Voici un dialogue sur un raisonnement de Spinoza (pris dans l'Éthique)
ROLAND
Selon toi, ne pouvoir pas exister n’est-il pas une impuissance?
MARTIAL
Oui, si l’existence vaut mieux que l’inexistence.
ROLAND
Aurais-tu des doutes là-dessus?
MARTIAL
Rien de certain, mais attendons de voir la suite.
ROLAND
Si ne pouvoir pas exister est une impuissance, pouvoir exister n’est-il pas au contraire une puissance?
MARTIAL
Oui.
ROLAND
Par ailleurs, si Dieu n’existait pas, pourrait-il exister?
MARTIAL
J’ai du mal à comprendre.
ROLAND
Dieu n’est-il un être dont l’existence est nécessaire?
MARTIAL
Oui.
ROLAND
Et un être qui est absolu, c’est-à-dire sans cause?
MARTIAL
Oui.
ROLAND
Alors s’il n’existait pas, pourrait-il commencer d’exister?
MARTIAL
J’ai du mal à le concevoir, mais je ne suis sûr de rien.
ROLAND
Jugeons de cette possibilité. Pourrait-il passer de lui-même de l’inexistence à l’existence? S’il n’existe pas, peut-il « s’autocréer »?
MARTIAL
Cette hypothèse me paraît saugrenue.
ROLAND
À moi aussi. S’il commençait d’exister, ce ne serait donc pas par lui-même?
MARTIAL
Non.
ROLAND
Ce serait parce qu’une cause, déjà existante, lui communique l’existence?
MARTIAL
Oui.
ROLAND
Donc, si Dieu n’existait pas, il pourrait exister, mais grâce à une cause?
MARTIAL
Je répète que c’est dur à concevoir.
ROLAND
Eh bien moi je t’affirme que cet être qui existerait grâce à une cause ne serait pas Dieu.
MARTIAL
Ah non?
ROLAND
Non car, comme nous avons dit, Dieu est l’absolu, qui ne dépend d’aucune cause pour exister.
MARTIAL
Ça y est, je comprends. Si Dieu est absolu, il ne peut avoir commencé d’exister. Donc l’existence n’a pas pu lui manquer dans le passé.
ROLAND
Concluons que si Dieu n’existait pas, il ne pourrait pas exister.
MARTIAL
J’en conviens.
ROLAND
Mais ne sommes-nous pas assurés que les êtres finis peuvent exister? Si de fait ils existent, cela n’implique-t-il pas nécessairement qu’ils ont le pouvoir d’exister?
MARTIAL
C’est évident.
ROLAND
Mais Dieu n’est-il pas infini?
MARTIAL
S’il existe, oui.
ROLAND
S’il existe! Nous le verrons bientôt. Un être infini n’est-il pas plus puissant que des êtres finis?
MARTIAL
Oui.
ROLAND
C’est donc que Dieu existe. S’il n’existait pas, en effet, il ne pourrait exister. Or, des êtres finis peuvent exister. Donc, dans cette hypothèse, des êtres finis pourraient quelque chose que ne peut pas l'être infini. Ils seraient donc plus puissants que lui, ce qui est absurde. Voilà ce qu’il fallait démontrer.
MARTIAL
Navré, mais je ne suis pas encore satisfait.
ROLAND
Et pourquoi, cette fois-ci?
MARTIAL
J’ai dit que Dieu est infini, s’il existe. Autrement, ce n’est qu’un concept. Or toi, pour comparer comme tu le fais l’être infini et les êtres finis et affirmer qu’il est absurde qu’un être fini puisse quelque chose que ne peut pas l’être infini, tu dois supposer l’existence de l’être infini. Si tu ne supposes pas cette existence, c’est un concept que tu compares avec des êtres finis, ce qui ne veut rien dire.
ROLAND
Donc, il n’est pas absurde que les êtres finis soient plus puissants que l’être fini.
MARTIAL
Examinons attentivement cette proposition : « les êtres finis sont plus puissants que l’être infini. » Le sujet est « les êtres finis » et le prédicat est « plus puissant que l’être infini »?
