volonté et entendement: un problème logique

Questions et débats touchant à la doctrine spinoziste de la nature humaine, de ses limites et de sa puissance.
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hokousai
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Messagepar hokousai » 06 juil. 2008, 15:28

à Jvidal

Mais en disant cela, on s'interdit de faire la distinction cartésienne entre les représentations, et les opérations sur les représentations.


Lorsque vous énoncez une proposition , vous assertez ( donc vous l’ affirmez )
Lorsque vous avez une représentation ( un concept ,une image mentale que sais je ? et hors d’une prédication) vous en assertez l’ existence( au moins mentale ) .
Je ne vois pas qu’on puisse échapper à l'affirmation ( ou à la négation laquelle est une manière d'affirmer encore )

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jvidal
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Messagepar jvidal » 07 juil. 2008, 11:34

Bonjour à tous,

Merci pour ces réactions. Je dois tenter de clarifier mon argumentation afin de la rendre plus claire.

La proposition que je discute est la 49 de l'Ethique 2: Dans l'Esprit il n'y a aucune volition, autrement dit aucune affirmation et négation, à part celle qu'enveloppe l'idée en tant qu'elle est idée.

Pour plus de clarté, en réponse à hokousai, je distingue entre la représentation qui peut être symbolisée par la phrase entre guillemets et l'assertion qui est le fait d'asserter la proposition en ôtant les guillemets ou accoler le prédicat de vérité à l'énoncé entre guillemets. Dire que "la neige est blanche" est un énoncé vrai est logiquement équivalent au fait de dire que la neige est blance (Tarski). Nier revient classiquement au fait de dire que l'énoncé entre guillemets est faux.

Supposons qu'il s'agisse de démontrer par l'absurde que l'énoncé disjonctif "la neige est blanche ou la neige n'est pas blanche" est un énoncé vrai. Si je m'exprime en suivant le langage de Spinoza, je dirai que, comme je n'ai aucune idée d'une neige (ni de quoi que ce soit) qui à la fois soit non-blanche et blanche (ou pour une chose naturelle quelconque qui puisse sous les mêmes rapports être qualifiée d'une manière déterminée et ne pas l'être), alors il est absolument vrai que la neige est blanche ou ne l'est pas. Que l'on m'arrête ici au cas où ma manière de m'exprimer ne soit pas authentiquement spinoziste. En attendant je suppose que je n'ai rien écrit qui ne soit conforme à la pensée de Spinoza, alors je poursuis.

La question que je pose maintenant est comment l'idée absurde d'une neige qui à la fois soit blanche et non-blanche a-t-elle pu me venir à l'esprit? Car si cette instance du tiers-exclu m'apparaît encore plus clairement que la lumière de midi, alors il reste à expliquer comment je peux faire référence à une idée absurde pour démontrer, si besoin est, l'évidence. La réponse spinoziste serait je crois de dire que l'évidence a bien pour négation l'absurde et c'est pourqoi le vrai, qui est à lui-même sa propre norme ou son propre index est aussi celle (ou celui) du faux. Mais comment alors rester cohérent avec l'idée que la volonté et l'entendement son une seule et même chose puisqu'alors l'absurde, qui est la négation de l'évidence, ferait aussi partie de l'entendement? C'est ici que Spinoza semble concéder un point crucial à Descartes:
j'accorde que la volonté s'étend plus loin que l'intellect, si par intellect on entend seulement les idées claires et distinctes

Il faut cependant préciser, toujours d'un point de vue spinoziste, que cette volonté qui s'étend plus loin que les idées claires et distinctes, en aucun cas n'est libre: la nécessité du faux ou de l'absurde est l'image inversée de la nécessité du vrai. La méthode de démonstration par l'absurde montre donc, d'un point de vue spinoziste, par contraste avec le plus obscur ce qui est le plus évident, et cela d'une façon totalement nécessaire, donc il est inutile de faire intervenir une quelconque volonté libre ni de distinguer l'évidence de l'affirmation de l'évidence, ou la négation de l'évidence de l'idée absurde elle-même. On me dira si je m'écarte encore de Spinoza en tentant de le traduire ainsi, mais je ne crois pas que ce soit le cas. Si je me suis correctement, c'est-à-dire spinozistement, exprimé, mon problème initial, celui de la compatibilité de la proposition 49 avec la méthode de réduction à l'absurde, subsiste-t-il? Il subsiste de manière très claire si je laisse aux spinoziste la charge de la preuve suivante:

- Expliquer comment, sans qu'intervienne jamais l'idée d'une quelconque liberté de choix, on peut décrire la formalisation de la méthode générale de la réduction à l'absurde. Bref, comment un spinoziste sait-il que les expressions suivantes:

[A]
.
.
.
Contradiction
_________
~A

et

[~A]
.
.
.
Contradiction
__________
~~A

sont des expressions correctes de la méthode de la réduction à l'absurde? Conformément au nominalisme de Spinoza, ces expressions ne sont que des signes destinés à compenser la limitation de la mémoire est des mots: le non-A noté ici ~A n'apparaît comme un libre opérateur qu'en raison des limitations de ma pensée qui n'aurait nullement besoin de signes (ni d'ailleurs de démonstrations) si toutes les évidences apparaissaient en acte de manière singulières. Je crois encore une fois être fidèle à Spinoza. Fort bien.
Mais un spinoziste devra alors m'expliquer, sans faire intervenir évidemment l'indifférence ou la liberté de la volonté, pourquoi dans ces expressions j'ai choisi précisément A et non pas p ou une autre quelconque variable propositionnelle. On refusera évidemment la réponse selon laquelle j'ai la claire perception que tous les letrres se valent dès lors qu'il s'agit d'exprimer la généralité et que par conséquent je prends n'importe lequel. Car alors apparaît une opération de la volonté, or celle-ci doit être mécanique et non-libre si l'on est d'accord avec Spinoza. On acceptera, à la rigueur, la réponse de l'ami Leibniz qui se réfugie dans les raisons infinitésimales ou les petites perceptions, bien que cette théorie soit étrangère à la lettre de l'Ethique, mais on ne voit là aucune preuve, si ce n'est le remplacement de l'évidence reconnue par Descartes, "je choisis indifféremment", par une explication plus obscure et par définition invérifiable.

