Messagepar sescho » 02 févr. 2004, 15:52
Il a très clairement été dit plus haut que pour Spinoza la Béatitude n’est pas le prix de la Vertu mais la Vertu elle-même. Si ce qu’on prend pour la Vertu est subordonné à quelque chose, c’est que ce n’est pas la Vertu ; mais c’est ce quelque chose, s’il n’est lui-même subordonné à rien. Par ailleurs, il est clair que la Vertu ne se résume pas à la seule sécurité, ou à la possession de biens matériels. La Générosité est une composante de la Vertu.
Je veux bien à la rigueur qu’on dise qu’il n’y a pas de Morale chez Spinoza, mais tout dépend de ce que l’on entend par « Morale », et, dans ce cas, il faut ajouter aussitôt qu’il y a une Éthique chez Spinoza.
C’est le cas si, par « Morale », on entend une « morale moralisante » (Paul Diel) c’est à dire qui considère peu ou prou : 1) Que le Bien est un diktat d’un Dieu législateur extérieur à l’Homme, forcément alors révélé par quelque autorité humaine (mais presque surhumaine, nécessairement) à qui l’on a accordé la distinction exceptionnelle de Prophète de Dieu (chose d’autant plus âprement défendue ensuite qu’elle est difficilement défendable en soi). 2) Que l’Homme est imparfait par nature. 3) Qu’il est absolument libre de choisir entre le Bien en question, et le Mal, son contraire. 4) Qu’il est donc coupable de choisir le Mal contre le Bien, et éventuellement a de ce fait une existence dont l’utilité de la poursuite se discute (par ceux qui ont, tout à leur honneur, choisi le Bien), etc.
Tout ceci – typiquement egotique, en passant – est effectivement entièrement contraire au Spinozisme. Encore que, sur le plan politique, Spinoza (voir le TP) n’a rien à envier à Machiavel : c’est un pragmatique qui ne prétend nullement emmener le vulgaire vers la béatitude ; son Éthique s’adresse aux doctes uniquement. Au contraire, il pose le fondement d’un système basé sur l’équilibre de pouvoirs (potentiellement antagonistes) où le goût du vulgaire pour l’argent et les honneurs, l’orgueil,… sont intégrés (amendes, représentation de tous les puissants, distribution de distinctions honorifiques, etc.) Dans ce cadre, il serait mal venu de mettre à mal ce qui contient par la contrainte psychologique les penchants du vulgaire, comme la morale moralisante… et c’est ce qu’il ne fait pas, et c’est aussi pourquoi – outre pour la conséquence liée qu’est l’interdiction des œuvres – Spinoza ne désire pas du tout que ses écrits – qui s’adressent (en latin) seulement aux libres penseurs les plus éminents, donc – soient traduits en langue vulgaire. Finalement, ceux qui détiennent le pouvoir usent, comme composantes de ce pouvoir même, des moyens qu’ils jugent appropriés à leurs fins ; par exemple : la morale moralisante pour qui ne sait pas se bien guider « par soi. »
Mais il y a une Éthique chez Spinoza (sinon, pourquoi ce titre ?), et donc un Bien / Mal. La question qui se pose en somme – comme elle se posait déjà dans la tradition stoïcienne avec le fatum, le Destin, et se pose dans la tradition bouddhique avec le karma – est la suivante : comment le Bien et le Mal peuvent-ils se concilier avec le déterminisme naturel (ou Divin, selon Spinoza) ?
On peut déjà refondre ce qui fait la description de la morale moralisante plus haut : 1) Le Bien est un ressenti intérieur, puissance et joie suprême, expression immanente d’une loi de « Dieu – la Nature » ; le Mal son contraire est une souffrance, une tristesse, une impuissance,... expression de la même loi. Les hommes les plus exceptionnels ont perçu cette loi aux degrés les plus élevés et certains en ont parlé (comme de la « perfection divine », ce qui, en un certain sens, relatif, se défend). 2) Le libre arbitre n’existe pas et tout ce qui se produit se produit suivant les lois immanentes de « Dieu – la Nature. » Tout homme est parfait si l’on s’en tient à ce que tout ce qui existe est dans la Nature et que celle-ci s’impose de fait, sans qu’aucune imperfection ne puisse lui être imputée. S’agissant du Bien, il est dans la Nature que l’homme en soit plus ou moins « privé », mais ce n’est pas à proprement parler une imperfection, car le fait est le fait et le Bien (pris ici en tant qu’état et non, comme Spinoza, en tant que progrès vers cet état) se réfère, lui, à un état limite, certes expression d’une loi réelle, mais non réalisé en l’occurrence. 3) La culpabilité n’est autre que le ressenti intérieur qu’est le Mal lui-même ; la sanction du Mal est donc le Mal lui-même et est immanente (indépendamment de l’application des lois humaines, dont les conséquences peuvent se surajouter). Voir Paul Diel. 4) Il est impossible, du fait que le Bien est son bien propre, qu’un individu choisisse le mal en connaissance de cause ; en fait, il ne choisit rien qui ne soit préalablement dans sa nature et découlant imprescriptiblement des lois de cette nature.
