Bonjour Henrique,
merci de tes commentaires, fort intéressants et profonds comme toujours. Comme il me semble que je suis d'accord sur 90% de ce que tu dis, voici juste quelques remarques/questions concernant les endroits où pour l'instant je te suis moins.
Henrique a écrit :Tu dis bien des choses justes Louisa mais il me semble ici que l'opposition être/apparaître est pertinente en ce qui concerne, non la substance effectivement, mais ses modes, en tant qu'ils nous apparaissent pour la plupart comme des objets extérieurs à notre corps et comme des substances autonomes dont la simple présence semble remettre en cause la simplicité de la substance unique dont nous parle Spinoza. La question de Ghozzis, ce me semble, est "comment l'apparaître, et donc l'idée du multiple, peut-il exister, ne serait-ce qu'à titre d'illusion, au sein d'une substance indivisible ?"
pour moi, le problème qui surgit quand on relègue, dans le spinozisme, les corps extérieurs à nos corps à des "illusions", c'est que je ne vois plus comment comprendre la distinction spinoziste entre idée adéquate et idée inadéquate. Si une idée adéquate se définit par le fait qu'elle est en Dieu en tant que celui-ci s'explique par notre Esprit SEUL (E2P11), il faut bien que l'adéquation, quelque part (et donc la vérité), a à voir avec la possibilité réelle de considérer les choses singulières en tant que singulières, cette possibilité étant en Dieu lui-même, puisque c'est lui qui peut, le cas échéant, s'expliquer par mon Esprit seul.
A mon sens, il faut en conclure que si la substance est bel et bien unique et indivisible, elle n'est pas "une", comme le suggère déjà Pierre Macherey dans son article
Spinoza est-il moniste? (voir
http://spinozaetnous.org/wiki/Spinoza_e ... e_Macherey ). Ou comme le dit Lalande (entrée "simple"): ce qui est simple peut être complexe, le simple est seulement ce type de composé qui se caractérise par le fait que la multiplicité qui le compose "tient ensemble", a une cohérence que rien ne sait défaire.
Dans ce cas, le problème n'est pas tellement de considérer les corps ou les modes comme étant "autonomes" (au sens où ils peuvent réellement se concevoir seul, et en ce sens précis seul, ils le sont - voir par exemple F. Barbaras quand elle caractérise l'idée adéquate par le fait qu'un Esprit singulier y est "la cause adéquate d'un effet - condition nécessaire et suffisante pour expliquer l'existence de l'effet" (
Spinoza. La science mathématique du salut pg. 30)), le problème ne se pose que quand on en fait des substances, c'est-à-dire des entités dont l'essence enveloppe nécessairement l'existence, ce qui est impossible parce que la substance qu'est le tout est "unique".
Henrique a écrit :La réponse de Spinoza est à mon sens essentiellement l'ignorance, les idées inadéquates qui ne sont pas l'idée d'un non-être absolu mais une interprétation confuse des données parcellaires, mutilées dit Spinoza, du réel. Je ne vois pas de mystère là dedans : il est nécessaire qu'un enfant nouveau né, pour prendre un exemple "interne", se croie souvent tout puissant dès lors que chacun de ses désirs est presqu'immédiatement satisfait par sa mère ; il ne voit qu'une partie du décor, il y a bien des désirs et une satisfaction quasi immédiate, sans avoir à fournir d'effort particulier, mais à son stade, il ne peut bien percevoir sa mère comme un corps différent du sien, qui aurait des désirs différents du sien quoique convergents. En complétant son concept de lui-même et de son entourage, il sortira de sa confusion, mais l'enfant comme la mère ne vont pas commencer d'exister à ce moment. La réalité inadéquatement conçue puis moins inadéquatement conçue reste la même.
à mon sens, des psychologues comme Daniel Stern ont montré de façon assez convaincante que cette idée d'une "toute-puissance" du bébé est avant tout une idée issue de l'imagination du psychanalyste, plus que référant à quelque chose de réel dans le vécu du bébé (voir par exemple son livre
Le monde interpersonnel du nourrison), mais sinon je suis tout à fait d'accord quant à l'essentiel de ce que tu viens de dire concernant le spinozisme.
Henrique a écrit :De même, comme nous ne voyons pas le "facies totius universi", le mode infini médiat de la substance, nous avons tendance à prendre les corps particuliers pour des substances et donc à supposer une multiplicité au niveau ontologique mais cela ne contredit en rien l'indivisibilité de la substance.