Pour finir, j'enfoncerai le clou par un problème encore plus difficile. L'argument suivant, emprunté à Quine (Méthode de Logique, chap. 24, pp. 145-146) n'est certainement pas évident par lui-même et a besoin d'un test pour etre vérifié:
Les personnes responsables des derniers enlèvements sont des spécialistes de psycholgie expérimentale.

Si aucun spécialiste de psychologie exéprimentale n'est connu de la police, alors aucun des anciens patrons du syndicats des trafiquants n'est spécialiste de psychologie expérimentale.

Donc, si l'un des anciens patrons du syndicat des trafiquants est responsable des récents enlèvements, alors quelques spécialistes de psychologie expérimentales sont connus de la police.

Exercice pour un spinoziste: utiliser la méthode de démonstration par réfutation, puis expliquer comment la méthode formelle qui n'est qu'une suite de signes, permet d'obtenir la connaissance du second genre qui est la connaissance de la vérité de la conclusion précédente: l'explication doit montrer comment l'absurdité de la supposition contraire ne relève pas des idées claires et distinctes mais des affects et montrer que l'esprit ne conçoit pas la négation en dehors des idées auxquelles elle s'applique.

N.B. Cette explication spinoziste doit apparaître plus claire et plus convaincante que l'explication suivante: nous possèdons une méthode formelle qui consiste à affirmer les hypothèses et à nier la conséquence; si la conjonction des prémisses et de la conséquence permet la déduction d'une contradiction assignable de façon claire et distincte, alors le syllogisme initial est valide. Nous avons à notre disposition plusieurs méthodes de vérifications formelles qui ont leurs mérites respectifs (tableaux sémantiques, arbres de Beth, méthode de déduction naturelle, méthode des séquents) et nous avons le choix de ces méthodes.
On voit que la description de ces méthodes entraîne des énoncés qui ne s'accordent pas avec le spinozisme car cette description
1) permet de définir les règles de l'application de la négation sans que l'on se soucie de la nature des énoncés auxquels la négation s'applique
2) montre que la contradiction logique est une idée claire et disctincte assignable par des méthodes formelles
3) que la formalisation de ces méthodes requiert l'invention et le choix
4) que l'on peut distinguer ce qui relève de la mécanisme et de la nécessité logique et ce qui relève de l'évaluation de la pertinence et de l'efficacité des méthodes, là où la volonté intervient dans le jugement, en vertu des buts proposés.

à bientôt,
Joseph
PS: je ne réponds pas ici aux remarques sur la philosophie analytique et sur la signification de la philosophie en général. Je répondrai à Louisa sur un autre forum de ce site, en précisant le sujet.

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Messagepar Faun » 07 juil. 2008, 12:01

j'ai retrouvé ceci dans une lettre de Spinoza, la 64 :

"Vous demandez aussi s'il faut poser autant de mondes qu'il y a d'attributs ? Voyez pour cela le scolie de la proposition 7, partie 2 de l'Ethique. Cette proposition pourrait se démontrer plus facilement par une réduction à l'absurde; je choisis habituellement cette forme de démonstration quand les propositions sont négatives, parce qu'elle s'accorde mieux à la nature des choses."

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Messagepar jvidal » 07 juil. 2008, 12:24

Merci de cette référence que j'avais oubliée.
Mais le moins que l'on puisse dire, c'est que ça n'est pas clair. Quand choisit-il cette forme de démonstration exactement? Quand la proposition qui est à démontrer est négative ou quand celle dont on part, celle qui est niée pour aboutir à une contradiction est une simple négation? Si j'en juge d'après les propositions de l'Ethique 1 qui sont prouvées par l'absurde, ce ne sont pas des propositions négatives qui sont prouvées, mais des propositions positives dont la négation est absurdes. Voir par exemple E.1, prop. 11.
Joseph Vidal-Rosset
Université de Nancy 2 - Archives Poincaré
Département de philosophie

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Messagepar hokousai » 07 juil. 2008, 15:38

à Joseph


je dirai que, comme je n'ai aucune idée d'une neige (ni de quoi que ce soit) qui à la fois soit non-blanche et blanche (ou pour une chose naturelle quelconque qui puisse sous les mêmes rapports être qualifiée d'une manière déterminée et ne pas l'être), alors il est absolument vrai que la neige est blanche ou ne l'est pas.


Vous n’avez rien écrit qui ne soit conforme à la pensée ordinaire.(en vertu du principe de non contradiction )

La question que je pose maintenant est comment l'idée absurde d'une neige qui à la fois soit blanche et non-blanche a-t-elle pu me venir à l'esprit?


Je dirais que ce n’est pas cette idée qui vous est venue à l’esprit mais l’ idée d’une neige blanche ou non blanche .
Car l’affirmation d’une neige blanche et non blanche n’est pas une idée( c’est à dire pas un concept que l’esprit forme , pas plus que l’ affirmation de cercle carré ,ou bien alors donnez moi une analyse du pseudo concept de cercle carré .
Il me semble qu’il y a confusion entre concept et énoncé de langage non signifiant .( n’en déplaise à Meinong qui serait bien incapable de me dessiner un cercle carré quand Carelman me dessine lui des objets introuvables . Essayez de me colorier une neige blanche et non blanche )

La reconnaissance des non sens fait parti de l’entendement et il y a affirmation du non sens et comment l’affirmation du sens se ferait sinon contre l’ affirmation du non sens ?( les deux se soutiennent ).

