Sinusix a écrit :louisa a écrit :en ce qui me concerne, je n'ai pas encore bien compris l'avant-dernière phrase de cette démonstration. Dans la traduction de Pautrat: "Que si nous supposons que l'homme conçoit son impuissance de ce qu'il comprend quelque chose de plus puissant que lui, par la connaissance de quoi il détermine sa puissance d'agir, alors c'est que nous concevons que l'homme se comprend distinctement lui-même, autrement dit (par la Prop. 26 de cette p.) que sa puissance d'agir se trouve aidée." Est-ce qu'ici Spinoza parle de quelque chose de positif ou non? Ce qui me fait penser que non, c'est la phrase juste après, qui dit la Tristesse causée par le fait de contempler son impuissance est une passion. Ce qui me fait penser que oui: Spinoza distingue ici éventuellement deux façons de concevoir l'impuissance: la première cherche de l'impuissance en nous-même, et là nous sommes dans les idées inadéquates donc la passion, la deuxième détermine positivement notre propre puissance en la comparant avec une puissance plus grande et en constatant l'écart. Est-ce que là on est encore dans l'Humilité ou non? Et si non, qu'est-ce qu'on fait plus précisément? Y aurait-il une satisfaction de soi-même dans la détermination de sa propre impuissance comparée à une puissance plus grande, et si oui, comment cela pourrait-il être possible?
Bonjour Louisa,
Si je peux me permettre, sur ce seul passage de votre intéressant échange avec Bardamu, j'y vois une application de certains de mes propos, version imagée du marathonien.
Je cours le marathon depuis des années. Par ma connaissance adéquate de mes capacités physiologiques (test VO2 par exemple), par la technique d'entraînement bien conseillée que j'applique, par mon expérience comparative, etc., je comprends quelque chose de plus puissant que moi en la personne de tel champion, ou tel camarade, qui courre régulièrement en 2h20. Par cette connaissance, je détermine ma puissance d'agir, donc je me comprends distinctement et ma puissance d'agir se trouve aidée.
En effet, au lieu de courir des chimères, j'adapte tout mon entraînement à mes capacités, j'adapte mon régime alimentaire en accord cohérent avec les performances qui sont les miennes, je ne fais pas de "sacrifices" inutiles, bref je juge ma performance le jour venu à l'aune de tout ce savoir et du genre de vie que j'ai adopté en conséquence. Le jour de la course, aucune tristesse ne peut venir du fait que j'aurai réalisé 2h50 ; mes propos ne seront entachés d'aucune humilité, au sens employé en E4P53, parce que je n'ai aucune impuissance à contempler. Il s'agit donc bien d'une acception positive et je la comprends comme telle chez Spinoza.
Au contraire, malgré tout le travail préparatoire, et les ambitions affichées ici ou là, le jour venu, pour des raisons que j'ignore, ou que je connais (telles que autres soucis, manque de sommeil, embarras gastrique, etc.), je fais une contreperformance, je la vis bien comme une puissance d'agir contrariée, vais en éprouver de la Tristesse, laquelle va s'extérioriser de manières diverses.
Donc, la connaissance par chacun de sa puissance personnelle, dans le sens d'une acceptation comparative de l'existence de puissances supérieures à la sienne, autrement dit, à un moment et dans des conditions données, l'acceptation de soi est un élément fondamental permettant de ne pas verser exagérément dans la tristesse, les causes "extérieures" à moi étant suffisamment nombreuses pour cela pour que je n'ajoute pas celles, intérieures, inhérentes à la méconnaissance de moi-même.
En ce sens, E4P53 est limpide.
Bonjour Sinusix,
merci beaucoup pour ces précisions! Il va de soi que je suis tout à fait d'accord pour dire que votre description d'une part correspond bel et bien à ce que nous "expérimentons" tous tôt ou tard, et d'autre part semble être une façon tout à fait cohérente d'interpréter le passage que j'ai cité.
Or mon problème était légèrement différent: pour moi, la difficulté réside dans la cohérence non pas de ce passage avec ce qu'on pense tous déjà, mais avec ce que Spinoza écrit juste avant et juste après, ainsi qu'avec d'autres passages.