Pourtant, dans la lettre 64 à Schuller Spinoza dit: "
(...) c'est la figure du tout de l'univers (facies totius universi) qui demeure toujours le même, bien qu'il varie selon une infinité de modes." Il y réfère au scolie après le lemme 7 de l'E2, qui quant à lui dit que "
la nature entière est un seul Individu, dont les parties, c'est-à-dire les corps, varient d'une infinité de manières sans que change l'individu tout entier". J'aurais tendance à en conclure que pour Spinoza, c'est le
facies totius universe lui-même qui varie d'une infinité de modes, TOUT EN restant identique. C'est pour cela qu'il me semble que juste dire que ce ne sont que nous qui avons tendance à supposer une multiplicité (qui ne serait alors qu'"apparente") quelque part est insuffisant, car ne permet pas d'expliquer le fait de la variation infinie réelle. Ce n'est pas seulement du point de vue de la partie que le tout est composé de parties, c'est aussi le cas du point de vue du tout, seulement ce tout est composé de parties d'une telle façon qu'il reste identique. C'est donc ce type d'identité très particulier qu'il me semble qu'il faut essayer d'expliciter, si l'on veut comprendre le lien entre la substance et la multiplicité infinie des variations qu'elle contient.
Que sur base de la multiplicité dans laquelle on baigne on ne voie pas immédiatement le tout, et qu'en ce sens nous le voyons que partiellement et donc inadéquatement, me semble être clair. Mais cela ne signifie pas encore que le tout lui-même ne contient pas réellement une multiplicité, non (ou dans les termes de Faun: "Cependant croire que les êtres sont réellement distincts les uns des autres est en effet une illusion. Ils n'en cessent pas moins d'exister réellement pour cela") ?
Henrique a écrit :Cette méconnaissance n'est pas illusion absolue, ce que nous percevons existe bien mais c'est l'interprétation que nous en faisons qui est erronée simplement parce qu'incomplète. De même, comme le dit Spinoza, nous avons beau savoir que le soleil est bien plus loin de nous qu'à une centaine de mètres comme il nous semble, nous continuons de le percevoir comme tel. C'est qu'ici il y a bien quelque chose de positif dans cette perception, qui est la façon dont le soleil affecte notre corps en raison de la distance à laquelle nous sommes de lui.
oui, tout à fait d'accord.
Henrique a écrit :La substance absolument infinie implique aussi bien une étendue sans aucune négation qu'une pensée de cet ordre, ainsi qu'une infinité d'autres façons de concevoir l'essence de la substance, pour un intellect infini. Dès lors, pour tout corps, il existe une idée lui correspondant et une idée de cette idée qui est son mental propre. Déjà au niveau des attributs, on voit bien que leur multiplicité relève d'une façon de parler, nécessaire lorsque nous utilisons le langage, qui est d'abord un auxiliaire de l'imagination comme les nombres, pour nous aider à survivre dans la pratique. Pour les besoins de l'analyse, nous pouvons distinguer la beauté d'une personne et la forme de son visage mais nous comprenons bien intuitivement qu'il s'agit d'une seule et même chose.
tu réduirais donc la multiplicité infinie des attributs à une "façon de parler", à une idée CAUSEE par le langage humain? Mais comment alors expliquer que Spinoza démontre cette multiplicité, certes en la communicant par le biais du langage, mais néanmoins
more geometrico au début de l'Ethique? Ce qui est ainsi démontré devrait tout de même être une idée vraie, non?
Quant au nombre, en effet, ce n'est qu'un auxiliaire de l'imagination. Mais justement, dans la fameuse lettre 12, Spinoza dit que le nombre ne peut PAS être infini. Par conséquent, quand il dit qu'il y a une infinité d'attributs, il ne parle PAS d'un nombre non plus. Il parle de quelque chose de réel, d'une "grandeur" qui ne peut s'exprimer "par aucun nombre". C'est ce genre d'infini qu'il s'agit d'essayer de penser, il me semble, quand on veut comprendre en quel sens Dieu est indivisible et néanmoins le "substrat" d'une variation infinie.