L’entendement est dans l’ embarras, certes , devant un paradoxe ou une proposition de langage non sensée mais c’est toujours l’entendement .Il va affirmer le sens ou le non sens de telle proposition .(et c’est le minimum de son travail )
Selon la grammaire des couleurs une neige blanche et non blanche est un non sens .
L’entendement à affaire avec une infinité potentielle de propositions qui non pas de sens .Il affirme alors cette absence de sens .( qu’il nie ou qu’il affirme il faut bien qu’une décision soit prise , elle l’est par l’entendement , par quelle instance voudriez vous qu elle soit prise ? )

hokousai

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Messagepar Louisa » 07 juil. 2008, 15:46

Joseph a écrit :Conformément au nominalisme de Spinoza, ces expressions ne sont que des signes destinés à compenser la limitation de la mémoire est des mots: le non-A noté ici ~A n'apparaît comme un libre opérateur qu'en raison des limitations de ma pensée qui n'aurait nullement besoin de signes (ni d'ailleurs de démonstrations) si toutes les évidences apparaissaient en acte de manière singulières. Je crois encore une fois être fidèle à Spinoza. Fort bien.


Bonjour Joseph,

merci de tes précisions.

Si tout ce que tu formules avant d'arriver au paragraphe ci-dessus me semble effectivement être tout à fait spinoziste, en ce qui concerne ce que tu dis ici j'avoue que je ne vois pas comment le retraduire en une pensée spinoziste.

Dire que les signes peuvent "compenser" la limitation de la mémoire et des mots ... y aurait-il l'une ou l'autre proposition/scolie/.. de l'Ethique qui pourrait justifier cette idée au sein même du spinozisme?

A mon avis non. Pour Spinoza, les mots sont eux-mêmes des signes, et rien d'autre. Or pour lui le propre du signe, c'est d'être équivoque: il laisse toujours une part d'ombre, de confusion. La vérité, elle, n'a pas besoin de signes. Elle ne se produit pas en compensant le défaut d'un signe par un autre signe. Les signes n'ont qu'une fonction: communiquer. Dans le cas de ton exemple: les signes (les lettres "A", le "~" etc.) communiquent une IDEE. Les signes sont des mouvements du corps (donc des modes de l'Etendue), qui quand on les écrit ou prononce provoquent un mouvement dans le corps du lecteur/auditeur. Son Esprit percevra ce mouvement, et produira une idée ayant ce mouvement pour objet. Cette idée sera, comme toute idée d'une image (= affection corporelle), mutilée et confuse. Ce n'est qu'après, dans un deuxième temps, que l'Esprit associera à cette idée d'autres idées, qui corrigeront la confusion propre à la première idée.

Première conclusion: le MOYEN de la communication, ce sont les SIGNES, tandis que CE QUI est communiqué, dans l'exemple ci-dessus, c'est une IDEE. Les premiers appartiennent à l'attribut de l'Etendue, la deuxième à l'attribut de la Pensée.

Deuxième conclusion: en effet, si nous étions capables de saisir tous les cas particuliers immédiatement, nous n'aurions pas besoin de la logique formelle (et même plus de logique tout court). Mais cette saisie d'une singularité en ce qu'elle a de singulier ne peut se faire que par le troisième genre de connaissance. Si les signes appartiennent au premier genre de connaissance, destinés simplement à communiquer (notamment des idées), et si comprendre un cas particulier dans sa singularité relève du troisième genre de connaissance, il reste le deuxième genre: celui se caractérise par le fait de saisir des RAPPORTS entre les choses. Ces rapports sont ce que les choses ont en commun, ce qui ne constitue l'essence singulière d'aucune d'entre elles (je laisse pour l'instant de côté les références au texte, histoire de ne pas trop alourdir mon propos). Si le deuxième genre de connaissance est bel et bien le domaine de la raison, c'est donc parce que la raison ne fait que cela: comparer deux ou plusieurs idées entre elles, pour essayer de saisir les rapports "logiques", rapports que Spinoza désigne par les mots de "convenance, différence, opposition". Par conséquent, ce dont nous disposons pour pouvoir réellement "compenser" le fait que nous ne pouvons pas sans cesse tout voir véritablement dans sa singularité, tandis que les signes ne nous donnent qu'une connaissance confuse, c'est donc non pas quelque chose de l'ordre des signes (1e genre de connaissance, inadéquat), mais la Raison.

Voyons maintenant dans quelle mesure cela nous aide à résoudre le problème que tu nous soumets.

Joseph a écrit :Mais un spinoziste devra alors m'expliquer, sans faire intervenir évidemment l'indifférence ou la liberté de la volonté, pourquoi dans ces expressions j'ai choisi précisément A et non pas p ou une autre quelconque variable propositionnelle. On refusera évidemment la réponse selon laquelle j'ai la claire perception que tous les letrres se valent dès lors qu'il s'agit d'exprimer la généralité et que par conséquent je prends n'importe lequel. Car alors apparaît une opération de la volonté, or celle-ci doit être mécanique et non-libre si l'on est d'accord avec Spinoza. On acceptera, à la rigueur, la réponse de l'ami Leibniz qui se réfugie dans les raisons infinitésimales ou les petites perceptions, bien que cette théorie soit étrangère à la lettre de l'Ethique, mais on ne voit là aucune preuve, si ce n'est le remplacement de l'évidence reconnue par Descartes, "je choisis indifféremment", par une explication plus obscure et par définition invérifiable.


tu identifies ici l'ignorance de la cause du choix (en tant que moment d'indécision) à la possibilité de choisir autrement. Pour Spinoza, il faut distinguer les deux. Ne pas savoir que choisir signifie pour lui simplement ne pas (encore) connaître les causes pour lesquelles on va finalement opter pour l'un et non pas pour l'autre, au moment même où la nécessité de choisir se produit en nous.

