Le fil ayant conduit à l’ouverture du présent est ici.
- Passage concerné en traduction Pautrat :
Spinoza a écrit :E5P40 : Plus chaque chose a de perfection, plus elle agit et moins elle pâtit, et inversement, plus elle agit, plus elle est parfaite.
DÉMONSTRATION
Plus chaque chose est parfaite, plus elle a de réalité (par la Défin. 6 p. 2), et par conséquent (par la Prop. 3 p. 3 avec son Scol.) plus elle agit et moins elle pâtit ; laquelle démonstration, du reste, procède de la même manière en sens inverse, d'où il suit qu'une chose, inversement, est d'autant plus parfaite qu'elle agit plus. CQFD.
COROLLAIRE
De là suit que la part de l'Esprit qui subsiste, quelle que soit sa grandeur, est plus parfaite que l'autre. Car la part éternelle de l'Esprit (par les Prop. 23 et 29 de cette p.) est l'intellect, par lequel seul nous sommes dits agir (par la Prop. 3 p. 3) ; et celle dont nous avons montré qu'elle périt est l'imagination elle-même (par la Prop. 21 de cette p.), par laquelle seule nous sommes dits pâtir (par la Prop. 3 p. 3 et la Défin. génér. des Aff.), et par suite (par la Prop. précéd.) celle-là, quelle que soit sa grandeur, est plus parfaite que celle-ci. CQFD.
SCOLIE
Telles sont les choses que je m'étais proposé de montrer à propos de l'Esprit en tant qu'on le considère sans relation à l'existence du Corps ; d'où il appert, ainsi que de la Prop. 21 p. 1 et d'autres, que notre Esprit, en tant qu'il comprend, est une manière de penser éternelle, qui est déterminée par une autre manière de penser éternelle, et celle-ci à son tour par une autre, et ainsi à l'infini ; en sorte qu'elles constituent toutes ensemble l'intellect éternel et infini de Dieu.
- J’ai mis la proposition entière à laquelle ce scholie apparaît attaché, mais le texte tend à indiquer qu’il couvre tout ce qui concerne « l'Esprit en tant qu'on le considère sans relation à l'existence du Corps », ce qui démarre avec E5P21… (le « d’où il appert » porterait donc déjà sur 20 propositions, plus les entités associées…) Mais on peut ne retenir que les propositions concluant les principales étapes de la chaîne démonstrative : E5P31 – la connaissance du troisième genre est éternelle –, avec E5P40C en complément, et E5P36 – l’Amour intellectuel de Dieu est la béatitude. Comme le second point n’est pas l’objet du scolie, il reste essentiellement E5P31 complété de E5P40C.
La seule proposition explicitement citée est en dehors :
Spinoza a écrit :E1P21 : Tout ce qui suit de la nature absolue d’un attribut de Dieu a dû exister toujours et être infini, autrement dit est, par cet attribut, éternel et infini.
Il fait peu de doute que E1P21 est citée pour justifier l’introduction de l'intellect éternel et infini de Dieu dans le propos du scholie.
Note 1 : ceci implique l’identité de « l'intellect éternel et infini de Dieu » et de « l’idée de Dieu », le premier étant cité dans le scholie, et la seconde en tant qu’exemple dans E1P21 (qui vaut affirmation de son existence) …
Note 2 : E2P11C introduit déjà cela, mais toutes idées confondues dans un premier temps, et en avance de phase s’agissant de la connaissance adéquate dans un deuxième (d’où l’avertissement qui suit immédiatement.) E2P43S aussi, sur cette base et la seule connaissance adéquate.
- La chose qui manque manifestement dans ces propositions citées c’est la régression à l’infini contenue dans ce scholie.
Et ces régressions à l’infini (qui peut être un infini dénombrable – et peut d’ailleurs vouloir dire « une quantité incommensurable », sans plus de précision –, à ne pas confondre avec un infini continu – et donc indénombrable ; il y a aussi du fini continu et donc indénombrable) font précisément aussi partie des passages difficiles de l’Éthique en général…
Des extraits associés sont ici, et une tentative de discussion là.
Après réexamen, on peut ne retenir dans ce cadre que E2P7S (au sujet du cercle, mais c’est si bref qu’à la limite d’être éliminé pour cette seule raison ; toutefois la proposition même est très souvent utilisée en combinaison de E2P9 ; il y est associé « idée d’une chose antérieure de sa nature à l’objet de l’idée »), E2P9 (peu explicite, appuyée sur E1P28 mais assez bizarrement, sans doute du fait que le parallélisme entre corps déformables et idées associées n’est pas si évident qu’on pourrait le croire a priori…) et E2L7S (qu’on retrouve aussi dans la problématique des supposés « modes infinis médiats » via le facies totius universi de la lettre 64… mis en rapport par des commentateurs avec E1P21, déjà citée, et sa suivante.)
