Enegoid a écrit :1 Vous dites «...ne pas donner à ces fameuses "choses" ce qui n'est qu'un mot une réalité propre, compréhensible en soi qu'elles n'ont pas »
D’une certaine manière, on ne peut pas dire le contraire : le mode est une modification de la substance, seul être cause de soi et qui se conçoive par soi-même. Le mode ne peut se concevoir par lui-même : il est donc d’une certaine façon « inférieur » à la substance dans ce qu’on pourrait appeler une « hiérarchie » des êtres. Il a quelque chose en moins donc il est moins parfait donc il a moins de réalité.
Mais vous allez beaucoup plus loin : du fait que le mode ne se conçoit pas par soi vous tirez la conclusion qu’il n’a pas de « réalité propre », ce qui me semble un peu différent. On sent aussi dans votre formulation une sorte de glissement, on a presque l’impression qu’il ne faudrait pas vous pousser beaucoup pour passer de « pas de réalité propre » à « pas de réalité du tout »…Mais j’interprète peut-être.
Merci de cette (amicale) interpellation.
D'abord je "viens" du même "bord." Ces notions de "vide", d'"irréel", d'"imaginaire", etc., je les ai longtemps considérées comme plutôt inacceptables. S'il convient de chercher au fond ce qui est vraiment consistant - et là quelques sévères interrogations se présentent effectivement - je me vois mal disserter sur la "volatilité ontologique" des choses, etc., et puis l'instant d'après prendre ma voiture - bien concrète -, acheter du bon pain - bien concret -, le manger très concrètement avec plaisir, etc. Rester en accord avec ses actes, cela relève de l'honnêteté simple.
J'ai évolué lentement, cependant, en approfondissant. Ma première référence reste Spinoza. Mais les convergences au même niveau sont rares ; en Occident on trouve les stoïciens et le top des auteurs chrétiens, et sinon la mine est en Inde - où, selon les mots de Swami Prajnanpad, 99% est de la superstition, mais où je dis que le 1% qui reste pèse encore très lourd. Il faut une bien faible conscience de l'unité de l'humanité, un racisme imbécile, ou un anticléricalisme obtus incapable de faire la différence entre la profondeur philosophique et la dérive superstitieuse - bref, une sévère inculture - pour vouloir l'ignorer. C'est pourquoi je confronte - dans mon esprit, qui est limité -, avec le souci permanent - mais je me trompe forcément au moins de temps en temps - de ne jamais prêter à Spinoza ce qui ne lui appartient pas. Mais reste quand-même à comprendre la profondeur de ses pensées...
Comme je l'ai dit, dans "cette chose existe", ce n'est pas tant le mot "existe" que le mot "chose" qui pose problème. Comment une "chose" qui ne peut pas se distinguer absolument de la matière dont elle est faite, de l'air, du soleil, du sol, du reste du Monde, ... qui d’autre part manifestement change en permanence tant soit peu (encore une fois, je ne parle pas d'une "essence de genre," ou même de toute "essence", d'ailleurs, puisqu'elle est éternelle, mais d'une chose en acte, donc) peut-elle être considérée comme une entité précise ; ou si c'est en tout instant une entité précise, comment pourrait-on en saisir correctement l'essence ? Car pour parler d'une chose avec poids, c'est une lapalissade de dire que l'idée doit en être claire et distincte.
Or Spinoza dit mille fois que ce que l'on peut comprendre de clair et distinct d'une chose singulière c'est avant tout, et de manière imprescriptible, qu’il faut la rapporter à Dieu. Par ailleurs, la clarté et la distinction sont dans les notions communes (axiomes) et ce qui s’en déduit logiquement (sublimé ensuite en vision intuitive : la connaissance du troisième genre ; c’est incontestable, vu le nombre de passages afférents, pour qui a un minimum de bon sens.) Il y a des essences de genre là-dedans (qui n’empêche pas pour autant la dissolution des choses en acte qu’elles « traversent »), mais aucune essence singulière prise dans sa singularité. Comment dans ces conditions d’absence de clarté donner avec raison une consistance à une chose singulière, si ce n’est une fausse consistance par l’imagination ?
Encore une fois, un nuage qui se déforme, se partage et s’unit à d’autres au gré du vent, de la chaleur, etc. c’est une chose singulière ou non ? Un front de chaleur dans un solide ? Une vague ? Un fleuve ? Comme je l’ai déjà dit, ce dernier n’est que de l’eau – jamais la même selon l’ordre commun de la nature – qui ruisselle toujours au même endroit. C’est par l’imagination que nous en faisons un être en soi. Ce qui vaut pour le fleuve vaut pour tout, et en particulier pour l’homme en acte, même si celui-ci représente plus de « complexité » et de « stabilité. »
Spinoza le dit on ne peut plus clairement : il y a les choses qui se conçoivent en soi et les choses qui se conçoivent en autre chose. Cela veut dire que les secondes ne PEUVENT PAS être conçues par soi (dans la clarté et la distinction.) L’erreur de compréhension vient du non-respect de l’ordre de l’entendement : on prend les choses singulières comme étant compréhensibles en soi, et on plaque du divin par là-dessus. L’individualisme soi-disant béni par Dieu.
