Bardamu a écrit :Bonjour PhiPhilo,
je crois que tout le monde a compris ici combien l'éthique de Spinoza s'opposait à la morale théologique. Pour autant, je crois qu'il faut prendre en compte que chacun utilise le langage qui convient à sa sensibilité et qu'on tombe facilement dans des polémiques d'un intérêt douteux où chacun se fait plaisir à affirmer sa "complexion" si on ne s'élève pas au-delà des premiers effets de la lecture.
Et puis on peut penser que Spinoza n'aurait pas été si dérangé qu'on considère l'Ethique comme un "catéchisme" (du grec katékhein, enseigner, informer). Son souci d'indiquer aux hommes son idée de Dieu, de ne pas être confondu avec les athées de son temps (lettre XLIII à Osten), de préserver une certaine idée de la religion me semble montrer une attention à l'esprit de l'époque. On peut bien sûr se placer dans un anachronisme et évaluer à partir de nos notions ce que signifie athéisme ou religion mais je crois qu'il ne faut pas s'étonner qu'on voit de la morale chez Spinoza puisque le style d'écriture de l'Ethique n'en est pas si éloigné.
Comme je disais plus haut, on voit mal un Nietzsche ou un Deleuze tenter de faire un usage positif du mot "religion" mais Spinoza essaie.
Cher Bardamu,
je lis que vous "participez à l'administration de ce site" et je ne sais si, à ce titre ce dois vous admirer ou vous plaindre. Sachez en tout cas que mon respect vous est acquis et que c'est la raison pour laquelle je voudrais, en guise d'ultime message sur ce forum, vous ouvrir mon coeur.
Figurez-vous que j'enseigne la philosophie (j'entends déjà ricaner les crétins ! mais, comme le disait Sacha Guitry, je crois, si ceux qui disent du mal savaient ce que je pense d'eux ...) et que je n'ai eu de cesse, depuis de fort nombreuses années, de mettre en garde mes élèves et mes étudiants contre la nocivité des forums de philosophie sur internet. Moi qui ai connu, eu début des années 80 les fameux "cafés philo", tant décriés à l'époque aux motifs qu'il s'y trouvait plus de café que de philo, qu'on y côtoyait moins Kant que Kanterbrau, etc., je vous prie de croire que, en comparaison avec les forums de philosophie sur internet, on y avait des échanges dignes de séminaires pour doctorants ! C'est une certitude que je me suis forgée petit à petit, que l'expérience confirmait tout autant que la raison (l'anonymat ou, plus exactement, le "pseudonymat" est manifestement plus propice au crétinisme qu'à la vérité et à la rationalité en général) qui avait fini par avoir la solidité des minéraux à sédimentation lente jusqu'à ce que je tombasse, par hasard, sur "Spinoza et Nous" vers le milieu de 2008. Une première exploration de ce site, consacré à un seul auteur (et quel auteur !) documenté et structuré comme il l'était, ne pouvait manquer d'être une exception à la règle empirique de dénigrement systématique des forums philosophiques que je m'étais édictée. J'inférais en effet implicitement que la qualité structurelle et documentaire d'un site impliquait nécessairement la qualité de sa fréquentation. Et comme, par ailleurs, je m'apprêtais à donner moi-même un cours sur l'
Ethique de Spinoza lors de l'année 2008/2009 (j'entends de nouveau glousser les abrutis !) sans être pour autant un spécialiste de cet auteur, je me mis à fréquenter avec enthousiasme la totalité des rubriques de "Spinoza et Nous", et même à participer à quelques discussions sur son forum, espérant y échanger thèses et arguments avec, sinon de vrais spécialistes de Spinoza, en tout cas de bons connaisseurs qui m'eussent éclairé sur les nombreuses difficultés de cet incommensurable chef d'oeuvre de construction intellectuelle que constitue la philosophie de Spinoza, et,
ipso facto stimulé pour relever le défi pédagogique que je m'étais lancé et qui, je ne vous le cache pas, m'effrayait un peu.
Dès les premiers échanges, force me fut de déchanter. En fait de, sinon spécialistes, du moins amateurs, de la philosophie spinozienne, j'y rencontrai essentiellement des participants ignares qui commettaient de grossières confusions conceptuelles, qui avaient toutes les difficultés à développer une argumentation, voire même qui peinaient à s'exprimer dans un français tout juste correct ! Le choc fut à la hauteur de mes espoirs (illusions ?). Je me retrouvai, à mon corps défendant, dans la position d'avoir à donner des leçons là où j'envisageais sérieusement d'en prendre. Je pris la chose du bon côté, me rappelant ce que disait l'aquinate dans
de Magistro, à savoir qu'on n'apprend jamais aussi bien que lorsqu'on enseigne. Et je me mis donc patiemment en devoir de corriger quelques-unes des innombrables absurdités, à commencer par les rédhibitoires manquements à la démarche philosophique, qu'on y ramassait, hélas, à la pelle. Cela ne manqua pas de m'irriter en me donnant la désagréable impression d'être confronté à un auditoire virtuel d'assez mauvaise qualité. Néanmoins, le surcroît de recherche textuelle et contextuelle et, ce que je croyais naïvement être l'exemplarité de ma démarche argumentative, me consolèrent momentanément de l'incongruité de ma tâche.
