bardamu a écrit :... que "à l'existence d'une chose singulière selon la durée ne correspond en principe aucune constance dans l'essence incarnée" me semble quasi-tautologique si on se place d'emblée dans la durée, quasi-tautologique parce que je dirais plutôt "actualité" que durée (à cause de l'usage, discutable..., que je fais du terme durée pour parler des phénomènes naissance-mort, c'est-à-dire de la chaine infinie du fini dans laquelle s'exprime une essence).
Je ne sais pas trop si tu fais une distinction entre durée et actualité.
Je te retournerai bien la question, mais à l'inverse : je ne sais trop si tu sens le lien entre durée et actualité. Car le passé n'est plus, le futur n'est pas encore, et l'instant présent n'a pas d'épaisseur. Rien dans ces conditions n'est perceptible en vérité. La perception de l'existence des choses singulières est intimement lié à la perception innée de la durée, et se fait dans la durée, et se fait donc déjà, puisque l'actualité change dans la durée, de manière confuse.
Mais oui, heureusement, je fais la différence entre ce qui est (même si je ne le connais de fait que confusément) à un instant donné et ce qui change au cours du temps. Ce qui est à un instant donné c'est l'actualisation d'une essence divine modale finie, et cette essence est éternelle comme toute essence (puisque c'est l'essence de Dieu qui est éternel). En passant, ceci vaut que je perçoive clairement l'essence ou pas (en l'occurrence, c'est "pas", mais je vois quand-même clairement qu'il y a là un mode fini en acte, alors même, donc, que je ne le vois pas clairement dans son essence même.)
Mais je le répète : vouloir éliminer la perception selon le temps c'est totalement inconséquent, tant vis-à-vis de la réalité de l'Homme que vis-à-vis du texte de Spinoza (qui traite heureusement des mouvements - physiques ou mentaux - des modes finis, humains, et qui dit "mouvement", dit "évolution dans le temps".)
bardamu a écrit :Un truc que je ne suis pas sûr d'avoir saisi : tu conçois tout selon l'éternité mais j'ai l'impression que pour toi l'existence des "choses singulières" ne peut pas être conçues en dehors de la durée, c'est-à-dire que l'existence d'une chose singulière n'a de sens que comme existence dans la durée. Il y aurait alors une chose qui pour toi ne pourrait être conçue selon l'éternité, ce serait l'existence des choses singulières.
C'est cela, avec Spinoza.
Spinoza a écrit :PM1Ch4 : De la division faite ci-dessus de l’Être en être dont l’essence enveloppe l’existence et être dont l’essence n’enveloppe qu’une existence possible, provient la distinction entre l’éternité et la durée. Nous parlerons ci-après plus amplement de l’éternité.
Ce qu’est l’éternité. – Ici nous dirons seulement qu’elle est l’attribut sous lequel nous concevons l’existence infinie de Dieu.
Ce qu’est la durée. – Elle est l’attribut sous lequel nous concevons l’existence des choses créées en tant qu’elles persévèrent dans leur existence actuelle. D’où il suit clairement qu’entre la durée et l’existence totale d’une chose quelconque il n’y a qu’une distinction de Raison. Autant l’on retranche à la durée d’une chose, autant on retranche nécessairement à son existence. …
PM2Ch1 : Raisons pour lesquelles les Auteurs ont attribué à Dieu la durée. – La cause de cette erreur commise par les Auteurs est :
1° Qu’ils ont entrepris d’expliquer l’éternité, sans avoir égard à Dieu, comme si l’éternité pouvait se connaître en dehors de la contemplation de l’essence divine ou était autre chose que l’essence divine ; et cela même provient de ce que nous avons accoutumé, à cause de l’insuffisance du vocabulaire, d’attribuer l’éternité même aux choses dont l’essence est distincte de l’existence (comme lorsque nous disons qu’il n’implique pas contradiction que le monde ait été de toute éternité) ; et aussi aux essences des choses, alors que nous ne concevons pas les choses comme existantes : car nous appelons alors les essences éternelles.
2° Qu’ils attribuaient la durée aux choses en tant seulement qu’ils les jugeaient soumises à un changement continuel, non comme nous en tant que leur essence est distincte de leur existence.
