Bonsoir Sescho,
Je me permets de m'adresser en préambule à Louisa, concernant sa réponse/réaction sur votre message objet de ma réponse, dans la mesure où je crois nécessaire qu'elle la reprenne après relecture approfondie de votre message et du mien.
Je n'ai bien entendu pas de raison d' imposer à Louisa un mode de présentation plus synthétique de ses interventions, toujours riches de sa connaissance des textes. Je n'ai pas plus de raison d'attirer son attention sur l'importance de la prise de recul, parfois nécessaire, pour répondre à une intervention, en fonction de sa teneur et de sa "lourdeur", pour reprendre vos propres termes. Enfin, j'ai encore moins de raison de m'exprimer ainsi en mettant en avant que, en l'occurrence, en dépit des quelques points qu'il me faut travailler et des quelques distinctions mineures qui me semblent judicieuses, votre réponse dense et au contraire très synthétique colle parfaitement à ma vision de ce que j'appelle la base "métaphysique et cognitive" de l'Ethique. J'essaierai d'imager tout cela, au fil du temps, comme j'aime à le faire pour fixer les idées, en des termes plus courants que vous, n'ayant pas le maniement conceptuel aussi facile que vous.
En premier lieu, à la lecture de la longue dissertation de Louisa, je crains d'observer une utilisation inadéquate de la principale citation choisie, d'autant plus inadéquate, et pourtant elle s'en rend compte elle-même par la suite, qu'elle contredit le point marquant de mon accord profond avec vous, à savoir sur ce que vous appelez de votre côté le "saut ontologique". En effet, en s'appuyant sur la citation de l'intellect dans E1P17 (proposition qui se situe à l'intérieur des propositions qui traient de la nature naturante), Louisa me semble faire le contresens qui forme la base de notre raisonnement, ledit intellect, version E1P17, en tant que cause de l'ensemble des effets infinis envisageables, étant incommensurable avec l'entendement humain. Elle ne peut donc absolument pas s'appuyer sur E1P17 pour contredire ce qui relève de toute la suite de E1P21, la nature naturante et la nature naturée étant incommensurables puisque la nature naturante est cause de toutes les essences et de toutes les existences.
Ceci précisé, je vous relis avec bonheur.
sescho a écrit :Bonsoir Sinusix,
Je voudrais reprendre ici le « dur » point 1 :
Parfaitement d’accord. C’est ce que j’ai appelé le « saut ontologique » (« premier » lorsque j’en introduisais un second entre le Mouvement et les choses singulières, ce sur quoi je me suis ensuite partiellement ravisé.) En revanche, j’avais manqué E1P17S sur le sujet… Par ailleurs, sans préjuger des conclusions finales, ceci se rapproche d’une autre chose que j’avais pensée et indiquée, sur la base de E2P10S, savoir que l’étendue n’appartenait pas en fait à l’essence d’un corps, qui n’était qu’une forme dans l’étendue. Je reviendrai plus tard là-dessus.
En effet, ce n'est pas l'Etendue, mais une certaine disposition des "parties de l'Etendue" (il faut distinguer l'Etendue cause, incommensurable avec ses effets, et l'Etendue nature naturée, après sa division modale, donc divisible à l'infini mais continue) qui constitue l'essence d'un corps. Les attributs
constituent l'essence de Dieu et
contiennent les essences modales. Ils ont donc, de ce fait, comme une "double nature", liée au saut ontologique. C'est d'ailleurs cette présence [directe] qui permet de lever la difficulté de E1P17S dans la mesure où une chose singulière est issue, pour son existence, d'un rapport causal de type "transitif" comme vous le dîtes, et d'une appartenance, pour son essence, à un certain niveau modal de la substance.
Deux types d'images me viennent.
Celle de la modulation de fréquence ou d'amplitude. On pourrait dire, par exemple, que Paul est une variation de fréquence sur la porteuse "homme", présente en tant que telle dans le patrimoine d'essences de Dieu. Chaque "génération", épiphénomène par rapport au niveau atemporel que vous analysez pertinemment, ne fait intervenir que quelques facteurs locaux de variation (le processus causal "transitif"), le principal, à savoir l'essence de genre homo sapiens, étant "issu" de la partition ayant conduit à ce mode, présent en chacun de nous et qui, à supposer que nous gommions l'effet temporel imaginaire de la succession des générations, est l'aspect modal principal.