Si tu es d'accord avec tout ce que je viens d'écrire (c'est-à-dire: si pour toi cela est effectivement conforme au spinozisme), la réponse au problème que tu poses doit maintenant être somme toute assez simple.

Sachant que les lettres sont des signes, et que si ce n'est pas la raison qui nous fait affirmer la nécessité d'utiliser ici tel ou tel signe/lettre (ce qu'elle ne fait pas, puisqu'effectivement, choisir p ou A n'a aucune importance pour le but que nous nous avons fixé: expliquer l'idée d'une réduction à l'absurde), ce sera l'imagination (au sens spinoziste) qui en est la cause. En effet, la cause du fait que le choix est visiblement tombé sur A, dans ton exemple, ne relève pas d'un "ordre pour l'intellect" mais de l'"ordre commun de la nature". Car si en lisant de la logique, ton oeil a été frappé davantage par des exemples utilisant le signe A, ton Esprit pensera plus vite à communiquer tes idées concernant la logique par cette lettre, au lieu de prendre B.

D'ailleurs, l'alternative que tu nous donnes le montre bien: tu ne demandes pas pourquoi tu n'as pas mis un B au lieu d'un A, tu demandes pourquoi tu n'as pas mis un p au lieu d'un A. Et en effet, la majorité des exemples de raisonnements formels en logiques utilisent ou bien des A, ou bien des p (en respectant, comme tu l'as fait spontanément, la distinction majuscule/minuscule), tandis qu'il est déjà beaucoup plus rare de rencontrer des exemples formels d'une reductio ad absurdum qui remplacent partout A par B. Par conséquent, si tu veux que le choix des signes soit libre, ou qu'une "volonté libre" a été la cause de ton choix, il faudrait non seulement pouvoir expliquer pourquoi tu as choisi A au lieu de p, mais surtout aussi pourquoi tu n'as même pas pensé à choisir B, sachant que comme tu le dis, n'importe quelle lettre aurait pu communiquer formellement l'idée d'une réduction à l'absurde.

Il me semble qu'entre-temps, la psychologie expérimentale a effectivement découvert des mécanismes semblables à ceux proposés par Spinoza. On peut penser notamment à l'expérience où l'on soumet à un échantillon de la population la question suivante: "On sait que la lettre par laquelle commence un prénom en français n'est pas n'importe laquelle, mais que certaines lettres reviennent beaucoup plus régulièrement que d'autres. De prime abord, quelles seraient selon vous les lettres les plus fréquents pour les prénoms francophones masculins?"

Résultat de l'expérience: les personnes qui ont un frère Patrick, qui s'appellent par exemple Philippe et qui ont un père qui s'appelle Pierre, répondent beaucoup plus que d'autres que la lettre la plus fréquente doit être la lettre "P".

Bien sûr, une telle expérience vaut ce qu'elle vaut. Je n'ai voulu la mentionner que pour illustrer l'idée proposée déjà par Spinoza lui-même en l'E2P18 sc.:

Spînoza a écrit :Par là nous comprenons clairement ce qu'est la Mémoire. Ce n'est en effet rien d'autre qu'un certain enchaînement d'idées qui enveloppent la nature des choses qui sont à l'extérieur du Corps humain, enchaînement qui se fait dans l'Esprit suivant l'ordre et l'enchaînement des affections du Corps humain. Je dis, premièrement, que c'est un enchaînement seulement des idées qui enveloppent la nature des choses qui sont à l'extérieur du Corps humain; et non des idées qui expliquent la nature de ces mêmes choses. Car ce sont, en vérité, des idées des affections du Corps humain, qui enveloppent la nature tant de celui-ci que des corps extérieurs. Je dis, deuxièmement, que cet enchaînement se fait suivant l'ordre et l'enchaînement des affections du Corps humain, pour le distinguer de l'enchaînement d'idées qui se fait suivant l'ordre de l'intellect, grâce auquel l'Esprit perçoit les choses par leurs premières causes, et qui est le même chez tous les hommes. Et de plus, par là nous comprenons clairement pour quelle raison l'Esprit, de la pensée d'une chose, tombe aussitôt dans la pensée d'une autre chose qui n'a aucune ressemblance avec la première; comme, par ex., de la pensée du mot pomum, un Romain tombera aussitôt dans la pensée d'un fruit qui n'a aucune ressemblance avec ce son articulé, ni rien de commun avec lui sinon que le Corps de cet homme a souvent été affecté par les deux, c'est-à-dire que cet homme a souvent entendu le mot pomum alors qu'il voyait ce fruit, ET C'EST AINSI QUE CHACUN, D'UNE PENSEE, TOMBERA DANS UNE AUTRE, SUIVANT L'ORDRE QUE L'HABITUDE A, POUR CHACUN, MIS DANS SON CORPS ENTRE LES IMAGES DES CHOSES. Car un soldat par ex., en voyant dans le sable des traces de cheval, tombera aussitôt de la pensée du cheval dans la pensée du cavalier, et de là dans la pensée de la guerre, etc. Tandis qu'un Paysan tombera, de la pensée du cheval, dans la pensée de la charrue, du champ, etc., et ainsi chacun, de la manière qu'il a accoutumé de joindre et d'enchaîner les images des choses, tombera d'une pensée dans telle ou telle autre.


