Henrique a écrit :(...) On se plaît aujourd'hui à présenter le fou comme plus libre que le commun des mortels. Cela va bien avec la tendance irrationnaliste qui accompagne la vague néo-libérale : chacun pense ce qu'il veut tant qu'il ne nuit pas à la sérénité du marché, il n'y a pas d'erreur de jugement possible en matière éthique. Pour être heureux, il suffit de se croire heureux : c'est tellement plus pratique de maintenir ce préjugé dans les consciences, par et pour la publicité, la marchandisation du monde. Il ne faut jamais avoir mis les pieds dans un hôpital psychiatrique pour croire qu'il suffit de se croire heureux pour l'être vraiment.
Cher Henrique,
Juste sur ce point : je ne suis pas vraiment d'accord avec toi, je pense que (et pour Spinoza et "en vrai") la sensation de joie correspond à une joie réelle (= un passage à plus de réalité-perfection), le problème est celui de la durée. Pour le dire rapidement (et je sais de quoi je parle), la différence entre la joie de l'ivrogne (qui est réelle, j'insiste) et celle du philosophe est que celle de ce dernier ne donne pas la gueule de bois... D'où l'insistance de Spinoza sur les tristesses utiles, bonnes, et les joies nocives, mauvaises, et sur l'utilité des premières pour combattre les secondes.
Autre cas : la joie de l'orgueilleux (qui se sent plus que de juste :
qui de se plus justo sentit) est réelle et constante, ce qui au fond la rapproche de la fameuse "béatitude" (manque évidemment le juste sentiment de soi-même). Et, si Spinoza se fend d'un très court scolie pour dire que l'"abject" (qui se sent moins que de juste :
qui de se minus justo sentit) a des chances de s'en tirer, il ne dit rien de l'orgueilleux... La conclusion qu'il me semble qu'il faut en tirer est tout simplement que, pour que l'orgueilleux ait des chances de parvenir à la béatitutde, il faut qu'il en prenne plein la gueule (s'attriste donc), ce qui ne peut venir que de l'extérieur, puisque de lui-même, bien évidemment, il ne s'attristera pas (d'où par exemple, la proposition sur l'amour de l'orgueilleux pour les flatteurs et les parasites, ces derniers lui donnant l'illusion de la générosité).
Etc. Je me demande si avec tout ça, je ne me suis pas éloigné du sujet du post...
Autre point qui me vient à l'esprit : il y a dans la littérature un personnage très proche de Don Quichotte (mais le ton du roman est plus tragique), c'est une petite-bourgeoise normande qui a lu trop de romans d'amour et finit par se suicider à l'arsenic. Il y a, dans ce même roman, un personnage de pharmacien qui, lui, vit sans illusion et tient compte du réel (du moins argent et honneurs) : M. Homais, homme de science s'il en est... Et il est fort possible que Emma Bovary, quand elle a fait l'amour, a connu des moments de béatitude éternelle (je pèse mes mots - l'éternité est divine, même si, pour nous, êtres de durée, elle est passagère) que M. Homais ne connaîtra jamais...
Et au moins on peut dire que ni Emma ni l'hidalgo n'ont peur : ils affrontent et combattent, et de plus sont généreux (une souillon devient Dulcinée, femme idéale, les amants d'Emma, minables dragueurs, deviennent des princes charmants, etc.)... Après tout, Napoléon ou Hitler n'ont-ils pas créé du réel (et dont nous sommes conséquences) à partir de leur rêve ? (Cela au sujet de la réflexion sur l'idéal et le réel.)
Bon, tout ça en vrac. Mais disons que j'essaie de réfléchir à tous ces points.
Portez-vous bien
PS - Pour Korto, au sujet d'un Spinoza non "poétique" : je me demande quel sens tu donnes au mot "poésie", mais Spinoza est quelqu'un qui sait écrire et décrire le réel dans son style très personnel, à la fois rigoureux et concis, tout en sachant parfois s'étendre quand il le faut. Il suffit de lire quelques scolies comme celui sur le non-refus à Dieu de l'attribut Etendue (
Ethique I, 15 S), celui sur la jalousie, le très long de la partie III, prop. 2 (sur la non-causalité entre le corps et l'âme). Il me fait parfois penser à La Rochefoucauld ou René Char (entre autres).
Autre remarque : pour être véritablement polémiste, il faut du talent. Voir Voltaire, par exemple (j'ai cité quelque part un poème de lui où il sait être totalement injuste mais au moins drôle), et l'infâme mais génial Céline (je maintiens les deux termes), etc.
Bon, sur ce, assez de bavardage pour aujourd'hui...