La philosophie de Spinoza que j'appelle philosophie de l'affirmation enseigne à être dur. La vertu est force : les actions qui suivent du mental en tant qu'il comprend sont nommées
fortitudo (E3P59S), ce qui se traduit d'abord par "solidité" et par extension "force d'âme". Appliquée à soi-même, la vertu est
animositas, ce qui signifie d'abord ardeur, courage puis chez beaucoup de traducteurs "fermeté d'âme". Mais le terme de courage me semble plus exact, car c'est à la fois un terme plus courant et plus proche du sens pratique de l'animositas. Le courage, c'est le contraire de la crainte, de la paresse, du laisser-aller à la tristesse, à l'abattement, à la complaisance pour sa propre faiblesse dans toutes ses modalités possibles. Etre courageux, c'est étymologiquement avoir du coeur. Et premièrement, avoir du coeur, ce n'est pas s'affliger des malheurs d'autrui - ce qui revient à ajouter de la faiblesse à la faiblesse - c'est se tenir fermement dans l'être : bien digérer (ne pas avoir mal au coeur), supporter les difficultés, être vivant sachant que quand le coeur ne bat plus, c'est la mort. Et tirer du plaisir de cette force.
L'homme vertueux n'hésite pas à affirmer sa force et à tirer de la joie de cette affirmation. Mais s'il ne s'affaiblit pas avec les faibles, il ne cherche pas non plus à les affaiblir encore pour pouvoir affirmer sa force, autrement dit à les dominer. Affirmer (=se tenir fermement dans) sa force adéquatement signifie chercher à affermir ce qui est faible :
non frangere, sed firmare, ne point briser, mais renforcer. Comme le dit Itvero - à qui je souhaite par ailleurs la bienvenue ! - plutôt que de s'apitoyer, il est préférable d'agir : la gentillesse du médecin consiste-t-elle à s'affliger devant la souffrance de son patient au risque d'en perdre ses moyens ou bien à soigner la personne en n'hésitant pas à lui administrer des remèdes voire des opérations désagréables ou douloureuses qui le sauveront ?
N'importe qui préférera un médecin froid mais efficace à un médecin qui souffre avec ses patients à tel point qu'il ne peut plus rien faire de bon. Est-ce à dire que la véritable générosité - puisque c'est bien de cela qu'il s'agit (le "désir qui porte chacun de nous, en vertu des seuls commandements de la raison, à faire effort pour aider les autres hommes et se les attacher par les liens de l'amitié") - est indifférence à la souffrance ou à la joie d'autrui ? Ce serait oublier que la puissance essentielle de l'homme en tant qu'être de désir est le pouvoir d'être affecté. Et ce serait une grossière erreur que de croire que le philosophe spinoziste vise à n'être affecté par rien : il vise à être maître de ses affections et des affects qui s'en suivent, mais non à cultiver une morne indifférence à tout ce qui l'entoure. Pour ce faire, il cultive les affects actifs, ceux dont il est cause adéquate, la joie de comprendre essentiellement, ce qui est l'opposé de l'indifférence car comprendre, c'est s'intéresser à.
Ainsi, le médecin spinoziste bien qu'il ne cultive pas la pitié ne serait pas celui qui traite ses patients comme de simples choses inanimées ainsi que cela se voit dans certains hopitaux. Il est conscient de ce qu'il y a de commun entre lui et son patient, à commencer par le désir de vivre et il tire de là une joie qui lui suffit à se porter au secours de celui qui en a besoin [il ne refusera cependant pas les honoraires qui lui permettent d'exercer son talent

]. Car nuire à ce qui possède un grand nombre de propriétés communes avec soi-même, c'est se nuire à soi-même tandis que renforcer ce qui a ces propriétés, c'est se renforcer soi-même comme Serge a eu raison de le rappeler. De même que le vrai ne détruit pas ce qu'il y a de positif dans le faux (E4P1), l'affect actif ne détruit pas ce qu'il y a de positif dans l'affect passif. Ce qu'il y a de positif dans la pitié, la considération d'autrui en tant qu'être vivant, sensible et intelligent, la générosité l'a également. Mais ce qu'il y a de négatif, la tristesse, elle le nie : l'affirmation de soi est négation de la négation.
On voit ainsi Spinoza répondre avec une grande douceur à son ami Peter Balling qui se demande s'il n'a pas perçu l'âme de son enfant décédé l'appeler une nuit tandis qu'il répond de façon passablement ironique à Hugo Boxel au sujet de l'existence en général des spectres. Dans un cas, il faut calmer, consoler dans le sens de consolider ; dans l'autre, il faut choquer en prenant garde de ne pas blesser, de façon également à consolider ce qu'il y a de positif dans l'esprit de l'interlocuteur, à savoir les idées claires et distinctes, pour qu'elles prennent progressivement la place des rêveries obscures et confuses. Dans les deux cas, Spinoza est donc généreux : il n'est pas indifférent et agit de façon à renforcer ses semblables.
Est-il gentil ? La gentillesse est un peu à la générosité ce que la joliesse est à la beauté, la même chose en moins intense, en moins ferme. Comme la véritable générosité peut conduire à choquer celui qui se complaît dans une certaine faiblesse d'esprit et de coeur, elle peut passer pour un manque de gentillesse cette dernière étant une sorte d'image affaiblie de la générosité. Mais la générosité n'est pas non plus le culte de l'impassibilité devant la souffrance d'autrui comme on l'a vu, on ne prendra donc pas pour généreux celui qui se plaît à faire souffrir systématiquement autrui, sous prétexte que "cela le prépare à la vie" ou plus trivialement que "cela lui fait les pieds".
Enfin l'intérêt pour autrui que suppose la générosité n'est pour autant l'intéressement pour répondre à la remarque d'Infernus : "la vertu doit être désirée pour elle-même, et non pour autre chose, car il n'en est pas de préférable pour nous, ou de plus utile" (E4P18S). Traiter autrui comme simple moyen (pour parler comme Kant), ce n'est pas cela le véritable utile propre dont parle Spinoza. L'utile propre n'est pas le commencement de l'utile commun mais son fondement : ce n'est pas ce à quoi se réduit l'utile commun mais ce que cela suppose en l'englobant. L'utile commun n'est pas un moyen pour l'intérêt propre de se conserver mais fait partie, de façon immanente et non transitive, de l'utile propre. Si je rends service à mon voisin, ce n'est pas parce que j'espère qu'un jour il me rendra ce service - ce qui peut s'avérer bien souvent un espoir infondé - mais parce que mon intérêt est son intérêt et inversement. La "récompense" est immédiate, c'est la joie de renforcer ce qui est une autre façon d'être cela même que je suis, un (autre) homme, la vertu même. Point donc de "calcul" ici.
Il reste un point évoqué au départ par Fabien dont je n'ai pas parlé, c'est la question du droit à tuer des animaux sans se poser de question. Ce que Spinoza dit de cette question me semble plus que daté historiquement, comme le suggère Serge, cela me semble contradictoire avec la philosophie même de cet auteur. Mais j'en traiterai dans un prochain article.
Henrique