Bonjour Martus,
Pour commencer, la vérité de chaque chose existant dans la nature serait plutôt dans l'intellect de Dieu de toute éternité plutôt qu'avant, dans une durée antérieure. Mais être de toute éternité signifie cependant bien une antériorité logique, si ce n'est chronologique. Si un artisan veut fabriquer un pot avec de la terre, il a une idée plus ou moins nette de la quantité de terre et d'eau qu'il lui faudra, du temps que cela prendra, de l'enchaînement des gestes utiles à ce projet. En réalité, il n'aura une représentation claire et distincte du pot qu'une fois celui-ci terminé, voire au moment de sa fabrication.
Dieu ou la nature est une substance unique qui s'accomplit ou s'exprime en une infinité de modes. Cet accomplissement ne se fait pas graduellement comme la création du pot de terre de notre point de vue limité. Cet accomplissement est immédiatement donné à Dieu de toute éternité, il est actuel et non potentiel, car rien n'existant hors de Dieu, rien ne peut l'empêcher ou ralentir l'expression de son essence. Cela signifie que ce qui pour notre entendement est passé et est donc devenu inobservable directement l'est toujours et ne cessera jamais de l'être pour l'entendement de Dieu. Et ce qui pour nous est futur et donc inobservable l'est déjà et n'a jamais cessé de l'être pour l'entendement de Dieu. D'où le fait que tout est déjà accompli et que toute idée de mode possible pouvant ne jamais être ne relève jamais que de notre ignorance autrement dit de la limitation de notre entendement.
Et donc dire que l'entendement de Dieu est infini, c'est dire qu'il se représente immédiatement et de toute éternité l'infinité de tout ce qui a été, de tout ce qui est et de tout ce qui sera. En Dieu était l'idée adéquate ou complète du pot de terre, elle y a toujours été et elle ne cessera jamais d'y être : Dieu la conçoit au même moment éternel qu'il conçoit la face totale et infinie de l'univers et chacun de ses éléments. Il y a néanmoins une étendue de tout cet accomplissement : tout ce qui existe n'est pas donné en un seul point mais s'étend à l'infini, de sorte qu'on peut distinguer l'ici et l'ailleurs ; de même, tout ce qui existe n'est pas donné en un seul instant mais s'étend infiniment. En conséquence, on peut distinguer objectivement un avant, un pendant et un après de chaque mode ; seulement ces modalités de l'existence sont connues immédiatement et de toute éternité par l'entendement infini.
L'antériorité logique de l'idée de toute chose sur son apparition limitée dans l'étendue et ses différentes dimensions ne pose donc pas de problème. Venons en donc à la question de la causalité.
L'action du potier sur la terre, action qui implique aussi bien ses mouvements que l'image étendue dans son cerveau du pot à réaliser, peut être considérée comme la cause de l'existence étendue du pot de terre. Mais il n'est pas cause de son essence. Son essence étendue est déterminée par l'essence de la terre dont il est constitué, ainsi que du corps de l'artisan et partant de l'infinité des causes qui y ont conduit, infinité étendue qui est éternellement objet de l'idée qu'a Dieu de lui-même, idée pensée de ce qui est étendu.
Quant à l'idée que l'artisan a de son corps, de sa puissance, de la terre, de l'image du pot etc. elle n'est pas cause de l'existence physique du pot, mais seulement de l'idée du pot. De même les idées qui sont éternellement dans l'entendement infini, par exemple celles du potier et de sa terre y sont à titre d'essences objectives ne sont pas cause de leur essence formelle en tant que réalités étendues et encore moins de leurs effets matériels comme le pot. Les idées qui sont dans l'entendement infini n'ont comme effets que les essences objectives ou mentales qui en découlent. C'est ce qu'indique
le corollaire d'Ethique II, proposition 7, qu'on comprendra mieux après avoir vu ce que Spinoza entend par essence formelle ou objective dans
le §33 du Traité de la réforme de l'entendement.
Du coup, si on lit la deuxième partie du scolie de la prop. 17 hors contexte et qu'on trouve "si la vérité, et l'essence formelle des choses, est telle, c'est parce que telle elle existe objectivement dans l'intellect de Dieu." il y a en effet de quoi être étonné. Mais il faut replacer ce passage dans son contexte. Il vient d'expliquer dans la partie précédente du scolie que l'entendement et la volonté ne sauraient appartenir à l'essence même de Dieu, autrement dit être des attributs, sans quoi on obtiendrait un entendement créateur qui ne réalise pas forcément tout ce qu'il conçoit, d'une façon humaine. Et il confirmera dans le corollaire 2 de la prop. 32 que l'entendement comme la volonté n'appartiennent pas à la nature de Dieu. Donc il faut comprendre la deuxième partie du scolie 17 comme une sorte de démonstration par l'absurde, Spinoza pense en réalité tout le contraire de ce qu'il écrit. Il part d'une hypothèse qu'il combat et en conclut une conséquence impossible pour la raison et le projet d'une béatitude fondée sur l'idée adéquate de Dieu (affirmée dans Ethique II, 47) : "
si l'intelligence et la volonté appartiennent à l'essence éternelle de Dieu, il faut
alors entendre par chacun de ces attributs tout autre chose que ce que les hommes entendent d'ordinaire". Si la nature de Dieu est composée d'un entendement et d'une volonté qui n'ont aucun rapport avec ce que nous appelons ainsi chez nous, alors autant dire qu'on n'a rien à dire sur la nature de Dieu.
Et donc quand Spinoza écrit "si l'intellect de Dieu est l'unique cause des choses, à savoir (nous l'avons montré) tant de leur essence que de leur existence, il doit lui-même nécessairement être différent d'elles sous le rapport tant de l'essence que de l'existence", il continue d'exprimer une hypothèse qu'il combat, c'est le contraire qu'il soutient en réalité : l'intellect de Dieu n'est pas dans sa nature substantielle et il peut alors, en tant que mode déterminé, non cause de soi quoiqu'infini, être de même nature que les idées qui le constituent et qui découlent les unes des autres. Il ne soutient donc pas non plus que l'intellect serait cause de la réalité étendue des choses, mais bien que l'intellect n'est qu'un ensemble éternel et infini d'idées qui n'a d'autre effet que la pure et éternelle jouissance de soi de Dieu qui rendra possible l'amour intellectuel (cf. Eth. V, 35)