Joseph a écrit :Conformément au nominalisme de Spinoza, ces expressions ne sont que des signes destinés à compenser la limitation de la mémoire est des mots: le non-A noté ici ~A n'apparaît comme un libre opérateur qu'en raison des limitations de ma pensée qui n'aurait nullement besoin de signes (ni d'ailleurs de démonstrations) si toutes les évidences apparaissaient en acte de manière singulières. Je crois encore une fois être fidèle à Spinoza. Fort bien.
Bonjour Joseph,
merci de tes précisions.
Si tout ce que tu formules avant d'arriver au paragraphe ci-dessus me semble effectivement être tout à fait spinoziste, en ce qui concerne ce que tu dis ici j'avoue que je ne vois pas comment le retraduire en une pensée spinoziste.
Dire que les signes peuvent "compenser" la limitation de la mémoire et des mots ... y aurait-il l'une ou l'autre proposition/scolie/.. de l'Ethique qui pourrait justifier cette idée au sein même du spinozisme?
A mon avis non. Pour Spinoza, les mots sont eux-mêmes des signes, et rien d'autre. Or pour lui le propre du signe, c'est d'être équivoque: il laisse toujours une part d'ombre, de confusion. La vérité, elle, n'a pas besoin de signes. Elle ne se produit pas en compensant le défaut d'un signe par un autre signe. Les signes n'ont qu'une fonction: communiquer. Dans le cas de ton exemple: les signes (les lettres "A", le "~" etc.) communiquent une IDEE. Les signes sont des mouvements du corps (donc des modes de l'Etendue), qui quand on les écrit ou prononce provoquent un mouvement dans le corps du lecteur/auditeur. Son Esprit percevra ce mouvement, et produira une idée ayant ce mouvement pour objet. Cette idée sera, comme toute idée d'une image (= affection corporelle), mutilée et confuse. Ce n'est qu'après, dans un deuxième temps, que l'Esprit associera à cette idée d'autres idées, qui corrigeront la confusion propre à la première idée.
Première conclusion: le MOYEN de la communication, ce sont les SIGNES, tandis que CE QUI est communiqué, dans l'exemple ci-dessus, c'est une IDEE. Les premiers appartiennent à l'attribut de l'Etendue, la deuxième à l'attribut de la Pensée.
Deuxième conclusion: en effet, si nous étions capables de saisir tous les cas particuliers immédiatement, nous n'aurions pas besoin de la logique formelle (et même plus de logique tout court). Mais cette saisie d'une singularité en ce qu'elle a de singulier ne peut se faire que par le troisième genre de connaissance. Si les signes appartiennent au premier genre de connaissance, destinés simplement à communiquer (notamment des idées), et si comprendre un cas particulier dans sa singularité relève du troisième genre de connaissance, il reste le deuxième genre: celui se caractérise par le fait de saisir des RAPPORTS entre les choses. Ces rapports sont ce que les choses ont en commun, ce qui ne constitue l'essence singulière d'aucune d'entre elles (je laisse pour l'instant de côté les références au texte, histoire de ne pas trop alourdir mon propos). Si le deuxième genre de connaissance est bel et bien le domaine de la raison, c'est donc parce que la raison ne fait que cela: comparer deux ou plusieurs idées entre elles, pour essayer de saisir les rapports "logiques", rapports que Spinoza désigne par les mots de "convenance, différence, opposition". Par conséquent, ce dont nous disposons pour pouvoir réellement "compenser" le fait que nous ne pouvons pas sans cesse tout voir véritablement dans sa singularité, tandis que les signes ne nous donnent qu'une connaissance confuse, c'est donc non pas quelque chose de l'ordre des signes (1e genre de connaissance, inadéquat), mais la Raison.
Voyons maintenant dans quelle mesure cela nous aide à résoudre le problème que tu nous soumets.
Joseph a écrit :Mais un spinoziste devra alors m'expliquer, sans faire intervenir évidemment l'indifférence ou la liberté de la volonté, pourquoi dans ces expressions j'ai choisi précisément A et non pas p ou une autre quelconque variable propositionnelle. On refusera évidemment la réponse selon laquelle j'ai la claire perception que tous les letrres se valent dès lors qu'il s'agit d'exprimer la généralité et que par conséquent je prends n'importe lequel. Car alors apparaît une opération de la volonté, or celle-ci doit être mécanique et non-libre si l'on est d'accord avec Spinoza. On acceptera, à la rigueur, la réponse de l'ami Leibniz qui se réfugie dans les raisons infinitésimales ou les petites perceptions, bien que cette théorie soit étrangère à la lettre de l'Ethique, mais on ne voit là aucune preuve, si ce n'est le remplacement de l'évidence reconnue par Descartes, "je choisis indifféremment", par une explication plus obscure et par définition invérifiable.
tu identifies ici l'ignorance de la cause du choix (en tant que moment d'indécision) à la possibilité de choisir autrement. Pour Spinoza, il faut distinguer les deux. Ne pas savoir que choisir signifie pour lui simplement ne pas (encore) connaître les causes pour lesquelles on va finalement opter pour l'un et non pas pour l'autre, au moment même où la nécessité de choisir se produit en nous.
Si tu es d'accord avec tout ce que je viens d'écrire (c'est-à-dire: si pour toi cela est effectivement conforme au spinozisme), la réponse au problème que tu poses doit maintenant être somme toute assez simple.