Autre mode de raisonnement par image, lié au fait que ce qui nous caractérise est la fusion combinée de notre essence (au sens étroit de E2D2) et des notions communes présentes du fait de notre appartenance au mode "homo sapiens". A partir du moment où la nature naturée est infiniment divisible mais continue, que les choses singulières sont des parties du tout constituées sur la base de rapports spécifiques, etc., il est clair que la nature naturée fonctionne par jeu de propriétés collectivisantes de toutes sortes, homogènes avec les lois de fonctionnement nécessaire de la nature. C'est ainsi qu'il y a bien une propriété collectivisante, "en Dieu", permettant de donner corps à l'idée d'essence de genre (c'est une idée vraie puisqu'elle permet de comprendre l'homme au travers de son génome par exemple), mais permettant de comprendre des "êtres" d'un autre genre, tels qu'une nation, une entreprise, une famille, etc. En effet, tout collectif de choses singulières a une puissance cumulée "proportionnelle" à la puissance individuelle de ses membres, et qui plus est fonction des idées adéquates qui président à son fonctionnement collectif. L'Histoire est pleine de ces congruences entre la force du lien social et la puissance cumulée des composants.
Bref, cette fonction collectivisante, qui au stade ultime amène Spinoza à rappeler que la nature naturée est un individu, n'est compréhensible que si on dépasse, comme vous le dîtes, le stade ultime des choses singulières, duquel au contraire nous partons spontanément, et qui fait que nous ne comprenons plus rien.
sescho a écrit :C’est la dominance de cette seconde approche, la plus immédiate et de loin la plus répandue, qui conduit à ne pas comprendre Spinoza, en substantialisant les modes c’est-à-dire en singularisant les essences, la base étant la croyance dans la permanence et surtout la pose de l’existence avant l’essence et (donc) des choses singulières avant Dieu (qui n’est que « rattaché »
a posteriori en vérité - même s’il est dit « évidemment » en amont - au lieu d’être mis en tête et le Mouvement après lui, dans toute conception, spécialement de chose singulière) ce qui est totalement opposé à Spinoza.
Il est clair cependant que quoique la considération du Mouvement (donc le repos) soit supérieure et indispensable à la véritable science, elle ne peut nous donner quoi que ce soit sur la réalité en tant que modifiée. Nous sommes au contraire des choses singulières confrontées / associées à d’autres choses singulières, et c’est la base de nous connaissant et de notre connaissance. Pas moyen d’y couper (heureusement d’ailleurs…) Nous devons donc garder en conscience deux causalités, alors qu’il n’y en a qu’une. La vraie, c’est l’immanente ; en pratique, c’est encore l’immanente (par les lois), mais aussi la transitive qui part des sensations et est semi-imaginaire (imaginaire au sens de Spinoza.) La causalité transitive est une connaissance du premier genre…, sauf E1P28 et ses suivantes…
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Je ne suis pas sûr d'avoir compris la notion de supériorité. En fait, de mon point de vue, le Mouvement (je dirais même personnellement le Changement, en référence à la remarque d'Hokousai) est la base même du "saut ontologique", puisqu'il s'identifie à Dieu opérateur, Dieu actif, Dieu Puissance, comme on veut, et représente donc le
dynamisme à partir duquel tout ce dont nous parlons et tout ce qui nous préoccupe a un sens. En effet, la science n'est possible que pour un entendement (Dieu ne connaît pas les choses puisqu'il ne se regarde pas tant que la machine "entendement infini" n'est pas lancée), raisonnant sur des choses singulières à partir desquelles seules il peut aller chercher les idées ou essences objectives. Faute de cela, pas de science.
J'observe également, en référence à un message d'Hokousai, que (dixit déjà Aristote, me semble-t-il), le concept de temps ne vient pas du seul changement, mais de la mise en rapport de ce dernier avec l'immuable de la substance, puisqu'un changement est, par définition changement de quelque chose. En tout cas, je suis entièrement d'accord sur la bipolarisation causale.
Il s'agit là d'ailleurs d'une distinction potentiellement riche, mais éventuellement problématique. D'une part elle permet de penser que nombre de questions qui ont été posées sur certains fils (le choix de la couleur de cravate par exemple, propos de ma part qui n'a rien de désobligeant ni d'ironique) ne relevaient pas d'une analyse sur fond de l'Ethique (Deleuze a dit des choses plus profondes sur le sujet), d'autre part il peut être intéressant de raccrocher à ce sujet certaines préoccupations que d'aucuns peuvent avoir sur les conséquences "réelles" de l'imaginaire, individuel ou collectif.
Mais je m'envole.
Pour le reste, je suis globalement d'accord avec ce que vous avancez. Ma préoccupation est plutôt de savoir si je peux dépasser le stade de la "compréhension purement intellectuelle de cette éternité des essences", Spinoza me semblant donner à cette découverte de l'Eternité une dimension "mystique" qui, personnellement, ne me préoccupe pas du tout.