Messagepar Miam » 18 mai 2006, 13:31
Salut Joske.
Tu sembles me prendre pour un deleuzien. Pourtant, je me désolidarise totalement de la lecture deleuzienne de Spinoza. Dans mon précédent message, j’écris que je « paraphrasais » Deleuze. Pas que je m’accordais avec lui. Lorsque je critique Deleuze, j’attriste les deleuziens, et lorsque je le paraphrase afin de me faire plus facilement entendre, je froisse les anti-deleuziens. C’est embêtant.
Je ne parle jamais moi-même de « quantité » ou de « qualité » mais, comme Spinoza, de l’opposition entre le divisible et l’indivisible qui recouvre la distinction entre la Nature naturante et la Nature naturée. (Du reste, Spinoza parle lui-même de l’étendue comme d’une « quantité indivisible ».) L’ opposition divisible/indivisible est également lisible dans la Lettre 12 et les réponses spinoziennes aux divers paradoxes mégariques que Nicolas Israël présente dans « Le temps et la vigilance ». Je l’entends donc comme un problème de logique au sens le plus large de ce terme : comme d’une réflexivité inhérente à tout discours.
Ce problème logique, il me semble que grâce à Zourabichvili, il y a moyen de l’illustrer au niveau « physique ». C’est là aussi qu’intervient ma « composition infinitaire » (cf. Lemme 7). Qu’on puisse l’illustrer en physique n’empêche évidemment pas qu’il demeure un paradoxe en logique. C’est au sujet de l’Ethique que Spinoza dit que sa physique et sa métaphysique sont les bases de sa philosophie, tandis que la voie proprement logique, par l’examen de la seule puissance de l’entendement, me semble avortée dès le TRE.
La lecture deleuzienne de l’ordre démonstratif des premières propositions de l’Ethique me paraît valide. Mais seule celle-ci me paraît valide. Pour plus de clarté, il convient de mettre en parallèle le recours deleuzien à la distinction formelle scotiste avec le problème des noms de Dieu tel que le lit Deleuze. Le recours à Scott est certes de peu de poids. Il peut faire comprendre ce qu’est une « quiddité » : à savoir ce qu’est la chose par elle-même abstraction faite de ses accidents et de sa définition par un genre (« ti en einai »). Les attributs ne sont en effet pas pour la substance « comme des genres » (cf. PM), puisqu’ils ne l’expliquent pas, ainsi qu’ils le font de leurs modes, parce qu’ils sont communs à chacune de leurs parties.
La substance n’a pas de parties. Elle est indivisible. Aussi les attributs ne définissent pas la substance. Ils n’appartiennent pas à l’essence de la substance qu’ils constituent. C’est déjà une sorte de paradoxe. C’est l’éternité, l’existence, la nécessité que les attributs expriment et enveloppent, qui appartiennent à l’essence de la substance (I 20d). C’est l’éternité, l’existence, la nécessité, etc… qui définissent la substance infiniment infinie. Ce qui n’empêche pas I D6 de définir Dieu comme une substance constituée d’une infinité d’attribut.
En ce sens, en effet, l’attribut semble répondre à la question « ti en einai » (quiddité) et non à la question « ti esti » (essence par définition générique). On s’y attendait puisque Spinoza n’arrête pas de critiquer les définitions génériques aristotéliciennes qualifiées d’ « images communes ». Les définitions de Spinoza, on le sait, ne sont pas génériques mais génétiques. Reste que, tandis que le mode est défini par ses parties constituantes, la substance n’est pas définie par ses attributs constituants.
Si donc l’attribut est comme l’écrit Deleuze une « quiddité », il désigne la substance comme sage est attribuée à Socrate, mais non comme homme est attribué à Socrate pour constituer une définition. C’est donc comme un nom propre (Socrate le Sage, Aristote le Philosophe), mais qualifiant. C’est pourquoi (Macherey oublie cela), Deleuze fait également référence aux noms de Dieu. Toutefois un « nom qualifiant » ressemble plutôt à un « propre » (le Miséricordieux, etc…) qu’à un attribut de Dieu (voir CT). De plus la Lettre 9 sur laquelle Deleuze veut s’appuyer ne parle que de noms propres d’hommes comme Israël ou Jacob, à savoir de noms arbitraires, qui ne qualifient pas mais désignent une même chose dans des contextes (entre autres temporels) différents. Deleuze, comme le fait Aristote, occulte la dimension pragmatique du discours lorsqu'il le confine à sa seule signification. Il n’est donc pas question de voir dans ces noms des « qualités » comme les « quiddités » scotistes. Je les vois pour ma part, ainsi que je l’ai dit, à la fois comme la nécessité pour l’entendement de poser un sujet aux attributs et le paradoxe issu de cette énonciation, fût-ce ici dans la désignation (l’appel) d’un individu. Cela n’est pas sans rapport avec le problème de l’individuation qui, comme l’a vu Zourabichvili, est très présente chez Spinoza, et semble pourtant se résoudre au mieux dans le domaine physico-affectif.