Henrique a écrit :Ensuite, les corps sont tous de l'étendue, un degré déterminé de cet aspect de la substance : la substance conçue comme étendue reste une et sans division, partout et pour chaque corps, c'est toujours essentiellement d'étendue qu'il s'agit. Et quelle que soit la portion d'étendue, qu'abstraitement c'est-à-dire imaginairement, nous séparons du reste de la totalité infinie de la substance, c'est toujours la même et unique étendue. On sera tenté ici d'appliquer un autre couple célèbre de la philosophie, aussi bien occidentale qu'orientale, celui de la matière (celle-ci pouvant être étendue ou pensante) et de la forme. Substance = matière unique, absolument infinie, indivisible, totale de la nature et Modes = formes diverses, infinies en leur genre ou finies, composées, partielles de cette substance. Comme l'unité et la multiplicité, l'infini et le fini, le tout et les parties se situent à deux points de vue différents, il n'y a pas plus de contradiction qu'entre "Mitterrand est le président de la RF" et "Sarkozy est le président de la RF" dès lors qu'on parle de temps différents. Mais là encore, la distinction entre la substance et ses affections, la matière et ses formes ou encore l'infini et le fini n'est valable que pour des intellects attachés à des corps finis - utile pour s'orienter dans la pensée mais nuisible si cela conduit à affirmer rigidement deux ordres de réalité ontologiquement différents. Je rejoins donc ici ce que dit Faun.
s'il y a deux ordres de réalités ontologiquement différents, cela n'est le cas, il me semble, qu'au sens où l'être de la substance ne constitue pas l'essence des modes finis. Ce que je lis pour l'instant ainsi: l'existence propre à la substance n'est pas du même ordre que l'existence propre à un mode. Dans le premier cas, l'existence découle nécessairement de l'essence, dans le deuxième cas non. Or dans le deuxième cas il y a bel et bien des essences, essences singulières, qui plus est. Par conséquent, pour l'instant je ne vois pas très bien ce qui te fait dire que la distinction entre mode fini et infini ne serait valable que pour des intellects attachés à des corps finis. Est-ce que là de nouveau tu n'es pas en train de prendre l'infini pour un nombre? Puis si tu acceptes l'idée qu'une idée adéquate, prouvée par l'Ethique, n'est valable que pour des intellects propres à des modes finis, ne faut-il pas en conclure que c'est l'adéquation et donc la vérité même qui s'écroule?
Henrique a écrit :Les parties de l'océan que sont les vagues ne sont pas réellement des composants qu'on pourrait séparer de l'océan : une vague sans l'océan n'est rien. L'océan n'est qu'abstraitement divisible en bas-fonds, fonds et vagues : aucune de ces "parties" ne permet de poser une discontinuité réelle. D'ailleurs Spinoza prend lui même l'exemple de l'eau et de ses "parties" dans le scolie d'E1P15, à relire absolument si l'on veut comprendre ce que dit Spinoza à ce sujet.
merci de rappeler l'E1P15 scolie, auquel je n'avais pas pensé quand je donnais l'exemple de l'eau, mais dont la relecture effectivement était très utile.
Il me semble que Spinoza n'y nie pas le fait que la substance est composée de parties. Il dit seulement que ces parties ne sont pas réellement distinctes les unes des autres. Donc effectivement, la vague n'est pas réellement distincte de la mer. Elle ne l'est que pour l'imagination, mais non pas dans l'intellect. Autrement dit, les parties ne se distinguent que
modaliter, et non pas
realiter. Elles se distinguent donc en tant qu'on les considère comme étant des modes, et non pas en tant qu'on les considèrent comme étant toutes ensemble une substance. Mais en tant que modes, même si elles ont une réalité moins grande que celle de la substance, elles sont capables de produire des effets, elles sont des degrés déterminés de puissance, elles ont une essence singulière, qui existe éternellement en Dieu. On peut certes se contenter de dire que puisqu'il s'agit d'une moindre réalité, on n'a pas à s'en soucier. Mais comme tu le disais ci-dessus, il s'agit néanmoins de réalités. C'est pour cela, je crois, qu'on ne peut pas se contenter de simplement dire que la substance seule est réelle. Il faut encore pouvoir concevoir le rapport entre une substance et ses modes, sans vider la substance de ses modes. C'est là où les choses deviennent difficiles, j'ai l'impression, c'est-à-dire c'est là où la question de Ghozzis pour moi acquiert toute sa pertinence et demande (en tout cas pour moi) pas mal de travail avant de pouvoir créer une réponse.
Cordialement,
L.