Bardamu a écrit :le risque que je voyais dans tout ça, c'est Sade. Pas évident de convaincre un pur sadique qu'il mérite moins que le sage spinozien le nom d'humain et je dirais même qu'en toute logique le sadique tendra à appeler "humain" son semblable.
bonjour Bardamu,
disons que je n'ai pas encore tout à fait compris ce que tu veux dire par là.
Pour l'instant, je pense que du point de vue de Spinoza, les moralistes (tel que par exemple Blyenbergh) ont besoin de l'idée de la nature humaine comme une norme à atteindre, donc comme une cause finale. On définit alors cette nature humaine par la bonté et l'intelligence plus ou moins absolue (à l'"image" de la divinité elle-même). Or, comme les moralistes constatent que cette cause finale n'est pas très "efficace" (puisque peu de gens sont réellement d'une aussi grande bonté et intelligence), ils ont besoin d'inventer un dieu qui punit (lettre XXI) pour pouvoir obliger les gens à désirer cette norme. Ce qui veut dire qu'on désire cette "fin" ou ce modèle de l'homme parfait simplement par crainte d'un plus grand malheur.
Si j'aurais tendance à ne pas croire que Spinoza dans l'
Ethique a essayé de garder le même modèle pour essayer de le fonder "rationnellement" (comme certains l'ont proposé récemment), c'est parce que justement, dès le TIE Spinoza dit que ce dont il s'agit, c'est plutôt d'acquérir une
autre nature que celle que nous avons actuellement. Par conséquent, si dans une morale il faut essayer de devenir "humain", dans une éthique nous sommes toujours déjà humain, et c'est bien cela le problème. Car être humain signifie notamment désirer (cause efficiente) acquérir une autre nature, meilleure, alors qu'on ne voit pas comment cela pourrait être possible (à cause du déterminisme ontologique). Vouloir être autre que ce qu'on est, voici ce que Spinoza dans le TIE appelle précisément la "faiblesse" de l'homme.
Or une fois que l'on constate qu'on ne peut pas ne pas désirer cela, dit Spinoza, il vaut mieux essayer d'inventer une idée fictive qui peut servir de "modèle" de cette nature tout à fait nouvelle (et donc inhumaine!), afin d'avoir au moins l'idée la plus cohérente possible de cette nouvelle nature (ce qui deviendra l'idée de la nature du sage).
Mais ici cette idée n'a pas le statut d'une "norme", de quelque chose qui serait déjà là mais seulement en puissance (la Nature Humaine), qu'il faudrait essayer d'actualiser/réaliser. Le modèle n'a pas le rôle de cause finale, il n'est qu'un simple moyen, tout comme le plan de la maison est lui aussi un simple moyen pour pouvoir effectuer notre désir de nous protéger en construisant une maison (cause efficiente) - plan/modèle qu'il faudra changer dès que nous avons compris un peu plus ce que peut le Corps/une brique (donc modèle tout sauf immuable, éternel, "essentiel", mais évoluant au gré de l'évolution de nos connaissances; ainsi pourrait-on dire que vu les connaissances du XVIIe, exclure les femmes de la politique, comme le propose Spinoza dans le TP, était tout à fait logique, alors qu'avec ce qu'on sait aujourd'hui, c'est absurde et même "mal").
Inversement, une fois qu'on a compris que pour l'homme, le Bien "relatif" (relatif au modèle éthique) consiste à "comprendre", on peut aisément constater que le marquis de Sade n'est pas très libre, comme Spinoza le suggère dans la lettre XXI à Blyenbergh, puisqu'il n'a pas compris grand-chose de ce que le spinozisme propose comme modèle, il n'a même pas compris grand-chose tout court. Ce qui n'êmpêche en rien que lui aussi il a une puissance tout à fait actualisée, qu'il réalise lui aussi à sa façon la "nature humaine". Seulement, d'un point de vue spinoziste, il faudra dire qu'il a très peu compris et donc qu'il n'a qu'une puissance très faible.
Conclusion: la différence entre une morale et une éthique n'est peut-être pas que pour l'un le bien est relatif et pour l'autre non. Le bien est toujours, dans les deux cas, relatif à un "modèle". Ce qui les différencie, c'est plutôt le statut accordé à ce modèle: cause finale ou cause efficiente? But ou moyen? L'éthique spinoziste ne répond pas seulement "moyen", elle abolit en même temps toute causalité finale, et donc, comme l'a bien compris Kant dans la
Critique de la faculté de juger, toute explication par "l'intentionnalité". C'est là que se situe donc à mon sens le problème majeur, d'un point de vue moraliste: dans l'éthique spinoziste, on ne peut plus expliquer les comportements par un recours à "l'intention". Les comportements ne s'expliquent que sur base de causes efficientes. Les notions de bien et de mal restent ici tout aussi "relatives" c'est-à-dire liées au modèle éthique ou morale proposée, mais le modèle n'est plus une cause finale, il ne nous donne plus une idée de la norme qui serait déjà en nous en puissance mais qu'il faudrait actualiser pour devenir pleinement humain. Le marquis de Sade est tout aussi humain que nous ou qu'Alfred Eichmann, et c'est bien cela qu'il s'agit avant tout de comprendre. En même temps, la nature humaine (donc aussi celle des criminels) est également telle qu'elle désire acquérir une autre nature, plus forte. Et c'est du point de vue de ce modèle (cause efficiente) que l'on peut dire, comme le fait Spinoza dans la lettre XXI, que le criminel a moins compris de soi-même et du monde, et donc qu'il est moins libre (aussi bien l'éthique que la morale condamnent donc la criminalité, mais pour des raisons très différentes, et sans que cela ait les mêmes conséquences; ce qui fait que la ressemblance entre une morale et une éthique à mon avis n'est que superficielle, elle ne concerne que certains valeurs, mais pas du tout la base ontologique).
Autrement dit: aussi longtemps qu'il y a un modèle, on peut "juger" du bien et du mal. Mais dans une éthique, on ne pourra plus juger de manière abstraite, en fonction d'un modèle "en puissance", il faut juger de manière immanente, et alors c'est le fait même que de Sade n'a pas compris grand-chose qui constitue sa plus grande "punition", qui le rend très peu libre, qui lui donne très peu de Joies actives.
Enfin bon, voici en tout cas l'hypothèse que je suis en train d'explorer pour l'instant.
L.