Autrement dit: à mon sens le fait d'utiliser indifféremment la lettre A ou p lorsqu'on veut communiquer des idées relevant de la logique via une notation formelle, ne peut constituer une preuve contre l'idée que l'affirmation ou la négation est toujours enveloppée dans une idée et n'a pas d'existence réelle de manière abstraite, en tant que pur "rapport" isolé de ces termes (ou "opérateur", si tu veux), puisqu'il (le "choix" des lettres) s'explique, d'un point de vue spinoziste, d'une façon qui ne nous permet pas d'invalider la proposition dont nous discutons (E2P49).
Cordialement,
Louisa

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Messagepar jvidal » 07 juil. 2008, 16:40

Bonjour Louisa,

Merci pour m'avoir répondu. Rapidement je t'indique mes points de désaccord. Tu écris:

Dire que les signes peuvent "compenser" la limitation de la mémoire et des mots ... y aurait-il l'une ou l'autre proposition/scolie/.. de l'Ethique qui pourrait justifier cette idée au sein même du spinozisme?


Oui. Relis justement ce que Spinoza dit au sujet du terme de "volonté" qui s'applique précisément à un nombre infini (ou indéfini) de volitions singulières. Le scolie de la proposition 18 que tu cites va également dans ce sens. Il y a bien un passage dans l'Ethique, si ma mémoire est bonne, ou ailleurs chez Spinoza, où il précise que ce rôle des mots.

En ce qui concerne ma remarque, il ne faut pas confondre précisément le signe et l'idée. Je me suis encore mal fait comprendre: le problème n'est pas pour un Spinoziste d'expliquer le choix des lettres, mais d'expliquer le concept de varialbe; l'idée que l'on peut substituer indifféremment les valeurs de mon domaine à la variable afin de rendre l'énoncé vrai.

Prenons les choses encore autrement. Dans la notation suivante, pour un logicien classique, la formule

~~ ___ <=> ___

est valide, quel que soit l'énoncé qui remplace la place vide ___.

En revanche, si on adopte le point de vue intuitionniste, seul le conditionnel

___=> ~~___

est valide si l'on remplace ___ par le même énoncé à droite et à gauche du conditionnel, le biconditionnel précédent ne l'est pas.

Il n'y a aucune raison de supposer que Spinoza aurait adopté le point de vue intuitionniste en logique (à la différence de Descartes si celui-ci n'avait pas exprimé autant de mépris pour la logique), mais je ne vois rien chez Spinoza qui permette de rendre compte correctement de la validité de la première formule.

Cordialement et à bientôt,
Joseph

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Messagepar jvidal » 07 juil. 2008, 17:38

A hokousai: la perception de l'absurdité ou de la contradiction ne doit pas relever pour Spinoza de l'intellect au sens restreint, c'est-à-dire du domaine des idées claires et distinctes: comme il n'y a pas de perception de choses contradictoires (pas de modèle de la contradiction), la contradiction relève de la négation de ce qui est clair et distinct. D'où la difficulté à la concevoir d'un point de vue spinoziste, c'est mon avis, comme la négation de la tautologie, au sens de la logique classique: car il est évident que du point de vue de la logique classique, une contradiction est identifiable clairement et distinctement sur le modèle de (p & ~p). Or c'est le point de vue compositionnel que je défénds qui permet de rendre compte de cette idée claire et distincte de la contradiction, non la position moniste ou holiste de Spinoza qui refuse la dissociation de l'idée et l'affirmation ou de la négation de l'idée.

à bientôt,
Joseph

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Messagepar bardamu » 07 juil. 2008, 21:58

jvidal a écrit :(...)
Il n'y a aucune raison de supposer que Spinoza aurait adopté le point de vue intuitionniste en logique (à la différence de Descartes si celui-ci n'avait pas exprimé autant de mépris pour la logique), mais je ne vois rien chez Spinoza qui permette de rendre compte correctement de la validité de la première formule.
(...)

Bonjour Joseph,
quelques extraits d'un article de J.-L. Krivine, logicien s'il en est, qui devrait montrer pourquoi, à mon sens, le meilleur système logique actuel correspondant à Spinoza dérive de l'informatique ou de la correspondance Curry-Howard de manière générale :
J-.L. Krivine a écrit :Tout va changer avec une autre découverte importante de logique, qui a commencé dans les années 60 et qu’on appelle maintenant la correspondance de Curry-Howard ou correspondance preuves-programmes. A ses débuts et pendant fort longtemps, cette correspondance s’est appuyée sur la logique intuitionniste ; (...) Elle est identique à la logique usuelle (appelée logique classique) à ceci près que l’usage du raisonnement par l’absurde ou, ce qui revient au même, du tiers exclu, est interdit (rappelons que le raisonnement par l’absurde consiste à déduire une proposition A de la proposition « (non A) - > A » ; et que le tiers exclu est la proposition « A ou non A »).

La correspondance de Curry-Howard associe, à chaque preuve en logique intuitionniste, un programme, écrit dans un langage de programmation de bas niveau appelé lambda-calcul, introduit et étudié par Church puis Kleene, puis bien d’autres . . . Au début, cela n’a pas semblé révolutionnaire, puisque la logique intuitionniste est généralement considérée comme « constructive ». On trouvait donc normal qu’une preuve intuitionniste corresponde à un calcul. Par contre, le tiers exclu étant considéré comme non constructif, on était bien certain que la correspondance ne pouvait s’étendre à la logique classique. (...)