ROLAND
Exact.
MARTIAL
Et la copule est « sont »?
ROLAND
Oui.
MARTIAL
La copule a-t-elle uniquement un sens associatif ou a-t-elle aussi un sens existentiel? Je précise ma question : la copule a-t-elle seulement pour fonction de lier le sujet et le prédicat, ou a-t-elle aussi pour fonction d'affirmer l’existence du sujet?
ROLAND
À mon avis, la copule a ces deux fonctions.
MARTIAL
Donc, dans ta proposition, la copule affirme l’existence du sujet?
ROLAND
Il semble bien.
MARTIAL
Mais n’affirme-t-elle pas aussi l’existence de l’attribut?
ROLAND
Sans doute.
MARTIAL
Mais l’attribut, « plus puissants que l’être infini », n’est-il pas une relation?
ROLAND
Oui.
MARTIAL
Une relation dont on a affirmé l’existence?
ROLAND
Oui.
MARTIAL
Une relation serait-elle existante si l’un des termes qu’elle met en rapport n’existait pas?
ROLAND
Cela me semble impossible.
MARTIAL
Dans la relation dont on parle, l’être infini n’est-il pas un des termes mis en rapports?
ROLAND
Oui.
MARTIAL
Donc, si la relation est affirmée comme réelle, il faut l’être infini, qui en est un des termes, soit affirmé comme réel?
ROLAND
En effet.
MARTIAL
Mais cette proposition que nous venons d’analyser, où se trouve-t-elle dans ton raisonnement? Dans les prémisses ou dans la conclusion?
ROLAND
Dans les prémisses.
MARTIAL
Donc, dans les prémisses, tu affirmes déjà l’existence de l’être infini?
ROLAND
Je vois où tu veux en venir. Tu vas me dire que je commets une pétition de principe, car je suppose dans les prémisses ce que je veux démontrer dans la conclusion, à savoir l’existence de l’être infini.
MARTIAL
Et qu’as-tu à répliquer à ce reproche?
ROLAND
Je ne sais pas.
MARTIAL
Alors comment espères-tu me convaincre?
ROLAND
J’y renonce. Je renonce à cette preuve.
Dialogue sur Spinoza
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Cette partie du forum traite d''ontologie c'est-à-dire des questions fondamentales sur la nature de l'être ou tout ce qui existe. Si votre question ou remarque porte sur un autre sujet merci de poster dans le bon forum. Merci aussi de traiter une question à la fois et d'éviter les digressions.
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- YvesMichaud
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« Dieu, modifié en Allemands, a tué Dieu, modifié en dix mille Turcs. »
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« L'idée, hors de Dieu et hors de nous, est chose; la chose, en nous et en Dieu, est idée. »
- Sertillanges
- Bayle
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- Sertillanges
ROLAND :
finalement, il vaut mieux que je précise.