Je suis en accord avec les critiques contre Deleuze lorsqu’elles mettent l’accent sur le caractère arbitraire du choix de l’ « exprimer » comme matrice de l’Ethique. Deleuze semble vouloir tout expliquer par l’ « exprimer », alors que la métaphysique spinozienne est faite du réseau tissé par le constituer, l’envelopper, l’expliquer, le rapporter, l’indiquer,.. et autres verbes que Deleuze ne définit pas précisément. Très important : les verbes. Spinoza n’écrit-il pas « Verba » avec majuscules en II 49s ?
Par ailleurs, contrairement à ce qu’affirme Deleuze, l’ « exprimer » n’est pas toujours triadique. Ainsi en I 10s, chaque attribut exprime « une nécessité, autrement dit une éternité et une infinité ». Pas «une nécessité ou une infinité de la substance », mais qu’enveloppe seulement l’essence de la substance. Il en est de même de l’ « existence » de I 20d. Toutes ces expressions sont « duelle » et non pas « triadique ». Ou plutôt elles sont simplement unitaires, puisque exprimer quelque chose, c’est être affecté dans une chose (la nécessité, l’existence… pour l’attribut ; l’attribut, l’essence de la substance pour les modes et choses singulières ; l’essence du Corps pour le Mental éternel, puisqu’ils sont une seule et même chose).
Contrairement à ce que dit Deleuze, on voit bien par les exemples cités ci-dessus que l’ « exprimer » n’a pas pour objet les seules essences. On exprime bien un « sens » (sensus). Du moins est-ce ce qu’il apparaît dans le TTP. Mais ce sens n’est pas nécessairement une essence.
Aussi bien : « exprimer » ne peut ici, comme le croit Deleuze, s’identifier à « dire de… », avec des attributs qui attribuent l’essence de (à) la substance. Deleuze semble lire l’ « exprimer » comme la « signification » ou le « sens » aristotélicien, alors que précisément, comme le montre Moreau, et contrairement à Aristote, Spinoza distingue le sens de la signification. En identifiant l’ « exprimer » à la signification, Deleuze qui pourtant assimile l’ « exprimer » à l’acte d’énonciation, condamne celui-ci à l’attribution selon le « kata tinos » aristotélicien. Il est alors assez curieux que la « quiddité » serve à expliquer la constitution paradoxale de la substance par les attributs. On retrouve là un argument aristotélicien fondé sur l’ambiguïté de la notion même de signification. Un argument sophistique dirigé contre les sophistes. Un balancement où Macherey croit pouvoir trouver une « dialectique ». Seulement, cette dialectique me semble moins hegelienne que grecque. Deleuze demeure au bord du paradoxe, mais il le circonscrit en formules aristotéliciennes, quitte à faire appel à Scott. A l’inverse, je crois que Spinoza conteste le fondement même de la sémantique aristotélicienne. Mais peut-être j’ai tort.
Donc : ma lecture de Spinoza n’a pas grand chose à voir avec celle de Deleuze que je respecte cependant infiniment…
Quant à la distinction entre la Nature naturante et la Nature naturée, l’argument de Macherey ne me paraît pas probant. Bien sûr, il s’agit d’un même ordre. Mais cela ne suffit pas. On peut fort bien penser des mondes parallèles qui suivent un même ordre. C’est du reste l’objet d’un célèbre échange épistolaire entre Spinoza et Schuller :
Schuller à Spinoza (Lettre 63)
« Troisièmement, vous dites dans le scolie de la proposition 10 que s’il y a quelque chose de clair dans la nature, c’est que tout être doit être conçu sous quelque attribut (cela je le perçoit très bien) et que, plus il y a de réalité ou d’être, plus nombreux sont les attributs lui appartenant. Il semblerait qu’on dût conclure de là qu’il y a des êtres ayant trois, quatre attributs ou d’avantage, alors qu’il ressort de vos démonstrations que tout être se compose de deux attributs seulement, à savoir un certain attribut de Dieu et l’idée de cet attribut. »
Spinoza à Schuller (Lettre 64)
« Quant à ce que vous ajoutez : existe-t-il autant de mondes qu’il y a d’attributs ? je vous renvoie au scolie de la proposition 7, partie II. Cette proposition pourrait se démontrer plus facilement par une réduction à l’absurde, et j’ai accoutumé de choisir ce mode de démonstration quand il s’agit d’une proposition négative, parce qu’il est en accord avec la nature des choses. Mais puisque vous n’acceptez qu’une démonstration positive je passe à la deuxième difficulté ».
A la lecture du scolie de II 7, force est de constater que Spinoza nous reconduit à l’unicité d’ordre. Mais ce faisant il ne répond pas à Schuller. Le scolie de la proposition 7 se dit être un « rappel » et doit évoquer les quelques Hébreux qui « semblent avoir vu comme à travers un nuage » que « Dieu, l’entendement de Dieu et les choses dont il forme l’idée sont une seule et même chose ». Les Hébreux ! Pas les logiciens ! Pas les Grecs polythéistes !
