Oui Sacha,
Pourquoi veux-tu qu'une essence changeante individuelle, dont tu n'as pas nié l'existence, soit inutile ?
L'essence d'un être dit Spinoza est ce sans quoi la chose ne peut ni être, ni être conçu et inversement - il ne faut pas oublier cela - ce qui sans la chose ne peut ni être, ni être conçu : pas de chose qui ne soit rien, autrement dit pas de chose sans essence et inversement pas d'essence sans chose. On n'est pas chez Platon, comme on ne cesse de le dire depuis le début. Tu as l'air d'attendre que l'on te montre une essence qui pourrait être conçue indépendamment d'une chose singulière, comme c'est effectivement le cas des notions communes que l'on peut concevoir indépendamment de cette chose x, mais qu'on ne peut cependant concevoir indépendamment de l'ensemble de choses ayant (a) en commun.
Si une chose change, son essence peut donc changer. A quoi ça sert alors de parler de son essence ? Réponds d'abord à la question de savoir pourquoi ce serait inutile
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Note bien qu'il ne s'agit pas de découper abstraitement la durée en instants dont chacun serait une essence spécifique, car ce qui change existe d'abord concrètement, contrairement aux instants d'une temporalité abstraite. Comme l'a bien expliqué Fabien, ce qui compte n'est pas la supposée matière d'un être mais sa puissance. Je t'invite à le relire. Aussi il peut y avoir des changements d'essence pour un être, qui n'est donc plus essentiellement le même à une époque a voire à un moment a et à une époque/moment b. A chaque instant de ma vie, mon corps peut rencontrer des corps qu'il n'a jamais encore rencontrés sans que cela n'affecte mon essence, pour un homme ordinaire, les changements d'essence se produiront plutôt par époque.
L'exemple sur lequel nous pourrions travailler est celui de Spinoza même, tel qu'il se décrit au début du T.R.E. Il y a hors cadre, une époque 1 où il croyait comme beaucoup d'hommes que le souverain bien devait être le sexe, puis les honneurs, puis sans doute avec un peu plus d'âge, l'argent. Il avait cela de commun avec les autres hommes tout en l'ayant vécu selon des intensités et un enchaînement différents, unique. Cette époque que l'on pourrait appeler l'adolescence peut avoir eu une essence unique, malgré ses différentes modalités (passion sexuelle, puis des honneurs, puis de l'argent) : affirmation de soi au moyen d'objets extérieurs. Autrement dit effort de persévérer dans son être d'homme passionné, passif. Cet effort constitue son essence, rappelle toi bien ici la déf. de l'essence, parce que s'il avait cessé de chercher hors de lui ce qui pourrait le satisfaire, il aurait individuellement, singulièrement, dans sa chair à lui, aussitôt cessé d'être passionné. Et il devait bien s'agir d'une essence singulière, même si n'ayant pas été dans la peau de Spinoza je ne saurais avoir l'idée très claire de celle-ci, car il a eu comme n'importe quel autre adolescent, une façon unique d'être passionné.
Ensuite, à une époque 2, Spinoza prend conscience de la vanité de ces biens, par son expérience (et là on note qu'on entre dans une expérience qui n'est déjà plus celle de la plupart des hommes, car la majorité ne dépasse jamais l'équivalent de l'époque 1). Il passe de l'époque/essence 1 à l'époque/essence 2 sans doute par une sorte de fondu enchaîné et pour cause, nous sommes ici dans l'existence concrète et non dans les idéalités mathématiques. Mais il passe de l'une à l'autre par une prise de conscience décisive : rien ne peut satisfaire le désir qui le pousse indéfiniment à chercher, à ne jamais être satisfait. S'en suit une période de dépression dans laquelle il aurait pu persévérer indéfiniment si son désir de satisfaction infinie n'avait été encore plus fort que l'effort de persévérer dans cette dépression même, plus fort également que la tentation de retourner à l'époque 1, par une résignation triste à l'insatisfaction.
Vient donc pour Spinoza une troisième essence, qui à lire sa correspondance et ses écrits ultérieurs ne changera plus fondamentalement jusqu'à sa mort : la découverte du pouvoir de la pensée de produire ses propres objets et sa propre satisfaction (je suppose que tu as lu le T.R.E). A partir de là, Spinoza sera celui qui se satisfait de sa perfection, i.e. de sa réalité singulière, cette perfection étant précisément de se perfectionner dans la puissance de penser son unité avec le réel. Non plus résignation triste à l'insatisfaction mais satisfaction de l'insatisfaction, jouissance de l'acte même de désirer indéfiniment le vrai.
Ces trois époques se traduisent corporellement par un corps de Spinoza dont l'essence est d'abord d'être engagé à sa façon propre dans le commerce, puis dans la prostration pendant un temps plus court, puis dans l'enseignement, ce qui est extérieurement la même chose que l'épanouissement intérieur de sa puissance propre de penser dans l'écriture, la correspondance, l'action politique, les conversations avec ses logeurs, ses plaisirs mêmes, tout cela prenant sens comme modalités de l'essence unique de Spinoza comme philosophe.
Bien sûr, il sera possible de sortir du chapeau de l'incompréhension mille objections à l'exemple proposé d'essence singulière changeante. Il sera sans doute possible de répondre à plusieurs mais pour que cela vaille la peine, il faudra d'abord s'efforcer patiemment de le comprendre globalement, s'efforcer d'en saisir ce qui peut avoir paru évident à son auteur avant de tenter de le critiquer. Sinon je crois qu'il faudra laisser reposer un peu cette question, le temps que ça se digère, puis revenir plus tard dessus, après avoir relu ce passionnant mais déjà long échange, l'esprit dégagé.
Henrique