dans E1P28 : La proposition sera discutée plus tard. R.A.S. si ce n’est, compte tenu de ce qui précède, que l’usage confirme bien le libellé – pourtant incomplet, nous venons de le voir de façon surdéterminée – de E1P22…
Dans E1App : idem E1P21. Dans E2P11 : idem E1P21 ; marginal et discutable.
Connais-toi toi-même.