Dans cette démonstration, j'ai voulu établir l'existence de Dieu a posteriori, afin de rendre la chose plus facilement concevable ; mais ce n'est pas à dire pour cela que l'existence de Dieu ne découle a priori du principe même qui a été posé. Car, puisque c'est une puissance que de pouvoir exister, il s'ensuit qu'à mesure qu'une réalité plus grande convient à la nature d'une chose, elle a de soi d'autant plus de force pour exister ; et par conséquent, l'Etre absolument infini ou Dieu a de soi une puissance infinie d'exister, c'est-à-dire existe absolument. Et toutefois plusieurs peut-être ne reconnaîtront pas aisément l'évidence de cette démonstration, parce qu'ils sont habitués à contempler exclusivement cet ordre de choses qui découlent de causes extérieures, et à voir facilement périr ce qui naît vite, c'est-à-dire ce qui existe facilement, tandis qu'au contraire ils pensent que les choses dont la nature est plus complexe doivent être plus difficiles à faire, c'est-à-dire moins disposées à l'existence. Mais pour détruire ces préjugés, je ne crois pas avoir besoin de montrer ici en quel sens est vraie la maxime : Ce qui naît aisément périt de même, ni d'examiner s'il n'est pas vrai qu'à considérer la nature entière, toutes choses existent avec une égale facilité. Il me suffit de faire remarquer que je ne parle pas ici des choses qui naissent de causes extérieures, mais des seules substances, lesquelles (par la Propos. 6) ne peuvent être produites par aucune cause de ce genre. Les choses, en effet, qui naissent des causes extérieures, soit qu'elles se composent d'un grand nombre ou d'un petit nombre de parties, doivent tout ce qu'elles ont de perfection ou de réalité à la vertu de la cause qui les produit, et par conséquent leur existence dérive de la perfection de cette cause, et non de la leur. Au contraire, tout ce qu'une substance à de perfection, elle ne le doit à aucune cause étrangère, et c'est pourquoi son existence doit aussi découler de sa seule nature et n'être autre chose que son essence elle-même. Ainsi donc la perfection n'ôte pas l'existence, elle la fonde ; c'est l'imperfection qui la détruit, et il n'y a pas d'existence dont nous puissions être plus certains que de celle d'un être absolument infini ou parfait, savoir, Dieu ; car son essence excluant toute imperfection et enveloppant la perfection absolue, toute espèce de doute sur son existence disparaît, et il suffit de quelque attention pour reconnaître que la certitude qu'on en possède est la plus haute certitude.
finalement, il vaut mieux que je précise.
Dans cette démonstration, j'ai voulu établir l'existence de Dieu a posteriori, afin de rendre la chose plus facilement concevable ; mais ce n'est pas à dire pour cela que l'existence de Dieu ne découle a priori du principe même qui a été posé. Car, puisque c'est une puissance que de pouvoir exister, il s'ensuit qu'à mesure qu'une réalité plus grande convient à la nature d'une chose, elle a de soi d'autant plus de force pour exister ; et par conséquent, l'Etre absolument infini ou Dieu a de soi une puissance infinie d'exister, c'est-à-dire existe absolument. Et toutefois plusieurs peut-être ne reconnaîtront pas aisément l'évidence de cette démonstration, parce qu'ils sont habitués à contempler exclusivement cet ordre de choses qui découlent de causes extérieures, et à voir facilement périr ce qui naît vite, c'est-à-dire ce qui existe facilement, tandis qu'au contraire ils pensent que les choses dont la nature est plus complexe doivent être plus difficiles à faire, c'est-à-dire moins disposées à l'existence. Mais pour détruire ces préjugés, je ne crois pas avoir besoin de montrer ici en quel sens est vraie la maxime : Ce qui naît aisément périt de même, ni d'examiner s'il n'est pas vrai qu'à considérer la nature entière, toutes choses existent avec une égale facilité. Il me suffit de faire remarquer que je ne parle pas ici des choses qui naissent de causes extérieures, mais des seules substances, lesquelles (par la Propos. 6) ne peuvent être produites par aucune cause de ce genre. Les choses, en effet, qui naissent des causes extérieures, soit qu'elles se composent d'un grand nombre ou d'un petit nombre de parties, doivent tout ce qu'elles ont de perfection ou de réalité à la vertu de la cause qui les produit, et par conséquent leur existence dérive de la perfection de cette cause, et non de la leur. Au contraire, tout ce qu'une substance à de perfection, elle ne le doit à aucune cause étrangère, et c'est pourquoi son existence doit aussi découler de sa seule nature et n'être autre chose que son essence elle-même. Ainsi donc la perfection n'ôte pas l'existence, elle la fonde ; c'est l'imperfection qui la détruit, et il n'y a pas d'existence dont nous puissions être plus certains que de celle d'un être absolument infini ou parfait, savoir, Dieu ; car son essence excluant toute imperfection et enveloppant la perfection absolue, toute espèce de doute sur son existence disparaît, et il suffit de quelque attention pour reconnaître que la certitude qu'on en possède est la plus haute certitude.
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