Avec toutes ces idées a priori, pas étonnant que ce soit, non pas un logicien, mais un informaticien du nom de Tim Griffin, qui ait découvert en 1990, l’instruction qu’il fallait associer au tiers exclu, permettant ainsi, contre toute attente, d’étendre la correspondance preuves-programmes à la logique classique. (...) Il faut noter que cette instruction existait depuis bien longtemps, dans beaucoup de langages de programmation, mais n’était bien sûr connue que des informaticiens.
Heureusement, Griffin ignorait qu’il n’avait pas le droit de se servir du raisonnement par l’absurde.
(...) nous savons donc maintenant associer un programme à chaque démonstration mathématique. Nous voyons maintenant un peu mieux ce que fait le mathématicien : il écrit des programmes en langage de bas niveau (comme l’assembleur) et il les type (la preuve d’un théorème s’identifie, en effet, au typage d’un programme écrit en lambda-calcul). Mais il reste un point à éclaircir : est-ce qu’il invente ces programmes de toutes pièces pour les faire tourner dans son ordinateur-cerveau personnel et celui de ses collègues ? ou bien est-ce qu’il se contente de lire des programmes déjà présents dans la mémoire morte de cet ordinateur ?
La réponse est facile, il suffit d’écrire une preuve d’un théorème non trivial même élémentaire, par exemple le théorème de Rolle pour fixer les idées. Considérons maintenant le programme obtenu qui occupe quelques pages de code. On n’a pas la moindre idée du comportement de ce programme et c’est bien là le problème le plus intéressant posé par la correspondance de Curry-Howard. Maintenant, il est clair que le mathématicien n’a rien programmé du tout, sinon il saurait à quoi peut servir le programme obtenu. Il s’est contenté de lire ce programme dans la mémoire morte de son cerveau.
Qui donc a écrit ces programmes ? La réponse s’impose d’elle-même : nous les possédons héréditairement comme toutes les autres caractéristiques de notre espèce.
(...)

Je voudrais revenir maintenant à la question de Wigner : pourquoi le monde physique est-il soumis à des lois mathématiques ? Pourquoi les planètes suivent-elles la loi de Newton (pas tout à fait d’ailleurs, la « vraie » loi est donnée par la relativité générale) ? pourquoi les ondes radio se conforment-elles aux équations de Maxwell ?
Nous venons de nous apercevoir que les lois mathématiques sont, en fait, des programmes écrits dans la mémoire morte de notre cerveau. Dire que le monde physique se conforme à de telles lois revient donc à dire qu’il se conforme à des programmes écrits dans notre cerveau. L’anthropocentrisme ridicule de cette affirmation saute aux yeux, (...) Mais non, bien sûr, c’est la terre qui tourne sur elle-même et autour du soleil et nous entraîne dans sa course ! C’est l’évolution qui a écrit ces programmes dans notre cerveau pour notre adaptation au monde qui nous entoure et ce n’est pas le monde physique qui se conforme à ces programmes. Maxwell, Newton et Einstein ont découvert les lois mathématiques et les équations qui portent leur nom, dans leur propre cerveau et non dans le monde physique.
Ces lois donnent une description remarquable de notre environnement, pour la bonne et simple raison que l’évolution a fait correctement son travail. Si ce n’était pas le cas, nous savons bien qu’il n’y aurait personne pour parler de tout cela.
A propos, je viens de vous donner un excellent exemple de raisonnement par l’absurde !

Si je traduis en langage plus spinoziste :
- la pensée est action, exécution de "programme" : Spinoza a dû distinguer entre idées adéquates/inadéquates et idées vraies/fausses, pour d'une part traduire la mécanique intrinsèque de la pensée où seule compte l'efficience propre (le programme tourne ou pas) et d'autre part le rapport classique de correspondance de l'idée à l'objet (Tarski ?).
- ce n'est pas l'homme qui choisit les programmes qu'il exécute, c'est la Nature qui exécute des programmes dont celui de l'homme
- plutôt que limiter la logique à l'évolution et notre cerveau comme Krivine, Spinoza irait jusqu'à l'ontologique : l'ordre et la connexion des idées est le même que l'ordre et la connexion des choses,
- tout est vrai dans la Nature mais pas n'importe comment, il faut aussi "typer" : êtres d'imagination, êtres de raison, êtres présents etc.

Au sujet d'une représentation formelle stricte du raisonnement par l'absurde ou du tiers-exclu dans un cadre "positif", c'est-à-dire où il y a déroulement de choses pleinement réelles (un ordinateur, ça calcule...), je pense qu'on pourra trouver quelque chose de convenable dans les travaux de Krivine. Faudrait chercher (page 5 dans ce doc p.e.)

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Louisa
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Messagepar Louisa » 07 juil. 2008, 22:30

louisa:
Dire que les signes peuvent "compenser" la limitation de la mémoire et des mots ... y aurait-il l'une ou l'autre proposition/scolie/.. de l'Ethique qui pourrait justifier cette idée au sein même du spinozisme?

Joseph:
Oui. Relis justement ce que Spinoza dit au sujet du terme de "volonté" qui s'applique précisément à un nombre infini (ou indéfini) de volitions singulières. Le scolie de la proposition 18 que tu cites va également dans ce sens. Il y a bien un passage dans l'Ethique, si ma mémoire est bonne, ou ailleurs chez Spinoza, où il précise que ce rôle des mots.