D'abord on a la définition même de l'Humilité: elle est "une Tristesse, qui naît de ce que l'homme contemple sa propre impuissance", comme le dit la première phrase de la démo de l'E4P53, qui à son tour réfère à la définition 26 des Affects. On dirait donc que contempler sa propre impuissance ne peut qu'être cause d'une Tristesse. Car "l'homme, en tant qu'il se connaît par la vraie raison, est supposé comprendre son essence, c'est-à-dire sa puissance". On a ici une ré-affirmation du même principe: connaître par la vraie raison, c'est connaître sa puissance, et donc non pas son impuissance. Pour qui hésiterait encore, Spinoza y ajoute: "
Et donc si l'homme, tandis qu'il se contemple, perçoit en soi quelque impuissance, cela ne provient pas de ce qu'il se comprend, mais de ce que sa puissance d'agir se trouve contrariée". Spinoza dit bien ici qu'il s'agit d'une perception de
aliquam suam impotentiam, donc de n'importe quelle impuissance (on dirait: qu'on la perçoit immédiatement ou par le biais d'une comparaison avec ce qui est plus puissant que nous).
Puis vient le passage étrange où il semble dire exactement l'inverse: on conçoit toujours son
impuissance, mais ici d'une manière précise: en comparant avec ce qui est plus puissant que nous. Or il est bien clair que cette comparaison a toujours le même effet: contemplation de son impuissance, et donc, en vertu de ce qui précède, contemplation qui n'est pas une connaissance par la vraie raison. Pourtant, dit-il, dans ce cas sa puissance d'agir se trouve aidée. Car alors il se comprend "distinctement" lui-même. Et il conclut en répétant que la Tristesse qui naît de ce que l'homme contemple son impuissance ne naît pas de la raison.
On pourrait interpréter l'ensemble de cette démo comme suit: Spinoza n'y dit pas que toute contemplation de l'impuissance fait naître en nous une Tristesse, car la "vraie" contemplation de notre impuissance augmente notre puissance d'agir, et elle n'est possible qu'en comparant notre puissance avec quelque chose de plus puissant. On peut donc contempler l'impuissance de deux façons: ou bien par la vraie raison (en comparant), et alors de cette contemplation naît une Joie (augmentation de notre puissance), ou bien autrement, et alors de cette même contemplation (qui n'est pas une "vraie contemplation") naît une Tristesse. Ainsi compris, on obtient quelque chose qui reste tout à fait cohérent avec votre exemple ci-dessus.
Or je crois qu'il y a une autre interprétation possible, interprétation à laquelle on pense peut-être moins rapidement précisément parce qu'elle est plus éloignée de nos habitudes de pensées actuelles. Alors il faut se dire que de toute manière, contempler notre impuissance c'est contempler ce qui manque donc avoir un Affect de Tristesse (puisque le manque n'est rien de réel; le contempler c'est donc avoir une idée inadéquate). Alors la comparaison avec une chose plus puissante peut donner une "Joie", en tant que nous avons réellement compris la différence, mais cela ne peut qu'être une Joie passive, ou une passion, comme le dit en concluant la démo, puisque nous déterminons ici notre puissance non pas en comprenant notre essence (ce qui revient à connaître par la vraie raison, comme le dit le début de la démo), mais en n'ayant qu'une idée d'une "dénomination extrinsèque", d'une "relation" entre deux essences, relation qui comme on sait jamais dans le spinozisme ne peut dire quelque chose d'adéquate une essence.
En effet, dire que vous ne pourrez jamais courir un marathon à 2h20, qu'est-ce que cela dit de ce que vous pouvez faire? Rien. Vous pourriez dire que vous dites tout de même que vous êtes toujours maximalement à 2h48, mais pour pouvoir savoir cela, vous n'aviez nullement besoin de comparer, vous aviez besoin de tout autre chose: mesurer réellement le temps qu'il vous faut. Vous n'avez pas déterminé ces 2h48 en comparant votre prestation avec celle de votre camarade, vous l'avez déterminé en la mesurant directement. Si vous n'aviez pas eu de chronomètre, vous auriez effectivement pu constater que votre camarade était arrivé avant vous. Mais en quoi est-ce que cela dirait quelque chose sur votre temps réel (et donc sur votre puissance réelle) à vous?
Puis il y a un autre passage, qui se trouve un peu plus loin, et qui semble plutôt confirmer la deuxième interprétation, me semble-t-il (mais si vous n'êtes pas d'accord, je vous remercie déjà de toute explication supplémentaire): c'est le scolie de l'E4P57. La proposition en question dit ceci: "
L'orgueilleux aime la présence des parasites, autrement dit des flatteurs, et hait celle des généreux".