Sachant que les lettres sont des signes, et que si ce n'est pas la raison qui nous fait affirmer la nécessité d'utiliser ici tel ou tel signe/lettre (ce qu'elle ne fait pas, puisqu'effectivement, choisir
p ou
A n'a aucune importance pour le but que nous nous avons fixé: expliquer l'idée d'une réduction à l'absurde), ce sera l'imagination (au sens spinoziste) qui en est la cause. En effet, la cause du fait que le choix est visiblement tombé sur
A, dans ton exemple, ne relève pas d'un "ordre pour l'intellect" mais de l'"ordre commun de la nature". Car si en lisant de la logique, ton oeil a été frappé davantage par des exemples utilisant le signe
A, ton Esprit pensera plus vite à communiquer tes idées concernant la logique par cette lettre, au lieu de prendre
B.
D'ailleurs, l'alternative que tu nous donnes le montre bien: tu ne demandes pas pourquoi tu n'as pas mis un
B au lieu d'un
A, tu demandes pourquoi tu n'as pas mis un
p au lieu d'un
A. Et en effet, la majorité des exemples de raisonnements formels en logiques utilisent ou bien des
A, ou bien des
p (en respectant, comme tu l'as fait spontanément, la distinction majuscule/minuscule), tandis qu'il est déjà beaucoup plus rare de rencontrer des exemples formels d'une
reductio ad absurdum qui remplacent partout
A par
B. Par conséquent, si tu veux que le choix des signes soit libre, ou qu'une "volonté libre" a été la cause de ton choix, il faudrait non seulement pouvoir expliquer pourquoi tu as choisi
A au lieu de
p, mais surtout aussi pourquoi tu n'as même pas pensé à choisir
B, sachant que comme tu le dis, n'importe quelle lettre aurait pu communiquer formellement l'idée d'une réduction à l'absurde.
Il me semble qu'entre-temps, la psychologie expérimentale a effectivement découvert des mécanismes semblables à ceux proposés par Spinoza. On peut penser notamment à l'expérience où l'on soumet à un échantillon de la population la question suivante: "On sait que la lettre par laquelle commence un prénom en français n'est pas n'importe laquelle, mais que certaines lettres reviennent beaucoup plus régulièrement que d'autres. De prime abord, quelles seraient selon vous les lettres les plus fréquents pour les prénoms francophones masculins?"
Résultat de l'expérience: les personnes qui ont un frère Patrick, qui s'appellent par exemple Philippe et qui ont un père qui s'appelle Pierre, répondent beaucoup plus que d'autres que la lettre la plus fréquente doit être la lettre "P".
Bien sûr, une telle expérience vaut ce qu'elle vaut. Je n'ai voulu la mentionner que pour illustrer l'idée proposée déjà par Spinoza lui-même en l'E2P18 sc.:
Spînoza a écrit :Par là nous comprenons clairement ce qu'est la Mémoire. Ce n'est en effet rien d'autre qu'un certain enchaînement d'idées qui enveloppent la nature des choses qui sont à l'extérieur du Corps humain, enchaînement qui se fait dans l'Esprit suivant l'ordre et l'enchaînement des affections du Corps humain. Je dis, premièrement, que c'est un enchaînement seulement des idées qui enveloppent la nature des choses qui sont à l'extérieur du Corps humain; et non des idées qui expliquent la nature de ces mêmes choses. Car ce sont, en vérité, des idées des affections du Corps humain, qui enveloppent la nature tant de celui-ci que des corps extérieurs. Je dis, deuxièmement, que cet enchaînement se fait suivant l'ordre et l'enchaînement des affections du Corps humain, pour le distinguer de l'enchaînement d'idées qui se fait suivant l'ordre de l'intellect, grâce auquel l'Esprit perçoit les choses par leurs premières causes, et qui est le même chez tous les hommes. Et de plus, par là nous comprenons clairement pour quelle raison l'Esprit, de la pensée d'une chose, tombe aussitôt dans la pensée d'une autre chose qui n'a aucune ressemblance avec la première; comme, par ex., de la pensée du mot pomum, un Romain tombera aussitôt dans la pensée d'un fruit qui n'a aucune ressemblance avec ce son articulé, ni rien de commun avec lui sinon que le Corps de cet homme a souvent été affecté par les deux, c'est-à-dire que cet homme a souvent entendu le mot pomum alors qu'il voyait ce fruit, ET C'EST AINSI QUE CHACUN, D'UNE PENSEE, TOMBERA DANS UNE AUTRE, SUIVANT L'ORDRE QUE L'HABITUDE A, POUR CHACUN, MIS DANS SON CORPS ENTRE LES IMAGES DES CHOSES. Car un soldat par ex., en voyant dans le sable des traces de cheval, tombera aussitôt de la pensée du cheval dans la pensée du cavalier, et de là dans la pensée de la guerre, etc. Tandis qu'un Paysan tombera, de la pensée du cheval, dans la pensée de la charrue, du champ, etc., et ainsi chacun, de la manière qu'il a accoutumé de joindre et d'enchaîner les images des choses, tombera d'une pensée dans telle ou telle autre.
Autrement dit: à mon sens le fait d'utiliser indifféremment la lettre
A ou
p lorsqu'on veut communiquer des idées relevant de la logique via une notation formelle, ne peut constituer une preuve contre l'idée que l'affirmation ou la négation est toujours enveloppée dans une idée et n'a pas d'existence réelle de manière abstraite, en tant que pur "rapport" isolé de ces termes (ou "opérateur", si tu veux), puisqu'il (le "choix" des lettres) s'explique, d'un point de vue spinoziste, d'une façon qui ne nous permet pas d'invalider la proposition dont nous discutons (E2P49).
Cordialement,
Louisa