Par ailleurs, le scolie de la proposition I 10 (celui où l’on parle de l’être et de l’Etant) est qualifié par Spinoza de « réduction à l’absurde ». Il s’agit donc d’une réfutation. Non pas d’une « démonstration positive » qu’exigerait Schuller et que Spinoza semble ici incapable de fournir (« Mais puisque vous n’acceptez que les démonstrations positives je passe à la deuxième difficulté »).
Note : La méfiance pour les réductions à l’absurdes étaient alors fondée sur le manque de distinction entre la négation absolue ( non femme blonde = tout ce qui n’est pas femme blonde) et relative (= femme non blonde) dans le discours. On trouve la même ambiguïté chez Aristote dans Métaphysique gamma 4 entre « ne pas être pour un homme » et « être pour un non homme », qui s’identifient dans l’illimité (apeiron)..
Il reste que Spinoza ne peut que réfuter, parce qu’il est ici entre l’ « onto » et le « logique ». Il est manifeste que I 10s glose I 9. Or I 9 qui, contrairement à ce que croit Schuller, affirme l’unicité de la substance infiniment infinie comme seul Etant, n’a aucune valeur « logique » puisqu’ aucune autre proposition ne s’y réfère. Il s’agit donc, je crois, non pas d’un « axiome » comme l’a avancé C 162, mais bien d’un principe onto(logique) indépendant des relations logiques entre les propositions. Il n’ a de valeur que par sa place dans la continuité littéraire de l’œuvre. Et pour cause, ce dont il est question ici au niveau de l’expression cumulative de l’être de la substance, c’est cela même qui apparaît à l’entendement comme paradoxal au niveau de la constitution de l’ essence de cette même substance. Il y a en effet deux « hiérarchies » infinies d’être, de réalité ou de perfection. L’une, des modifications de la substance (qui tombent sous l’entendement). L’autre (ici en 10s), entre les attributs et la substance qu’ils constituent. Et ces deux sont corrélatives à la fois 1° de la double infinité de la substance (infiniment infinie) et 2° de l’expression de cette double infinité comme double dimension de l’infini dans les modes qui constituent l’attribut : une infinité de modes, eux même composés infinitairement. Ce que précisément ne saurait concevoir l’entendement puisque, pour l’entendement la substance ne s’explique que par la constitution paradoxale des attributs où s’arrête et se fonde à la fois son pouvoir d’entendre. C’est d’ailleurs par cette nécessité pour l’entendement de percevoir un attribut comme constituant une substance qu’est démontré I 9 : ce qui sera par ce même entendement, perçu comme une constitution paradoxale (cf. I 9 démonstration). Bref : la réflexivité (telle que l’entend Spinoza) et les paradoxes qui y sont liés sont comme le transcendantal de tout entendement.
Je demande sinon pourquoi Spinoza distingue-t-il la puissance d’agir de la puissance de penser ? Et pourquoi fait-il ce geste de situer l’entendement infini parmi les modes ? Pourquoi sinon pour contester l’ontothéologie scolastique ; et pour ne plus, comme Descartes le fait encore, passer seulement représentativement d’une idée à une autre idée. Certes nous n’avons à disposition que des idées, mais c’est la marque de notre finitude. Je ne pense pas que Spinoza ne fasse que passer de l’idée à l’idée. Dans ce cas ce serait le plus grand des rationalistes dogmatiques. Je pense au contraire qu’il est ce premier philosophe moderne qui ait saisit le problème de la réflexivité (i.e. de l’auto-référence, des niveaux de discours ou de leur situation), mais fort différemment que « nos » modernes qui semblent comme en retrait sur lui, lorsqu’ils ne paraissent pas simplement vouloir l’éviter (on se situe toujours par rapport à Spinoza). Ceci dit : c'est justement Macherey qui a eu le mérite de remarquer que la "réflexivité" spinozienne était fort éloignée de la "réflexivité" moderne (disons : logico-transcendantale).
A Hokusaï : je ne vois toujours pas de catégories de l'être chez Spinoza. Leur présence serait du reste surprenante pour un méta-cartésien tel que lui. Ensuite : toute la physique de Spinoza s'oppose au principe de non-contradiction tel qu'il s'énonce dans Métaphysique gamma 4. Précisément: ce principe qui interdit les interprétations anaxagoriennes ou néo-platoniciennes méréologiques (étude de la relation tout-partie) du premier millénaire n'est plus valide dans la physique spinozienne parce que la définition est génétique et non plus générique. Il ne s'agit plus de "dire au sujet de quelque chose" : "kata tinos", c'est à dire selon les catégories. Il s'agit de dire ce qu'est une chose par la partie qu'elle a en commun avec les autres choses. Il s'agit de dire l'"envelopper" du génétique. La méréologie, revisitée par Spinoza (et Zourabichvili) demeure valide et dépasse le principe aristotélicien puisqu'une chose peut alors être à la fois le même et l'autre en même temps (ama, simul). Avec Deleuze, vous rabattez la métaphysique spinozienne sur l'ontologie aristotélicienne. Ce qui revient à châtrer Spînoza.
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MIam