Quelques passages remarquables pour ce qui nous concerne:
- "
il faudrait définir la Bassesse contraire à cet Orgueil comme une Tristesse qui naît de la fausse opinion qui fait qu'un homme se croît inférieur aux autres" (A)
- "
Quoique la Bassesse soit contraire à l'Orgueil, celui qui se rabaisse est cependant tout proche de l'orgueilleux. Car, puisque sa Tristesse naît de ce qu'il juge de son impuissance à partir de la puissance ou vertu des autres, sa Tristesse sera donc allégée, c'est-à-dire qu'il sera joyeux, si son imagination s'occupe à contempler les vices des autres, et de là est né le proverbe: avoir des compagnons de malheur console les malheureux et, au contraire, il sera d'autant plus triste qu'il se croit plus inférieur aux autres; d'où vient que nul n'est plus enclin à l'Envie que ceux qui se rabaissent; et qu'ils s'efforcent au plus haut point d'observer ce que font les hommes plutôt pour les critiquer que pour les corriger, et pour finir ne louent que la Bassesse, et en tirent gloire; mais de manière telle, cependant, qu'ils aient aencore l'air de se rabaisser." (B)
On pourrait se dire, sur base de (A), que la Bassesse naît de ce que l'homme compare sa puissance à celle de quelqu'un d'autre, et croit qu'elle est inférieure à celle de l'autre alors qu'en réalité ce n'est pas le cas. De nouveau, la Tristesse qu'est la Bassesse ne serait alors causée que par ce qui n'est pas une "vraie" contemplation, par une erreur de jugement.
La définition 29 des Affects (E3) pourrait corroborer ceci. Car elle dit que la Bassesse est de faire de soi, par Tristesse, moins d'état qu'il n'est juste.
Mais est-ce bien ainsi que Spinoza conçoit les choses?
Cela aurait été le cas si par exemple il avait dit que l'Humilité (la contemplation de son impuissance) naît de la Bassesse (faire de soi-même moi d'état qu'il n'est juste). Or il se fait que dans l'explication de la définition précédente (celle de l'Orgueil) il dit exactement l'inverse: c'est de l'Humilité que naît la Bassesse. La Tristesse qui naît de ce qu'on contemple son impuissance, en réalité ne naîtrait donc pas du fait même qu'on sous-estime sa propre puissance, au contraire, le fait de sous-estimer sa puissance se déduit directement du fait qu'on contemple son impuissance.
Deuxièmement, on ne peut que constater que le passage (B) que je cite ci-dessus répète littéralement ce qu'avait dit la démo de l'E5P53: dans le cas de la Bassesse, il s'agit de juger son impuissance à partir de la puissance de quelqu'un d'autre, et cela sans que soit précisé dans quelle mesure ce jugement est correcte ou non. On dirait donc que le problème consiste tout de même plutôt dans la comparaison en tant que telle (et que donc, qu'elle soit correcte ou non, elle ne peut que donner lieu à une Passion (Joie ou Tristesse, selon le cas), et non pas à une vertu ou Action).
Enfin, l'explication de l'Orgueil (E3 déf. 28) dit d'emblée qu'à "
cet Affect il n'est pas de contraire. Car il n'est personne qui, par Haine de soi, fasse de soi moins d'état qu'il n'est juste; bien plus, il n'est personne qui fasse de soi moins d'état qu'il n'est juste en tant qu'il imagine ne pas pouvoir faire telle ou telle chose. Car tout ce que l'homme imagine ne pas pouvoir faire, il l'imagine nécessairement, et cette imagination le dispose de telle sorte qu'il ne peut pas faire, en vérité, ce qu'il imagine ne pas pouvoir faire. Car aussi longtemps qu'il imagine ne pas pouvoir faire telle ou telle chose, aussi longtemps il n'est pas déterminé à agir, et par conséquent aussi longtemps il lui est impossible de le faire.".
Pour moi, ceci confirme très clairement (je dirais même "de manière limpide" ...

... si ce n'est qu'il ne m'est pas encore très clair où se trouve la différence entre une telle "limpidité" et ce que Spinoza appelle une "absence de doute" (qui quant à elle est selon lui tout à fait possible par rapport à une idée inadéquate); bref, je préfère m'en tenir à l'idée finale de l'
Ethique, qui semble plutôt annoncer que la vérité est une affaire "difficile et rare", et que donc il vaut mieux apprendre à se méfier un peu de ses propres impressions, et donc par exemple de préférence discuter avec ceux qui disent ne pas être d'accord avec les idées qu'on propose soi-même) que toute idée de sa propre impuissance est une idée inadéquate, une passion (Triste ou Joyeuse, selon le cas), relève de l'imagination.