3° Qu’ils ont distingué l’essence de Dieu, comme celle des choses créées, de son existence.
Ces erreurs, dis-je, ont été l’occasion d’erreurs nouvelles. La première fut cause qu’ils ne connurent pas ce qu’était l’éternité mais la considérèrent comme un certain aspect de la durée. La seconde, qu’ils ne purent facilement trouver la différence entre la durée des choses et l’éternité de Dieu.
La dernière enfin que, la durée étant seulement une affection de l’existence, comme ils distinguaient l’existence de Dieu de son essence, ils durent, ainsi que nous l’avons dit, lui attribuer la durée.
… une chose créée peut être dite jouir de l’existence parce qu’en effet l’existence n’est pas de son essence ; mais Dieu ne peut être dit jouir de l’existence, car l’existence de Dieu est Dieu lui-même ; de même aussi que son essence ; d’où suit que les choses créées jouissent de la durée, mais que Dieu n’en jouit en aucune façon.
… toutes les choses créées, tandis qu’elles jouissent de la durée et de l’existence présente, ne possèdent en aucune façon la future, puisqu’elle doit leur être continûment accordée ; mais de leur essence on ne peut rien dire de semblable. Quant à Dieu son existence étant son essence nous ne pouvons lui attribuer l’existence future ; car cette existence qu’il aurait dans l’avenir lui appartient en acte dès à présent ; ou, pour parler plus proprement, une existence infinie en acte appartient à Dieu de la même façon qu’un entendement infini lui appartient en acte. Cette existence infinie je l’appelle Éternité, et il ne faut l’attribuer qu’à Dieu, mais non à aucune chose créée, alors même que sa durée serait illimitée dans les deux sens. …
PM2Ch10 : ...Il n’a point existé de temps ou de durée avant la création. – 4° Enfin, avant la création nous ne pouvons imaginer aucun temps et aucune durée, mais le temps et la durée ont commencé avec les choses. Car le temps est la mesure de la durée ou plutôt il n’est rien qu’un mode de penser. Il ne présuppose donc pas seulement une chose créée quelconque, mais avant tout les hommes pensants. Quant à la durée, elle cesse où les choses créées cessent d’être et commence où les choses créées commencent d’être ; je dis les choses créées, car nulle durée n’appartient à Dieu mais seulement l’éternité, nous l’avons montré plus haut avec une suffisante évidence. La durée suppose donc avant elle ou au moins implique les choses créées. Pour ceux qui imaginent la durée et le temps avant les choses créées, ils sont victimes du même préjugé que ceux qui forgent un espace par-delà la matière, comme il est assez évident de soi. ...
… ils imaginent le temps et la durée avant la création du monde et veulent qu’il existe une durée indépendante des choses créées comme d’autres une éternité hors de Dieu, et il est constant maintenant que l’une et l’autre opinions sont les plus éloignées qu’il se puisse de la vraie. ...
Enfin, pour ne pas perdre de temps ici à répondre à de futiles arguments, il suffit de prendre garde d’une part à la distinction établie entre l’éternité et la durée et d’autre part à ce que la durée sans les choses créées et l’Éternité sans Dieu ne sont intelligibles en aucune façon ; cela étant clairement vu, on pourra très facilement répondre à toute argumentation. Il n’est donc pas nécessaire de nous attarder ici davantage.
TRE : 100. … pour la série des choses particulières sujettes au changement, il serait impossible à la faiblesse humaine de l'atteindre, tant à cause de leur multitude innombrable qu'à cause des circonstances infinies qui se rencontrent dans une seule et même chose et peuvent être cause qu'elle existe ou n'existe pas ; puisque l'existence de ces choses n'a aucune connexion avec leur essence, ou, comme nous l'avons déjà dit, puisqu'elle n'est pas une vérité éternelle.
E1A7 : Quand une chose peut être conçue comme n’existant pas, son essence n’enveloppe pas l’existence.
