Hugo Boxel, Lettre LV (année 1674 ?) a écrit :Vous demandez, pour établir l'existence des esprits dans le monde, des preuves démonstratives. Il y en a peu au monde et en dehors des mathématiques nous n'en trouvons guère d'aussi certaines que nous le souhaitons. Il nous faut donc nous contenter de conjectures probables et de la vraisemblance. Si les raisons par lesquelles on prouve les choses étaient des démonstrations, seuls les simples et les obtus pourraient y contredire. Mais, cher ami, nous ne sommes pas si heureux. Nous ne sommes pas si exigeants : à défaut de démonstration, nous nous contentons dans nos raisonnements du probable. Cela est manifeste d'après toutes les sciences, tant divines qu'humaines, qui sont pleines de controverses et de discussions, d'où cette conséquence que l'on trouve tant de diversité dans les opinions. Pour cette raison, il y a eu autrefois, vous le savez, des philosophes appelés sceptiques, doutant de tout. Ils agitaient dans leurs discussions le pour et le contre afin d'arriver au probable seulement à défaut de raisons vraies, et chacun d'eux croyait ce qui lui paraissait le plus probable. La lune est située droit au-dessous du soleil, par suite le soleil sera éclipsé en un certain lieu de la terre et si le soleil n'est pas éclipsé, durant le jour, la lune n'est pas située droit au-dessous du soleil. Voilà un argument démonstratif allant de la cause à l'effet et de l'effet à la cause. Il y a quelques démonstrations de ce genre auxquelles nul ne peut contredire, si seulement il les perçoit, mais en très petit nombre. (...)
Vous voulez une idée aussi claire des esprits que du triangle et demandez l'impossible. Dites-moi, je vous en prie, quelle idée vous avez de Dieu et si elle est pour votre entendement aussi claire que celle du triangle. Je sais que vous n'avez pas cette idée claire de Dieu, et, je l'ai dit, nous ne sommes pas si heureux que nous percevions les choses par raisonnement démonstratif, le probable tient une plus grande place dans le monde.(...)
Ce ne sont pas ceux qui soutiennent l'existence des esprits qui refusent toute créance aux philosophes, mais bien ceux qui la nient, car tous les philosophes tant anciens que modernes ont été convaincus qu'il y avait des esprits. Plutarque l'atteste dans son Traité des opinions des philosophes et dans son Traité du démon de Socrate ; de même tous les Stoïciens, les Pythagoriciens, les Platoniciens, les Péripatéticiens, Empédocle, Maxime de Tyr, Apulée et d'autres encore. Parmi les modernes nul ne nie les spectres. Rejetez donc tant de sages témoins oculaires et auriculaires, tant de philosophes, d'historiens, qui en font des récits, affirmez que tous ces hommes sont des simples et des insensés au niveau de la masse. Cela ne fait pas que vos réponses aient le pouvoir de persuader, cela n'empêche pas qu'elles ne soient absurdes et ne touchent pas l'objet propre de notre discussion, que vous ne donniez aucune preuve à l'appui de votre opinion.
César, de même que Cicéron et Caton, ne rit pas des spectres, mais des présages et des intersignes, et cependant s'il n'avait pas tourné Spurina en dérision, ses ennemis ne l'auraient pas transpercé de tant de blessures. Mais en voilà assez pour cette fois, etc.
Réponse de Spinoza, lettre LVI
(...)
De ce que les sciences divines et humaines sont pleines de litiges et de controverses, on ne peut conclure que tous les points qu'on y traite soient incertains. N'y a-t-il pas eu beaucoup de gens si épris de contredire qu'ils ont ri même des démonstrations géométriques ? Sextus Empiricus et les autres Sceptiques cités par vous disent qu'il est faux que le tout soit plus grand que la partie et portent le même jugement sur les autres axiomes.
Admettons cependant et accordons qu'à défaut de démonstrations nous devons nous contenter de vraisemblances, je dis qu'une démonstration vraisemblable doit être telle que, tout en pouvant douter d'elle, nous ne puissions y contredire : ce qui peut être contredit est semblable non au vrai mais au faux. Si je dis par exemple que Pierre est parmi les vivants, parce que je l'ai vu hier en bonne santé, ce que j'affirme est certes vraisemblable en tant que nul ne peut me contredire. Mais si quelqu'un d'autre dit qu'il a vu la veille ce même Pierre en état de syncope et le croit trépassé, il fait que mon affirmation paraît fausse. J'ai si clairement montré que votre conjecture relative aux spectres et aux esprits était fausse et n'avait même aucune vraisemblance que, dans votre exposé, je n'ai rien trouvé qui méritât considération.
Vous m'avez demandé si j'ai de Dieu une idée aussi claire que du triangle. A cette question je réponds affirmativement. Mais demandez en revanche si j'ai de Dieu une image aussi claire que du triangle, je répondrai négativement : nous pouvons en effet concevoir Dieu par l'entendement, non l'imaginer. A noter aussi que je ne dis pas que je connaisse Dieu entièrement mais que je connais certains de ses attributs, non pas tous ni la plus grande partie. Et il est certain que cette ignorance de la plupart ne m'empêche pas d'en connaître quelques-uns. Quand j'étudiais les Eléments d'Euclide, j'ai connu en premier lieu que la somme des trois angles d'un triangle était égale à deux droits et je percevais clairement cette propriété du triangle bien que j'en ignorasse beaucoup d'autres.
(...) Quand vous dites que les spectres et les esprits se composent ici, dans les régions basses (j'use de votre langage encore que j'ignore que la matière ait un prix moindre dans le bas que dans le haut), de la matière la plus ténue, la plus rare, la plus subtile, vous me semblez parler des toiles d'araignées, de l'air ou des vapeurs. Dire qu'ils sont invisibles c'est pour moi comme si vous disiez ce qu'ils ne sont pas mais non ce qu'ils sont. A moins que vous ne vouliez indiquer qu'ils se rendent à volonté tantôt invisibles, tantôt visibles et qu'en cela, comme dans toutes les impossibilités, l'imagination ne trouve aucun difficulté.
L'autorité de Platon, d'Aristote, etc. n'a pas grand poids pour moi : j'aurais été surpris si vous aviez allégué Epicure, Démocrite, Lucrèce ou quelqu'un des Atomistes et des partisans des atomes. Rien d'étonnant à ce que des hommes qui ont cru aux qualités occultes, aux espèces intentionnelles, aux formes substantielles et mille autres fadaises, aient imaginé des spectres et des esprits et accordé créance aux vieilles femmes pour affaiblir l'autorité de Démocrite. Ils enviaient tant son bon renom qu'ils ont brûlé tous les livres si glorieusement publiés par lui. Si nous étions disposés à leur ajouter foi, quelles raisons aurions-nous de nier les miracles de la Sainte Vierge et de tous les Saints, racontés par tant de philosophes, de théologiens et d'historiens des plus illustres ainsi que je pourrais vous le montrer par mille exemples contre un à peine en faveur des spectres ?
Je m'excuse, très honoré Monsieur, d'avoir été plus long que je ne voulais et je ne veux pas vous importuner davantage de ces choses que (je le sais) vous ne m'accorderez pas, partant de principes très différents des miens, etc.
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Traduction Appuhn
Mises en gras par mes soins.