Et c'est bien ce que j'ai essayé de vous dire à ce sujet il y a quelques jours. Vous constatez que depuis quelque temps, le temps maximal d'un marathon pour vous c'est 2h48, et par extrapolation vous commencez à vous imaginer que jamais vous ne ferez plus. Cette imagination, en tant que telle, est pour Spinoza la cause du fait que jamais vous ne ferez plus, puisqu'elle vous empêchera de penser concrètement aux moyens aptes à l'augmenter (ce qui bien sûr est assez contre-intuitive, puisqu'on a tous été éduqués dans l'idée qu'il est très important de "connaître ses limites" et d'apprendre à les "assumer" ou accepter, au lieu de toujours vouloir plus; à mon sens, le spinozisme propose de penser différemment, il dit même que notre essence est Désir, désir de conserver notre être, mais plus nous sommes puissants plus nous y réussiront, et donc notre essence ne peut que consister dans le désir même de vouloir toujours augmenter notre puissance).
Enfin, cette même explication poursuit avec un passage qui pourrait peut-être aller dans le sens de l'hypothèse que Bardamu vient de proposer à ce sujet. Voici la suite:
"
Mais à la vérité, si nous prêtons attention à ce qui dépend seulement de l'opinion, nous pourrons concevoir qu'il peut se faire qu'un homme fasse de soi moins d'état qu'il n'est juste".
Autrement dit: si on laisse tomber l'ontologie proprement spinoziste, pour adopter le vocabulaire de l'opinion commune, contempler son impuissance est ce qui se fait régulièrement (et c'est alors qu'on peut commencer à penser en termes de "contraintes", par exemple: j'aurais pu faire cela si telle ou telle chose extérieure ne m'avait pas fait ceci ou cela; idée inadéquate puisque de toute éternité il était déterminé que cette chose allait avoir un tel effet sur moi, donc jamais ma puissance n'aurait pu être plus grande que ce qu'elle n'est). Mais je ne dirais pas que Spinoza a adopté ce vocabulaire "du vulgaire" pour "plaire" au vulgaire ou pour courrir moins de "risques". Je crois qu'il l'a fait parce que son remède aux Affects veut réellement partir des opinions des gens, pour pouvoir les amener vers autre chose (des idées adéquates de leurs propres Affects).
Quand, selon l'opinion commune, est-ce qu'on fait moins d'état de soi-même qu'il n'est juste? Spinoza donne une petite liste d'exemples:
- lorsque j'imagine que d'autres me mésestiment alors que ce n'est pas le cas
- lorsque je nie que dans le futur je pourrais faire x alors qu'il n'est pas certain que ce soit impossible (pour reprendre votre exemple: vous ne pouvez pas encore connaître tous les moyens de s'entraîner, donc vous imaginer qu'il n'existe aucun moyen pour améliorer votre prestation alors que peut-être il existe mais vous ne le connaissez pas encore)
- etc.
Autrement dit, Spinoza ne nie pas que de telles imaginations existent, et il veut bien les appeler de la "Bassesse", puisque c'est ainsi que le conçoit l'opinion commune, et que tout son projet éthique consiste précisément à faire évoluer les gens de l'opinion (premier genre de connaissance) à la Béatitude. Il n'en demeure pas moins qu'à mon avis ici il dit clairement que contempler son impuissance, c'est être dans l'imagination, et non pas dans une idée vraie de sa propre puissance. Par conséquent, le remède aux Affects ne consiste pas à apprendre à connaître ses propres "limites", elle consiste avant tout à apprendre à connaître sa propre puissance réelle, à savoir en quoi consiste cette puissance concrètement (comme il le dit aussi au début du TIE), et cela afin de pouvoir passer le plus vite possible à une plus grande puissance (pour le dire dans vos termes: à une plus grande puissance "intensive").
Sinon vous aurez sans doute déjà compris que je ne suis pas tout à fait d'accord avec ce qui vient d'être dit dans ce fil concernant le troisième genre de connaissance. Je reviendrai là-dessus bientôt.
Sinusix a écrit :Je progresse.
Si ce forum peut avoir ce type d'effet, je crois qu'il a tout à fait atteint l'un de ses objectifs principaux. Inutile de vous dire que vos remarques et critiques ne peuvent qu'avoir le même effet sur moi!
Amicalement,
L.