Spinoza a écrit :E2P7S : … l'être formel de l'idée du cercle ne peut se percevoir que par une autre manière de penser, comme cause prochaine, et celle-ci à son tour par une autre, et ainsi à l'infini…
E2P9 : L'idée d'une chose singulière existant en acte a pour cause Dieu, non en tant qu'il est infini, mais en tant qu'on le considère affecté par une autre idée de chose singulière existant en acte, idée dont également Dieu est cause, en tant qu'il est affecté par une autre troisième, et ainsi à l'infini.
DÉMONSTRATION
L'idée d'une chose singulière existant en acte est une manière de penser singulière, et distincte des autres (par le Coroll. et le Scol. Prop. 8 de cette p.), et par suite (par la Prop. 6 de cette p.) elle a pour cause Dieu, en tant seulement qu'il est chose pensante. Et non pas (par la Prop. 28 p. 1) en tant qu'il est chose absolument pensante, mais en tant qu'on le considère affecté par une autre manière de penser, et de celle-ci également Dieu est cause, en tant qu'il est affecté d'une autre, et ainsi à l'infini. Or l'ordre et l'enchaînement des idées (par la Prop. 7 de cette p.) est le même que l'ordre et l'enchaînement des causes ; donc de toute idée singulière c'est une autre idée, autrement dit Dieu, en tant qu'on le considère affecté par une autre idée, qui est cause, et également de celle-ci, en tant qu'il est affecté par une autre, et ainsi à l'infini. CQFD.
E2L7S : Par là donc nous voyons de quelle façon un Individu composé peut être affecté de bien des manières tout en conservant néanmoins sa nature. Et jusqu'ici nous avons conçu un Individu composé seulement de corps qui ne se distinguent entre eux que par le mouvement et le repos, la vitesse et la lenteur, c'est-à-dire qui est composé des corps les plus simples. Que si maintenant nous en concevons un autre, composé de plusieurs Individus de nature différente, nous trouverons qu'il peut être affecté de plusieurs autres manières tout en conservant néanmoins sa nature. Car, puisque chacune de ses parties est composée de plusieurs corps, elles pourront donc (par le Lemme précéd.) chacune se mouvoir tantôt plus lentement tantôt plus rapidement, et par conséquent communiquer aux autres leur mouvement plus vite ou plus lentement, sans changement de nature. Que si en outre nous concevons un troisième genre d'Individus, composé de ces seconds Individus, nous trouverons qu'il peut être affecté de bien d'autres manières sans changement de sa forme. Et, si nous continuons encore ainsi à l'infini, nous concevrons facilement que la nature tout entière est un seul Individu, dont les parties, c'est-à-dire tous les corps, varient d'une infinité de manières sans que change l'Individu tout entier. Et cela, si l'intention avait été de traiter du corps ex professo, j'aurais dû l'expliquer et le démontrer de façon plus prolixe. Mais, je l'ai déjà dit, c'est autre chose que je veux, et, si j'en fais mention ici, c'est uniquement parce que, de là, je peux facilement déduire ce que je me suis proposé de démontrer.
On peut enfin émettre l’hypothèse que l’infini en question pourrait être la séquence poussée ad infinitum des déductions de la Raison.
Pour finir cette mise en bouche, je vais préciser en quoi – outre, comme dit au début, que la « conclusion » que l’Entendement infini de Dieu est « constitué » des différents entendements humains est radicalement démentie par le texte même de Spinoza par ailleurs – le texte ne me semble pas évident du tout :
- L'emploi de « notre esprit, en tant qu'il comprend » montre qu'il s'agit au départ des seules idées adéquates dans l'âme humaine.
- Il n’y a alors pas « plusieurs » esprits humains en tant qu’ils comprennent, mais un seul, commun à tous les hommes : la Raison au sens large.
- Rien ne dit que « l’autre manière de penser éternelle qui détermine notre esprit en tant qu’il comprend » appartient à notre esprit (et ainsi de suite a fortiori.) Au contraire, le fait de dire « notre esprit », pris dans sa globalité – et non « une idée adéquate », par exemple – tend à indiquer nettement que cette "autre manière" qui le détermine est plus ou autre chose que lui-même...