Pour percevoir ce qu’est le Bien, il est utile de faire le parallèle avec la maladie : on considère que le malade est dans un état en quelque sorte « anormal » parce que l’on se réfère à la règle et au potentiel qu’il a d’être en bonne santé, mais de facto il est un être dans son état… de facto… Pour autant, la notion de « maladie, donc anormale » n’en laisse pas d’être utile, puisqu’elle pousse à l’action en vue de la guérison, et que celle-ci en découle effectivement régulièrement. Pour le moins, disons que « maladie » laisse entrevoir le plus souvent « guérison ». Corrélativement, « être en bonne santé » garde pour le malade une valeur même si ce n’est pas son état de fait. C’est la même chose pour le Bien, qui n’est autre que « la bonne santé de l’Âme » : lorsque l’on a compris ce qu’est la santé psychique – qu’on appelle « Bien » – on considère qu’il s’agit de l’état souhaitable, les autres états étant des états « maladifs ». Bien sûr, le parallèle a des limites car, autant il est assez fréquent de se sentir malade du corps quand on l’est, autant la maladie de l’Âme, affectant la capacité de jugement même, n’est pas souvent ressentie comme telle mais au contraire fréquemment – puisque l’orgueil en est la principale composante – comme le summum de la réalisation de soi : l’erreur est auto-conservative et le malade « défend sa maladie » (tout en en ressentant la douleur – la culpabilité –, mais il en rend responsable les autres). Malgré ses limites néanmoins, le parallèle fait sens : en deçà d’un certain niveau d’aveuglement, on comprend qu’il est un état psychique très supérieur à l’état standard, qu’il faut travailler sur soi pour y tendre, que les comportements des autres comme de soi-même sont l’expression irréductible de lois de la Nature, que l’accusation n’y a donc pas de place, … et que tout cela est de sa propre responsabilité. Comme on ne peut progresser qu’à sa propre marge, les moyens employés sont à proportion : tel concept qui a servi apparaît bientôt comme dénué de sens, mais entre-temps il a fait son office. La vraie nature du Bien, de même, se découvre peu à peu.
On peut, malgré tout, demander : « si tout se passe suivant les lois de la Nature, suivant le Destin (non la Prédestination), à quoi sert-il de se démener. » À la réflexion, voilà une objection qui peine à être justifiée et qui montre que l’on a pas renoncé au libre-arbitre, que l’on associe toujours volonté (pris ici dans le sens d’ « intention » et non, comme Spinoza, d’ « affirmation ») et libre-arbitre dans une « libre volonté » qui n’existe pas, sans admettre qu’il puisse y avoir une « volonté liée », mais « volonté active » tout de même. En effet, pourquoi les lois de la Nature ne permettraient-elles pas l’évolution ? Si je me dis que je peux / dois améliorer quelque chose et que j’agis un tant soit peu dans la bonne direction, il y a effectivement amélioration, tandis que si je baisse les bras, il n’y en aura pas. Le karma joue dans les deux sens : si je suis aveuglé, je tends à m’enfoncer dans le Mal ; si je vois quelque lueur assez sûre, je progresse autant que mes forces le permettent vers le Bien ; et l’un comme l’autre se font nécessairement en vertu des lois imprescriptibles de la Nature. On peut demander encore : « comment est-il possible de progresser si l’on est entièrement dominé par son état du moment ? ». La chose la plus importante est de constater que le processus conduit effectivement à l’amélioration, ce qui est le cas ; le pourquoi ? est secondaire. Comme dit en substance Spinoza : je ne sais pas de quel moyen se sert Dieu pour nous conduire à la Béatitude (mais il le fait…). On peut supposer que des mémorisations (à effet retardé) combinées à des stimulations extérieures (plus ou moins recherchées) débloquent la vision de quelque vérité, et que celle-ci s’installe alors par sa force propre, et ainsi de suite. Mais encore une fois, il n’est pas indispensable de le savoir…
Il y a une Éthique et donc un Bien et un Mal chez Spinoza, mais ces notions ne caractérisent pas un état de fait en soi, mais relativement à des états abstraits qui sont une traduction de lois réelles.
Amicalement
Serge
Connais-toi toi-même.