E1P17S : … .un homme est cause de l’existence d’un autre homme, non de son essence. Cette essence, en effet, est une vérité éternelle, et c’est pourquoi ces deux hommes peuvent se ressembler sous le rapport de l’essence ; mais ils doivent différer sous le rapport de l’existence, et de là vient que, si l’existence de l’un d’eux est détruite, celle de l’autre ne cessera pas nécessairement. Mais si l’essence de l’un d’eux pouvait être détruite et devenir fausse, l’essence de l’autre périrait en même temps. …
E1P24 : L’essence des choses produites par Dieu n’enveloppe pas l’existence.
Corollaire : Il suit de là que Dieu n’est pas seulement la cause par qui les choses commencent d’exister, mais celle aussi qui les fait persévérer dans l’existence, et (pour employer ici un terme scholastique) Dieu est la cause de l’être des choses (causa essendi). En effet, alors même que les choses existent, chaque fois que nous regardons à leur essence, nous voyons qu’elle n’enveloppe ni l’existence, ni la durée ; par conséquent, elle ne peut être cause ni de l’une ni de l’autre, mais Dieu seul, parce qu’il est le seul à qui il appartienne d’exister (par le Coroll. 1 de la Propos. 14). C. Q. F. D.
E5P23 : L’âme humaine ne peut entièrement périr avec le corps ; il reste quelque chose d’elle, quelque chose d’éternel.
Démonstration : … nous n’attribuons à l’âme humaine aucune durée qui se puisse déterminer dans le temps, si ce n’est en tant qu’elle exprime l’existence actuelle du corps, laquelle se développe dans la durée et peut se déterminer dans le temps ; en d’autres termes (par le Coroll. de la Propos. 8, part. 2), nous n’attribuons à l’âme une durée que pendant la durée du corps. Toutefois, comme ce qui est conçu par l’essence de Dieu avec une éternelle nécessité est quelque chose, ce quelque chose, qui se rapporte à l’essence de l’âme, est nécessairement éternel (par la Propos. précéd.). C. Q. F. D.
Scholie : … on ne peut dire que notre âme dure, et son existence ne peut être enfermée dans les limites d’un temps déterminé qu’en tant qu’elle enveloppe l’existence actuelle du corps ; et c’est aussi à cette condition seulement qu’elle a le pouvoir de déterminer dans le temps l’existence des choses et de les concevoir sous la notion de durée.
E5P29 : Tout ce que l’âme conçoit sous le caractère de l’éternité, elle le conçoit non pas parce qu’elle conçoit en même temps l’existence présente et actuelle du corps, mais bien parce qu’elle conçoit l’existence du corps sous le caractère de l’éternité.
Démonstration : L’âme, en tant qu’elle conçoit l’existence présente du corps, conçoit la durée, laquelle se détermine dans le temps, et elle n’a, par conséquent, que le pouvoir de concevoir les choses en relation avec le temps (par la Propos. 21, part. 5 et la Propos. 26, part. 2). Or, l’éternité ne peut se déterminer par la durée (en vertu de la Déf. 8, part. 1 et de l’Explication qui la suit). Donc l’âme, sous ce point de vue, n’a pas le pouvoir de concevoir les choses sous le caractère de l’éternité ; mais comme il est de la nature de la raison de concevoir les choses sous le caractère de l’éternité (par le Coroll. 2 de la Propos. 44, part. 2), et qu’il appartient aussi à la nature de l’âme de concevoir l’essence du corps sous le caractère de l’éternité (par la Propos. 23, part. 5), et comme enfin, hormis ces deux choses, rien de plus n’appartient à l’essence de l’âme (par la Propos. 13, part. 2), il s’ensuit que cette puissance de concevoir les choses sous le caractère de l’éternité n’appartient à l’âme qu’en tant qu’elle conçoit l’essence du corps sous le caractère de l’éternité. C. Q. F. D.
Scholie : Nous concevons les choses comme actuelles de deux manières : ou bien en tant que nous les concevons avec une relation à un temps ou un lieu déterminés, ou bien en tant que nous les concevons comme contenues en Dieu et résultant de la nécessité de la nature divine. Celles que nous concevons de cette seconde façon comme vraies ou comme réelles, nous les concevons sous le caractère de l’éternité, et leurs idées enveloppent l’essence éternelle et infinie de Dieu, ainsi que nous l’avons montré dans la Propos. 45, part. 2 ; voyez aussi le Scholie de cette Proposition.