Mais j’en profite pour dire, après examen, que je pense que pour Spinoza chaque chose a bien une essence individuelle en principe : c’est cette « tendance » qu’a chaque chose à persévérer dans son être, mais qui n’est bien qu’une « tendance » dans l’ordre commun de la Nature et ne peut jamais parvenir à la maintenir totalement, soumise qu’elle est de façon structurelle et donc inévitable à l’impermanence, au Mouvement dans l’Etendue, laquelle ne connaît pas le « vide » (néant de l’étendue.)
Spinoza s’en explique très bien, en fait : ce qu’est chaque chose singulière à tout instant est éternel ; autrement dit, il est dans la nature de la substance de se modifier ainsi. Mais pour les choses singulières l’existence se distingue totalement de l’essence (c’est pourquoi Spinoza insiste beaucoup là-dessus) : elles n’existent pas en tant qu’elles ont une essence, elles existent d’un côté, et ont une essence éternelle à chaque instant de l’autre. Mais
cette essence change. Tout me semble dit par là.
On peut néanmoins ajouter pour renforcer, cette approche que Spinoza utilise explicitement en quelques endroits : ce qui se rencontre en un nombre quelconque ne PEUT PAS se comprendre par soi (auquel cas l’existence serait donnée en même temps que l’essence, ce qui est contradictoire.) Les hommes pris dans l’essentiel de l’essence de chacun constituent la MÊME ESSENCE, qui se distingue complètement de leur existence à chacun. Ceci n’a rien à voir, donc, avec une essence vue exclusivement comme intégralement singulière (ceci étant appuyé sur une sur-interprétation – démentie par toute la démarche de l’
Ethique même – de ce que seuls les êtres singuliers existent en Dieu et non les êtres de raison ; ce qui pourtant n’implique nullement, d’une part, qu’ils n’ont pas un commun d’essence, d’autre part que l’homme – qui est loin d’être Dieu – puisse y atteindre.) Et cela n’a non plus rien à voir avec une essence singulière qui se maintiendrait totalement dans le temps, ce qui équivaut à dire que l’existence est donnée avec l’essence, et est donc éternelle, ce qui est démenti par les faits. L’existence de la mort est un point suffisant, car quelque chose de vrai l’est tout le temps. En fait il n’y a de vrai pour l’homme que ce qui est saisissable clairement et distinctement par l’homme et rien de ce qui varie dans le temps – tout éternel qu’il soit en Dieu – n’est saisissable ainsi (les « essences de genre » ne dépendent pas de l’existence de tel ou tel individu, et sont donc saisissables, au moins en partie.)
L’homme, comme tous les modes existants, est un jeu de lois éternelles du mouvement et du repos dans les attributs, le jeu le plus riche qui existe actuellement sans doute, mais au milieu de plein d’autres tout de même, bien riches aussi. A partir de cela, il me semble clair que les attributs et les lois en question, de nature donc à constituer entièrement un homme, et étant éternels, ont plus de réalité que leur produit, dont l’existence ne l’est pas. Il existe à de nombreux exemplaires, il est impermanent et interdépendant, il n’est pas une forme substantielle. Il a à chaque instant une essence éternelle, mais il ne peut pas y atteindre
in extenso, il a un Moi changeant qui est hors de sa portée. Ce qu’il peut atteindre clairement lui est donné par la connaissance de Dieu, les axiomes, le raisonnement, l’intuition libérée par les conclusions de ce dernier ; ce qu’il peut atteindre clairement est commun à tous les hommes. Mais l’homme n’en reste pas moins la concrétisation consciente dans l’existence divine de moult merveilleuses lois. A côté de cela, l’imagination d’un Moi substantiel en tant qu’entité séparée du Monde, n’est pas un bien précieux à préserver comme on y tend, mais au contraire le pire obstacle à la libération, l’enfermement intérieur même (voir l’Orgueil selon Spinoza.) Voilà l’enseignement majeur de Spinoza et des autres plus grands esprits.
Enegoid a écrit :En fait votre énoncé n’est (pour moi) totalement acceptable que si vous restreignez strictement le sens du mot réalité à celui de Spinoza, cad « perfection » ce qui donnerait : « ne pas donner aux choses une perfection qu’elles n’ont pas ». Ce avec quoi je suis totalement d’accord.
Inversement : qu’est-ce que la perfection ? La chose a moins de réalité que la substance…
Serge
Connais-toi toi-même.