Bonjour Joseph,

il me faudra probablement une démonstration plus explicite avant que je puisse voir dans le scolie de l'E2P18 une confirmation de cette thèse. En attendant, précisons déjà que Spinoza dit effectivement qu'il y a des "termes" qui généralisent là où notre pouvoir d'imagination n'arrive pas à concevoir chaque cas particulier. Si c'est à cela que tu réfères, on pourrait citer le premier scolie de l'E2P40:

Spinoza a écrit :(...) j'ajouterai brièvement les causes d'où ont tiré leur origine les termes dits Transcendantaux, comme Etant, Chose, quelque chose. Ces termes naissent dece que le Corps humain, puisqu'il est limité, n'est capable de former en soi de manière distincte qu'un nombre précis d'images à la fois (j'ai expliqué ce qu'est l'image dans le Scolie Prop. 17 de cette p.); si ce nombre est dépassé, ces images commenceront à se confondre, et, si ce nombre d'images que le Corps est capable à la fois de former en soi de manière distincte est largement dépassé, elles se confondront toutes entièrement entre elles. Cela étant, il ressort évidemment du Coroll. Prop. 17 et de la Prop. 18 de cette p. que l'Esprit humain pourra imaginer de manière distincte autant de corps à la fois qu'il peut se former à la fois d'images dans son corps. Et, quand les images dans le corps se confondent entièrement, l'Esprit aussi imaginera tous les corps confusément sans aucune distinction, et les embrassera pour ainsi dire sous un même attribut, à savoir sous l'attribut de l'Etant, de la Chose, etc. Cela peut aussi se déduire de ce que les images n'ont pas toujours la même vigueur, ainsi que d'autres causes analogues à celles-ci, qu'il n'est pas besoin d'expliquer ici; car, pour le but que nous visons ici, il suffit d'en considérer une seule. Car toutes reviennent à ceci, que ces termes signifient des idées confuses au plus haut degré. Ensuite, c'est de semblables causes que sont nées les notions qu'on appelle Universelles, comme l'Homme, le Cheval, le Chien, etc., à savoir, parce que dans le Corps humain se forment tellement d'images à la fois, par ex. d'hommes, qu'elles dépassent la force d'imaginer, pas tout à fait, bien sûr, mais assez cependant pour que l'Esprit humain ne puisse imaginer les petites différences entre singuliers (à savoir la couleur, la grandeur, etc., de chacun) ni leur nombre déterminé, et n'imagine distinctement que ce en quoi tous, en tant qu'ils affectent le Corps, conviennent; car c'est cela qui, se trouvant dans chaque singulier, a le plus affecté le Corps; et c'est cela qu'il exprime par le nom d'homme, et cela qu'il prédique de l'infinité des singuliers. Car le nombre déterminé de singuliers, comme nous l'avons dit, il ne peut pas l'imaginer.


Cela signifie que tous ces termes généraux, qui désignent un ensemble de singuliers plus grand que celui dont on peut imaginer clairement et distinctement chaque membre séparément, sont des termes "abstraites", qui par là même désignent des idées confuses. Le mot ou le signe "Homme" ne rend pas notre idée de l'ensemble des hommes singuliers plus "claire", ce mot désigne au contraire une idée confuse, une confusion de tous les hommes singuliers au-delà de leur singularité. C'est pourquoi ce mot ne peut "compenser" la limite de notre imagination, il ne dépasse pas ses limites, il ne rend pas notre idée de cet ensemble plus claire. Il a bien plutôt comme effet de nous conduire en erreur, tellement même que la tradition philosophique a pu poser des essences "de genre", a pu croire en l'existence réelle de quelque chose qui dépasse la singularité.

C'est effectivement ainsi que Spinoza conçoit quelque chose comme "la volonté", dans le dernier scolie de l'E2. "L'intellect", "la volonté", "la pierreté", tout cela sont des "universaux", qui n'ont aucune existence réelle hors de notre Esprit, et qui restent des idées inadéquates. Seules les volitions singulières existent, et non pas une entité comme LA volonté. C'est pourquoi, quand il veut identifier la faculté de vouloir et la faculté d'affirmer et de nier, Spinoza a besoin de baser sa démonstration sur des volitions singulières, et non pas sur LA volonté. L'expression "la volonté" SUGGERE que nous pourrions compenser le défaut d'imagination distincte de tous les cas singuliers par un mot, mais Spinoza montre que de son point de vue, ce mot est une idée confuse. Au lieu de compenser un manque, il 'essentialise" le manque, rendant par là les choses pires encore.

Or tu lis ces scolies peut-être différemment?

Joseph a écrit :En ce qui concerne ma remarque, il ne faut pas confondre précisément le signe et l'idée. Je me suis encore mal fait comprendre: le problème n'est pas pour un Spinoziste d'expliquer le choix des lettres, mais d'expliquer le concept de varialbe; l'idée que l'on peut substituer indifféremment les valeurs de mon domaine à la variable afin de rendre l'énoncé vrai.


A mon sens les variables sont dans le spinozisme, tout comme les triangles etc., des "êtres de raison", des idées que notre Esprit forme en faisant abstraction de la singularité des choses existant "dans un temps et un lieu précis", pour en déduire certaines conclusions vraies. Or justement, il n'est pas du tout nécessaire de substituer à la variable une valeur du domaine pour rendre l'énoncé vrai. La réduction à l'absurde, par exemple, est un être de raison lorsqu'on en donne une version purement formelle. Après on peut l'appliquer à tel ou tel cas particulier, mais cette application, aussi correcte soit-elle, ne rendra pas plus vrai la réduction dans sa version formelle. Des déductions correctes sur base d'êtres de raison donnent lieu à des affirmations et vérités tout aussi nécessaires que quand on les fait sur base de cas particuliers. La seule différence, c'est qu'il faut bien tenir compte du fait qu'il s'agit d'être de raison et non pas d'êtres réels.