E5P30Dm : … concevoir les choses sous le caractère de l’éternité, c’est concevoir les choses en tant qu’elles se rapportent, comme êtres réels, à l’essence de Dieu, en d’autres termes, en tant que par l’essence de Dieu elles enveloppent l’existence. …
Lettre 12 : … nous concevons l’existence de la substance comme entièrement différente de celle des modes. Et de là vient la distinction de l’éternité et de la durée ; car il n’y a que l’existence des modes qui tombe dans la durée ; celle de la substance est dans l’éternité, je veux dire qu’elle consiste dans une possession infinie de l’être (essendi).
bardamu a écrit :A ces idées (que tu les aies vraiment ou pas...), j'opposerais les textes suivants (les numéros entre crochet sont utilisés plus bas) :
E5p23 dém. : (...) comme ce qui est conçu par l'essence de Dieu avec une éternelle nécessité est quelque chose, ce quelque chose, qui se rapporte à l'essence de l'âme, est nécessairement éternel [1].
Concevoir par l'essence de Dieu et concevoir sous l'aspect de l'éternité sont synonymes (voir extraits plus haut.)
bardamu a écrit :E5p23 scolie : (...)
... je pars du principe que l'existence est une expression de l'essence. Si on conçoit cette expression dans l'actualité (conatus) on a l'existence selon la durée et le temps, si on la conçoit selon l'éternité on a l'existence éternelle.
L'existence se fait toujours comme manifestation d'une essence (ce que la chose est) et l'essence est éternelle. Mais l'existence en tant qu'incarnation d'une essence précise ne l'est pas (car ce qui est éternel est sempiternel lorsque vu selon le temps.)
Toutefois l'essence est éternelle en Dieu, dont l'existence, cette fois et pour lui seul, ne se distingue pas de l'essence. Conclusion : l'existence d'une chose singulière n'est pas éternelle, mais l'existence de Dieu si, qui s'exprime dans toute existence de chose singulière. C'est ce que signifie "mode", soit "mode de manifestation" : c'est concevable non en soi mais en Dieu, et quand on conçoit en Dieu, on conçoit sous l'angle de l'éternité (ce qui ne gomme pas le sens inné du temps.)
bardamu a écrit :A cette existence éternelle d'une chose singulière ne peut correspondre une idée du premier genre de connaissance (mémoire) ni une idée du second genre dont on ne tire la connaissance d'aucune essence de chose singulière. Il ne reste que le 3e genre qui porterait alors bien son nom de Science Intuitive si l'idée est une "sensation", une sensation intellectuelle comme il y a un amour intellectuel.
Je dirais donc : "existence vue sous l'aspect de l'éternité", autrement dit comme étant non du tout en soi mais en Dieu. Je ne reviens pas sur le fait que le troisième genre porte sur la même chose que le deuxième mais vu intuitivement... Mais effectivement, de même que la réalité de Dieu est la base de la base de la Raison, le sommet de la connaissance du troisième genre c'est de voir en tout la manifestation de Dieu. Il n'y a nullement pour cela à voir adéquatement l'essence d'une chose singulière en tant que singulière, ce qui est impossible (tant par l'inadéquation des sensation, que du point de vue du changement permanent), il suffit de voir qu'il y a là une chose singulière en acte.
bardamu a écrit :Ce qui vient ci-dessous est en bonus mais je préfèrerais qu'on se concentre sur la partie ci-dessus, savoir si j'ai bien compris tes idées et où tu verrais une faille dans mon raisonnement. Le point essentiel sur ta pensée serait pour moi de savoir si tu considères effectivement que l'essence d'une chose singulière est concevable selon l'éternité mais pas son existence, ou bien que "existence éternelle" peut s'appliquer à une chose singulière (au moins notre esprit).
Existence éternelle n'appartient qu'à Dieu et nullement à une chose singulière, comme les extraits ci-dessus le montrent abondamment. Mais comme tout est en Dieu, voir les choses en Dieu c'est les voir sous l'aspect de l'éternité, y compris l'existence passagère des choses singulières.
Serge
Connais-toi toi-même.