Messagepar ShBJ » 01 avr. 2008, 16:10
A Enegoid, salut !
1) Certes, il n'existe pas de prop. 74 de la quatrième partie de l'Ethique, ni de passage du Traité Politique qui, à la lettre, dirait ce que vlcp croit pouvoir déduire (à mon sens à juste titre) en fait de ligne politique, des dernières propositions d'Ethique, IV. Dans l'appendice de cette même quatrième partie, il est cependant un texte qui épouse explicitement le point de vue d'une politique des sages, ne se contentant pas de faire de la politique le simple instrument de la conservation pacifique de soi des ignorants, ni du sage parmi eux - il est entendu que je m'accorde avec ceci, que les expressions "hommes vivant sous la conduite de la passion" et "hommes vivant sous la conduite de la raison" ne désignent des individus que dans des cas limites (le débile mental et le sage achevé) et signifient bien plutôt : telle action, ou telle idée, de tel homme à tel moment, dans la mesure où elle s'explique, soit par des causes extérieures, soit par la nécessité de sa propre nature.
Il s'agit du chapitre 8 de l'appendice : "Tout ce que nous jugeons, dans la nature des choses, être mauvais ou pouvoir nous empêcher d'exister et de jouir de la vie rationnelle, il nous est permis de l'éloigner de nous par la voie qui semble la plus sûre, et tout ce que nous jugeons, au contraire, être bon ou utile pour conserver notre être et jouir de la vie rationnelle, il nous est permis de le prendre pour notre usage, et d'en user de toutes les manières - et absolument parlant, le souverain droit de nature permet à chacun de faire ce qu'il juge lui être utile." Spinoza y mentionne bien la jouissance de la vie rationnelle, dont nous serions empêchés, comme une raison d'exercer notre souverain droit de nature.
2) Détruire tout ou partie de la cité vivant selon le décret commun ne revient certainement pas (ou pas directement) à détruire physiquement les hommes dont le sage estime avec raison (par définition) qu'ils peuvent lui être nuisibles au plus haut point en tant que passionnés : "Les âmes cependant ne se vainquent pas par les armes, mais par l'amour et par la générosité" (idem, ch. 11 et E, IV, 46).
3) Détruire tout ou partie de la cité vivant selon le décret commun, c'est détruire directement, par tous les moyens que les sages jugent utiles et prudents, son rapport propre de mouvement et de repos - ses institutions, ses valeurs, son système éducatif, et généralement tout ce qui assure et perpétue son fonctionnement habituel de transmission passionnelle des affects qui la définissent. En effet, "n'importe quel affect de chaque individu discorde de l'affect d'un autre autant que l'essence de l'un diffère de l'essence de l'autre" (E, III, 57). Détruire cette essence revient à tuer le corps social - non les parties (les hommes) qui le constituent, ce dont d'aucuns pourraient s'émouvoir : "Mais il faut remarquer ici que la mort survient au corps, c'est ainsi que je l'entend, quand ses parties se trouvent disposées de telle façon qu'elles entrent les unes par rapport aux autres dans un autre rapport de mouvement et de repos." (E, IV, 39, scolie).
4) Pour ce qui est de justifier juridiquement une telle pratique politique, Spinoza est on ne peut plus clair dans la lettre L : "Vous me demandez quelle différence il y a entre Hobbes et moi quant à la politique : cette différence consiste en ce que je maintiens toujours le droit naturel et que je n’accorde dans une cité quelconque de droit au souverain sur les sujets que dans la mesure où, par la puissance, il l’emporte sur eux. C’est la continuation de l’état de nature." La domination étatique comme l'insidieux contrôle social, qui interdisent au moins partiellement (c'est un euphémisme) de vivre selon la nécessité de sa propre nature, autrement dit sous la conduite de la raison, peuvent à bon droit être détruits si cette destruction n'entraîne pas un mal futur plus grand pour ceux qui en sont les agents (E, IV, 56, corollaire et son scolie). Le Traité Politique est à ce titre également limpide : "Il suit encore de ce qui précède, que chacun dépend du droit d'un autre aussi longtemps qu’il est soumis au pouvoir de cet autre, et qu’il relève de son propre droit dans la mesure où il peut repousser toute violence, venger comme il le juge bon le dommage qui lui a été causé, et vivre comme il lui plaît." (TP, II, § 9). Or l'homme libre vit selon la nécessité de sa propre nature, c'est-à-dire relève de son propre droit (identifié à sa puissance, TP, II, § 4).
5) Par conséquent, les hommes vivant sous la conduite de la raison sont à la cité vivant selon le décret commun comme les parasites ou les mauvaises habitudes sont au corps humain : de même que "les parties composant le corps humain n'appartiennent pas à l'essence du corps lui-même, si ce n'est en tant qu'elles se communiquent les unes aux autres leurs mouvements selon un certain rapport précis, et non en tant qu'on peut les considérer comme des individus"(E, II, 24, démonstration), de même l'homme libre, en tant que libre, n'appartient pas à l'essence du corps social.
Soit l'alcoolisme comme exemple (fréquent chez Spinoza) de mauvaise habitude - l'alcool qui compose une partie du corps de l'ivrogne n'appartient pas à son essence, et a même tendance à la détruire, mais rentre tout de même, tant que le corps de l'ivrogne est assez puissant pour persévérer dans son être, dans des rapports de mouvement et de repos avec les parties du corps de l'ivrogne qui caractérisent son essence. Appartiennent donc au corps de l'ivrogne, et par suite à sa manière de persévérer dans son être d'ivrogne, des parties provenant des corps extérieurs, dont il a besoin pour se régénérer (E, II, 13, postulat 4) mais qui par là même le détruisent lorsque, par la puissance, elles l'emportent sur tout (mort biologique) ou partie (maladie, opération, désintoxication forcée, etc.) du corps de l'ivrogne.
Or il convient de remarquer que cette destruction n'en est une que du point de vue du rapport dominant de mouvement et de repos - celui de l'ivrogne, celui de la cité vivant selon le décret commun. Du point de vue de Dieu, qui est celui des sages, il n'y a que des compositions - du point de vue de la prétendue prop. 74, qui est celui des sages, il y a composition lorsque les rapports passionnels caractéristiques de la cité sont détruits.
Tiens-toi en joie bonne et contentement serein.
Modifié en dernier par
ShBJ le 22 juin 2008, 01:36, modifié 2 fois.