Inversement, ce n'est pas parce que nous formons une idée d'un être de raison et que nous en tirons des conclusions vraies, que des choses comme la négation puissent être considérées "en dehors" de toute idée. Il s'agit plutôt de conclusions qui valent "en dehors" du monde physique réel, concret, tandis qu'elles sont toujours indissociablement liées à des idées.

Joseph a écrit :
Prenons les choses encore autrement. Dans la notation suivante, pour un logicien classique, la formule

~~ ___ <=> ___

est valide, quel que soit l'énoncé qui remplace la place vide ___.

En revanche, si on adopte le point de vue intuitionniste, seul le conditionnel

___=> ~~___

est valide si l'on remplace ___ par le même énoncé à droite et à gauche du conditionnel, le biconditionnel précédent ne l'est pas.

Il n'y a aucune raison de supposer que Spinoza aurait adopté le point de vue intuitionniste en logique (à la différence de Descartes si celui-ci n'avait pas exprimé autant de mépris pour la logique), mais je ne vois rien chez Spinoza qui permette de rendre compte correctement de la validité de la première formule.


si l'on accepte que ceci ne sont que des signes, qui renvoient à des idées, j'avoue que je ne vois pas le problème. Les signes que tu utilises réfèrent ici à l'idée de ce que c'est qu'une négation. Dire qu'une double négation implique une affirmation et inversement, c'est rappeler une régle de la logique, celle-ci n'opérant que sur des êtres de raison. Mais encore une fois, cela signifie seulement qu'il n'y a rien de réel, existant hors de mon intellect, qui correspond à ces êtres de raison et aux vérités qu'on peut obtenir à leur sujet en raisonnant. Seulement, il ne s'agit que de règles opérant sur des idées, idées qui en l'occurrence ne réfèrent pas aux choses dans le monde. Après, on peut appliquer la même règle non plus à des êtres de raison mais à des êtres réels, ou plutôt: à des idées d'êtres réels. Mais cela signifie simplement qu'on va les appliquer à d'autres idées (que x devient a), idées de choses réelles, cette fois-ci.

Joseph a écrit :la perception de l'absurdité ou de la contradiction ne doit pas relever pour Spinoza de l'intellect au sens restreint, c'est-à-dire du domaine des idées claires et distinctes: comme il n'y a pas de perception de choses contradictoires (pas de modèle de la contradiction), la contradiction relève de la négation de ce qui est clair et distinct. D'où la difficulté à la concevoir d'un point de vue spinoziste, c'est mon avis, comme la négation de la tautologie, au sens de la logique classique: car il est évident que du point de vue de la logique classique, une contradiction est identifiable clairement et distinctement sur le modèle de (p & ~p). Or c'est le point de vue compositionnel que je défénds qui permet de rendre compte de cette idée claire et distincte de la contradiction, non la position moniste ou holiste de Spinoza qui refuse la dissociation de l'idée et l'affirmation ou de la négation de l'idée.


à mon sens, la contradiction est une idée tout à fait claire et distincte, chez Spinoza. Il s'agit d'une idée qui réfère à une chose impossible. Or l'homme peut parfaitement avoir une idée claire et distincte de ce qui est impossible. Il explique dans le scolie I de l'E1P33 comment:

Spinoza a écrit :Ensuite, ce sont ces mêmes raisons qui font aussi qu'une chose est dite impossible; c'est parce que, soit son essence ou définition enveloppe contradiction, soit parce qu'il n'y a pas de cause extérieure qui soit déterminée à produire une telle chose.


nous pouvons donc sans aucun problème former une idée d'une chose qui, quand on l'examine, s'avère être composée de deux idées contraires l'une à l'autre. Dès que nous avons compris cela, notre idée de la chose enveloppera cette contradiction ou négation. Dans ce cas, nous dirons que la chose est impossible, donc ne peut exister. Il a bien sûr fallu d'abord DEVELOPPER les idées enveloppées dans cette idée composée, avant de pouvoir avoir une idée claire et distincte de la contradiction qu'elle enveloppe. Mais cela ne rend l'idée de la contradiction pas moins claire, une fois qu'on l'a.

La contradiction n'est donc pas la négation de ce qui est claire et distincte. La contradiction est une idée affirmative, une idée qui affirme l'impossibilité d'une autre idée, une idée composée de deux idées contraires. Cette idée composée était clairement, une fois qu'on a découvert la contradiction, une idée "fictive", à laquelle ne correspond aucune réalité hors de l'intellect. Mais il n'est nullement nécessaire que la contradiction porte sur l'idée d'une chose réellement existante (elle ne le pourrait pas, d'ailleurs) avant qu'elle puisse être claire et distincte. Il suffit qu'elle soit vraie, tout simplement. Et pour être vraie, elle doit désigner une idée d'une chose impossible, et non pas une idée confuse.

Pour le dire autrement encore: avant d'avoir découvert la contradiction, on peut croire que l'idée de cette chose réfère à quelque chose de possible, et alors en effet, nous avons de cette chose une idée inadéquate. Par exemple: je peux croire en l'existence d'un cheval ailé, et dans ce cas l'idée confuse est non pas l'idée d'un cheval ailé (qui peut être tout à fait claire et distincte), mais l'idée composée d'un cheval ailé et de sa possibilité d'existence. Comprendre en quoi cette existence est impossible, c'est ajouter à l'idée de l'existence du cheval ailé une deuxième idée, qui exclut cette existence. Quand l'Esprit constate cette deuxième idée et la compare avec la première, les deux idées étant parfaitement claires, il constate une contradiction, donc affirmera l'impossibilité ou inexistence du cheval ailé.

En te remerciant par avance de toute remarque/critique/... ,
A très bientôt,
louisa
Modifié en dernier par Louisa le 07 juil. 2008, 22:51, modifié 1 fois.


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