Mais, là où la désillusion se mua en rage et désespoir, ce fut de constater que, ceux que je prenais encore pour de mauvais étudiants, n'étaient en réalité, dans le meilleur des cas, que des adolescents boutonneux préoccupés principalement par un
ego que la moindre contrariété mettait dans des fureurs incroyables, et, dans le pire des cas, des chiens de garde d'une pensée unique abreuvée au bon moralisme judéo-chrétien et au plus pur psychologisme bourgeois. A deux ou trois exceptions près (je me souviens notamment d'un stimulant échange sur l'esthétique de Spinoza qui m'a fait prendre conscience combien Bach et Spinoza partageaient une même conception de la joie), en tout cas, il ne m'a jamais été donné de lire des remarques, philosophiquement encourageantes, telles que "ah bon ... tiens ... je ne l'avais pas vu comme cela ...", ou bien "tiens, c'est vrai ... si on en revient au texte d'origine ...", ou encore "en effet, tel commentateur de Spinoza dit que ...", etc. Au lieu de cela, nous n'eûmes droit qu'à deux sortes de réactions : "vous pensez comme nous, donc nous vous congratulons" ou bien, ce qui revient au même "vous ne pensez pas comme vous, donc nous vous excommunions".
Or, il me semble qu'on ne peut pas faire de la philosophie si
- comme le dit Nietzsche, on ne détruit pas les idoles : le fait de considérer un texte, quel qu'il soit, Spinoza en fût-il l'auteur, comme un dogme indépassable, caractérise, dans le meilleur des cas la démarche théologique, dans le pire des cas la démarche idolâtre, en tout cas, deux démarches qui sont à l'exact opposé de la méthode philosophique pour laquelle aucune forme de pensée n'est jamais lettre morte
- comme le dit Aristote, si on ne s'étonne pas : le fait de rabâcher sans cesse les mêmes pseudo-évidences sur Dieu, sur le monde et sur le moi, de ne faire qu'affirmer péremptoirement, apodictiquement, sans jamais se poser et sans jamais poser le moindre problème, sans jamais relever ou envisager la moinsdre difficulté, est certainement significatif du décervelage médiatique moderne, mais guère compatible avec l'esprit philosophique
- comme le dit Quine, si on ne fait pas une paraphrase contextuelle : sans aller, comme Barthes, jusqu'à prétendre qu'elle est toujours "fasciste", la langue n'est jamais neutre ; les mots n'ont une signification que dans tel contexte socio-historique et un autre dans tel autre,
a fortiori lorsque le texte d'origine a été traduit et retraduit ; il ne s'agit pas de trouver la clé de lecture qui nous fournirait le sens caché de quelque message ésotérique (cf.
supra), mais juste de montrer que toute traduction enveloppe interprétation et, qu'à ce titre, elle peut et doit être discutée
- comme le dit Platon, si on ne dialogue pas, c'est-à-dire, étymologiquement, si on n'explore pas toutes les possibilités du
logos (terme qui désigne, chez les Grecs, tout à la fois la parole et la raison) ; et pour cela, lorsqu'un argument est avancé, il faut commencer par en tenir compte : peut-on, sans absurdité, imaginer une partie de football où chaque joueur aurait pour intention de s'approprier le ballon et de le conserver (comportement normal chez les enfants d'âge pré-scolaire, après, cela devient furieusement pathologique) ? eh bien, c'est exactement ce qui se passe sur ce forum : il ne s'y rencontre le plus souvent que des soliloques régressifs où il est question de soi plus souvent que de Spinoza !
- enfin, comme le dit Wittgenstein, si on pratique l'abstraction, si on méprise le cas particulier : l'enjeu de la philosophie (tous les philosophes, me semble-t-il, sont d'accord sur ce point), c'est de vivre mieux, aussi est-il indispensable de mettre en relation ce que l'on comprend de la pensée d'un philosophe et l'application matérielle qui peut et doit en être faite pour jeter un éclairage nouveau sur les faits préoccupants qui agitent notre monde commun.
Et, que fait-on sur ce forum ? On se prosterne devant des gourous auto-proclamés, on débite des sornettes qui sont toutes prises pour paroles d'Evangiles, on ne communique qu'en (mauvais) français, on entretient un consensus d'autant plus facile à établir qu'il caresse le confort intellectuel dans le sens du poil, enfin on se satisfait de logomachies qui tournent à vide, faute de concerner la vie des hommes (juste un exemple : l'équivalence du droit et de la puissance chez Spinoza ne permettrait-elle pas de mieux comprendre la nature du conflit israëlo-palestinien ?). Bref, on bavarde, on
chatte comme disent les ados. Et comme, pour ce qui me concerne, j'ai dépassé l'âge de ces gamineries, je vous dis adieu. Et sans rancune.
PhiPhilo.
P.S. : en tout cas, longue vie à "Spinoza et Nous" qui, encore une fois, serait parfait, n'était ce lamentable forum !